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16/01/2024

Surmonter l’obsession Trump

Surmonter l’obsession Trump
 François Godement
Auteur
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Asie et États-Unis

Le coup d’envoi des élections américaines ce lundi dans l’Iowa, avec l’ouverture des primaires républicaines et la victoire de Trump à ce premier caucus, inaugure officiellement une campagne qui semblait avoir commencé de longue date tant elle mobilisait déjà aux États-Unis et dans le monde entier. Alors que les commentateurs n’ont de cesse de souligner l’avance de Donald Trump sur ses adversaires Ron DeSantis et Nikki Haley, ce ne serait pourtant pas faire preuve d’irénisme que d’inviter les Européens à modérer leur "obsession Trump" et à ne pas être les dupes de l’inénarrable confiance en lui d’un homme d’affaires qui fait fi un peu trop vite, peut-être, de forces politiques de fond. Il ne sera pas aussi facile à Donald Trump qu’il le pense de sauter les marches deux à deux pour, du 45e président de la République, devenir le 47e. Dans ce contexte, comment les Européens peuvent-ils prendre en compte la force d’attraction des idées trumpistes sur tout le spectre politique et adopter une position d’équilibre efficace ? Analyse, en faveur de la prise de recul, par François Godement.

La préoccupation, affichée ou plus souvent discrète, des Européens est aujourd’hui d’élaborer des scénarios en prévision d’une seconde présidence Trump. En une année électorale majeure à travers le monde - de l’Inde et Taïwan aux États-Unis et à l’Union européenne - seuls les États autoritaires semblent échapper à cette obsession, et guettent avec gourmandise les signes d’une division et d’un affaiblissement des démocraties.
 
Il ne faut pas dénier qu’une victoire de Donald Trump est possible. Jusqu’ici, la grande majorité du Parti républicain n’a pas osé le dénoncer, tant la leçon des élections de mi-mandat de 2022 avait été dure pour les candidats critiques tels que Liz Cheney au sein de ce camp. Le socle de popularité de l’ex-président n’est jamais tombé en-dessous d’un tiers de l’électorat américain dans les sondages. Trump est en tête du camp républicain dans ces mêmes sondages, et fait jeu égal ou prend un léger avantage sur le président Biden. La vieille loi qui veut que la conjoncture économique détermine en dernier lieu le vote des électeurs ne se manifeste pas en faveur de Joe Biden. Celui-ci ne bénéficie pas pour l’instant de la réussite de sa politique en faveur des classes moyennes, de la baisse du chômage, de la hausse des salaires, de l’envol sans équivalent de la productivité - et d’une croissance supérieure à celle de l’ancien dragon chinois, avec en plus un dollar au plus haut.

Rien n’est joué pour autant, et bien des analyses semblent confondre la droitisation de l’opinion américaine, ses pulsions concernant l’immigration, la sécurité intérieure, la préférence pour une politique extérieure fondée sur les seuls intérêts américains et perçus comme tels (par opposition aux constructions de l’internationalisme libéral) avec un mandat automatique pour Trump. Et ce dernier, avec un mélange toxique de mensonges, de menaces et d’insultes, met en scène sa propre dérive psychologique depuis la défaite de 2020 en en faisant une arme de combat sur les médias sociaux et dans des meetings tantôt hallucinés, tantôt d’amuseur public aux dépens de ses adversaires.

Un second mandat de Trump serait un défi pour la démocratie américaine.

On ne le répétera jamais assez, un second mandat de Trump serait un défi pour la démocratie américaine, à commencer par l’équilibre des pouvoirs, et pour l’ordre international (libéral ou non…) créé en 1945 et conforté en 1989. Bien des Républicains le savent parfaitement, mais préfèrent souvent rester dans le déni ou le silence, en particulier face à la vindicte autoritaire qui annonce par avance le châtiment des "traîtres".

Ils savent aussi que l’essor des médias sociaux, le déclin d’une culture politique commune réduite au drapeau, les excès symétriques d’une génération endoctrinée par le wokisme ont entraîné une défiance généralisée à l’égard des élites, quelles qu’elles soient. En 1939, le cinéaste Frank Capra faisait monter à Washington un sénateur naïf pour "assainir le marigot" (drain the swamp). Aujourd’hui, c’est un homme semblant parfois psychologiquement dérangé qui prend son essor sur la vindicte populiste. Les fameux "adults in the room" qui avaient façonné en-dessous ou en dépit du président Trump une politique plus cohérente sont aujourd'hui sa première cible, en tant que "traîtres" potentiels.

Et pourtant, les obstacles sont nombreux. Trump fait face à quatre inculpations (principalement pour des motifs de fraude financière, de détournement de documents classifiés, de conspiration pour renverser les résultats de l’élection présidentielle de 2020 au niveau fédéral et dans l’État de Géorgie), deux disqualifications aux élections primaires à ce séjour (Colorado et Maine), et aux rumeurs qui se précisent autour du scandale Epstein. Pratiquer une contre-escalade en se présentant tantôt en victime, tantôt sous les dehors de Dieu lui-même est une tactique médiatique qui joue pour l’instant en sa faveur : les processus judiciaires sont longs et tortueux, incompréhensibles aux yeux du grand public, en particulier sur les questions d’immunité présidentielle et de disqualification en raison d’inculpations pour l’instant sans condamnation. Le temps joue, et plus les échéances judiciaires, y compris les recours, tardent, plus Trump s’approche de la dernière marche.

Mais il ne faut pas sous-estimer l’indépendance judiciaire américaine. Même la Cour suprême où Trump a eu la chance de nommer trois juges lui a parfois donné tort dans des verdicts moins retentissants, notamment concernant l’immunité présidentielle en 2020. Une cour d’appel fédérale est en train de mettre à mal l’argument selon lequel, alors président en exercice, Trump ne pouvait être inculpé pour le crime de subversion des résultats électoraux. Nous ne sommes pas là sur des débats sociétaux tels que l’intégration, la diversité ou l’avortement, mais sur le fondement même de l’équilibre des pouvoirs qui soutient la Constitution américaine. Une seule des décisions à venir, si elle est finale, peut faire trébucher Trump.

Quant à l’opinion américaine, si elle s’est résignée au mensonge dans la classe politique et si elle est vulnérable au complotisme, elle est aussi sensible aux verdicts judiciaires et aux risques de chaos. Hypothèse de politique fiction il y a quelques années, le spectre de la guerre civile est bien là - attisée chaque jour par Trump lui-même qui défie ouvertement la justice et parle "d’exécuter" le Chef d’état-major de l’armée américaine. Tout le défi des think tanks qui préparent ouvertement le programme (en particulier le Project 2025 d’Heritage) et les recrutements en prévision d’une administration Trump, est de dompter par avance un président en réalité indomptable, tout en garantissant la loyauté et en énonçant son programme. Avec une certaine joie perverse, Paul Krugman a bien décrit la contradiction, en expliquant que le peuple de Trump sait que seul celui-ci est authentiquement populiste là où ses rivaux sont des conservateurs droitiers, autrement dit des "hypocrites".

Quant à l’opinion américaine, elle est aussi sensible aux verdicts judiciaires et aux risques de chaos

À l’inverse, il existe un espace pour des ralliements de raