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11/09/2024

Débat Harris-Trump : en direct, l’Amérique de l’avenir face à celle du passé ?

Débat Harris-Trump : en direct, l’Amérique de l’avenir face à celle du passé ?
 François Godement
Auteur
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Asie et États-Unis

Après le premier débat entre deux candidats, Kamala Harris et Donald Trump, qui ne s’étaient encore jamais trouvés l’un en présence de l’autre, mardi 10 septembre, les perspectives sont-elles plus nettes ? À défaut d'axes programmatiques très précis, quels sont les éléments utilisés pour capter le vote des électeurs dans un paysage ultra-polarisé ? Que nous révèle la posture des candidats ? Analyse d’un face-à-face dans une campagne électorale pleine d’à-coups et de revirements. Une conclusion - provisoire, s'impose néanmoins : l’Europe, l’UE et d’ailleurs aussi les alliés du Pacifique ne sont mentionnés dans le débat que pour “payer” en échange de leur sécurité, pour Donald Trump, et par Harris en tant qu’alliés dans l’OTAN.

Les programmes dos-à-dos de candidats au coude-à-coude

Ce débat, si difficile à organiser, fut un match nul, et cela signifie qu’il fut à l’avantage de Kamala Harris : c’était elle la prétendante, dans un format où Donald Trump, quoiqu’on en pense, est un vétéran aguerri. Des commentateurs républicains ne s’y trompent pas, regrettant que Trump ne soit pas allé plus en détails sur les points de force républicains, ou mettant en cause la partialité des arbitres du débat. Ceux-ci ont effectivement bien plus souvent accroché Donald Trump que Kamala Harris, mais il est vrai aussi que les affirmations les plus outrancières venaient de lui, tandis que Harris péchait plutôt par omission dans certaines réponses, ou par exagération ("j’ai rallié 15 pays de l’OTAN à la défense de l’Ukraine") quand elle rappelait son déplacement en Ukraine trois jours avant le début de l’invasion.

Ce débat, si difficile à organiser, fut un match nul, et cela signifie qu’il fut à l’avantage de Kamala Harris : c’était elle la prétendante, dans un format où Donald Trump, quoiqu’on en pense, est un vétéran aguerri.

Au-delà de discours symétriques dans leur antagonisme - une Amérique qui va à vau-l’eau contre l’élan vers l’avenir - les positionnements ciblaient des publics très différents, illustrant la division de la société américaine. Trump est revenu de façon obsessionnelle sur la criminalité issue de l’immigration, mais aussi sur les droits de douane contre la Chine (et d’autres pays exploitant l’ouverture américaine…) pour protéger l’emploi, sur le gouvernement fédéral qui voulait imposer l’avortement sans limite, sur la faiblesse dont l’Amérique serait coupable face à ses adversaires (et ses partenaires), sur la fracturation hydraulique pour extraire du gaz, et plus brièvement sur le droit à l’assurance médicale privée et au port d’armes.

Rappelons-le, sauf sur l’avortement, ce sont autant de thèmes à propos desquels une majorité d’Américains penche du côté républicain. Donald Trump a aussi prédit une troisième guerre mondiale à deux reprises, y associant une fois l’emploi d’armes nucléaires.

Jamais aussi véhémente que Donald Trump, Kamala Harris est inlassablement revenue sur le droit à l’avortement et s’est défendue sur les autres thèmes avec des positions centristes, admettant implicitement avoir changé d’avis dans certains cas. Ce recentrage est allé jusqu’à révéler que Tim Walz et elle détiennent personnellement des armes à feu - une situation inconcevable en Europe et qui rappelle la difficulté extrême de limiter ce droit. Elle a aussi défendu la fracturation hydraulique, citant explicitement la Pennsylvanie où le débat se déroulait, un des États charnières pour le vote du 5 novembre prochain. Sa promesse sur les small businesses est un rappel de l’Amérique entrepreneuriale, ciblant évidemment en contrepoint le big business, les cadeaux fiscaux de Donald Trump et son statut d’héritier.

Promouvoir l’Amérique moyenne

Mais l’image qu’elle projetait était ailleurs : dans un discours d’unité et de confiance en l’avenir et en un renouvellement des dirigeants politiques ("vous n’êtes pas en débat avec Joe Biden"), mettant fin à la vision constamment pessimiste et même apocalyptique propagée par Trump et ses alliés. En guise de programme, elle a cité un petit nombre de promesses précises de campagne, qui sont toutes des engagements fiscaux : 50 000 $ (environ 45 000 €) pour les créateurs d’entreprise, 6 000 $ (environ 5 400 €) pour les couples fondant une famille, 25 000 $ (environ 23 000 €) pour les primo-accédants à la propriété (à quoi elle a ajouté les fonds pour 3 millions de constructions nouvelles). Du concret, du ciblé, mais qui bien sûr élude les grandes questions de programme. En quoi elle n’était pas la seule, puisque Donald Trump a balayé d’un revers de la main le "Projet 2025" de la Heritage Foundation, expliquant qu’il ne l’avait même pas lu.

À lui seul, le type de discours de Kamala Harris se situe dans une tradition américaine merveilleusement incarnée par Tim Walz, symbole d’une Amérique moyenne à tous les sens du terme. Est-ce suffisant ? Ce n’est pas sûr. Et citer "Goldman Sachs, la Wharton School et seize prix Nobel" en défense de l’administration Biden ne résonne pas forcément avec l’Amérique périphérique qui conspue les élites.

L’image qu’elle projetait était ailleurs : dans un discours d’unité et de confiance en l’avenir et en un renouvellement des dirigeants politiques.

Jeux de postures

Mais Kamala Harris a excellé dans une autre dimension, celle de l’attaque, le registre habituel de Trump qui cette fois-ci devait au contraire se modérer (et contrer celles de son adversaire). La démocrate n’avait pas pu utiliser cette tactique lors des primaires de 2020 où elle avait retenu ses critiques contre le président Biden. Et s’il est vrai que dans un tel débat, devant des dizaines de millions de personnes, le vainqueur se juge d’après les expressions et les saillies autant et plus que sur le contenu rationnel, elle a pris l’avantage, même si ce n’est pas autant que son camp ne l’affirme.

Imploré par ses conseillers d’oublier les digressions et les attaques venimeuses, Trump est apparu fermé, crispé, tendu pendant le premier tiers - avant de se rappeler de sourire et d’ouvrir entièrement les yeux. Joyeuse, moqueuse, Kamala Harris a réussi à le piéger assez vite en questionnant la participation à ses meetings de campagne. Cela a amené l’affirmation selon laquelle les immigrants "mangeaient les chiens et les chats des résidents" dans un comté de l’Ohio, un fait "vu à la télévision" par Donald Trump. Malgré les mises en garde, Donald Trump a ainsi révélé son côté "bizarre" (weird) que Tim Walz a été le premier à mettre en valeur. Et Kamala Harris a poursuivi ses attaques sur de nombreux terrains - judiciaire bien sûr, en rappelant ses inculpations, et bien au-delà : le mépris pour les militaires, la vanité, une tentative de négociation avec les Talibans afghans, les "lettres d’amour à Kim Jong-il", le mensonge en général.

Mais Donald Trump s’est aussi repris, et a par ailleurs fait des efforts pour paraître neutre sur le droit à l’avortement - enfourchant simplement l’anti-fédéralisme, et accusant les Démocrates de soutenir l’avortement "jusqu’au neuvième mois et même au-delà", déclarant "ne pas en avoir parlé" avec J.D. Vance, son colistier plus extrême. Il a aussi déclaré vouloir conserver, "en attendant mieux", l’Obamacare.

La politique étrangère : affrontement en extérieur

Enfin, la politique étrangère a été plus présente que certains commentaires ne le suggèrent. La Chine est en tête des préoccupations apparentes de Donald Trump, par le biais de la promesse de l'augmentation générale de 20% de droits de douane, qui cible en particulier les importations chinoises, et lorsqu'il a évoqué le renouveau de l’emploi. Assez astucieusement, il a demandé pourquoi, si l’administration Biden n’y croyait pas, elle avait conservé les premiers droits additionnels légués par Trump en 2020… Les mentions de la faiblesse attribuée à Biden étaient omniprésentes - y compris vis-à-vis des alliés que Donald Trump se déclare entièrement capable de "faire payer" leur part.

Les mentions de la faiblesse attribuée à Biden étaient omniprésentes y compris vis-à-vis des alliés que Donald Trump se déclare entièrement capable de "faire payer" leur part.

Sur l’Ukraine comme sur Gaza-Israël, le contraste était évident. Kamala Harris a pu dire que "si Trump avait été président, Poutine serait installé à Kiev". Elle a aussi réussi à atteindre les Polono-Américains (850 000 pour la seule Pennsylvanie), très généralement conservateurs mais évidemment sensibles au danger incarné par Vladimir Poutine. Dans les deux cas - Ukraine comme Gaza - Donald Trump s’est présenté comme partisan de la paix immédiate, réitérant sa promesse d’y parvenir… avant même la prise de fonction en janvier 2025.

Les deux candidats se sont accusés de susciter l’ironie ou le mépris à travers le monde. Ni l’Europe (sans parler de l’Union européenne) ni les partenaires asiatiques n'ont été mentionnés. Kamala Harris n'a évoqué aucun partenaire des États-Unis, sauf la Pologne, et Donald Trump s'est contenté d'invoquer le soutien de Viktor Orbán. Il est vrai aussi qu'aucun des deux modérateurs d’ABC n’a interrogé les candidat sur les relations transatlantiques.

Une certaine idée de l’Amérique : la question des valeurs

C’est dans les propos conclusifs que le contraste a été le plus évident. Finie, l’agressivité de Kamala Harris. Balayé, l’effort de modération de Donald Trump sur certains sujets. Ce dernier a accusé Kamala Harris de tous les péchés, depuis l'abandon d'armes américaines aux Talibans jusqu’à l’arrivée de millions d’immigrants en passant par l’interdiction de la fracturation hydraulique, sans un mot sur ses propres intentions. Kamala Harris a tout centré sur "les rêves et les ambitions" des Américains, sur le soutien aux armées et à la défense, sur le droit des femmes à disposer de leur propre corps, sur son propre rôle, comme ancienne procureure, de "servante du peuple".

La course est loin d’être finie. Après une spectaculaire montée initiale, Kamala Harris ne dépasse plus le coude-à-coude avec Trump dans les sondages. Elle a dissipé les doutes dans son propre camp sur ses qualités de débat, au prix d’un certain brouillard programmatique. Ce brouillard est plus encore celui de Donald Trump, dont la quasi-totalité du discours cible le passé et promet un redressement sans en évoquer les pistes. L’une croit, comme tant d’analystes, que les élections américaines se jouent au centre, et même sur des fractions infimes de l’électorat susceptibles de basculer d’un vote à l’autre. Ses promesses sont ciblées, son appel à une minorité d’électeurs d’origine polonaise en Pennsylvanie est éloquent, et l’insistance sur le droit à l’avortement, même s’il procède de valeurs plus larges, est aussi un appel aux indécis, tout comme le choix de révéler la possession d’une arme à feu. L’autre reste convaincu que l’approche par le radicalisme, l’invective et la coalition des mécontentements est sa meilleure carte.

À ce point de la campagne, il faut se demander si l’élection se jouera en fonction d’une politique aux tripes ou d’une certaine idée plus optimiste de l’Amérique et de ses valeurs. C’est sur cela, et sur le choix entre un centrisme démocratique et une démarche plus extrême, que se jouera le résultat final.

L’élection se jouera en fonction d’une politique aux tripes ou d’une certaine idée plus optimiste de l’Amérique et de ses valeurs.

Copyright image : Saul LOEB / AFP

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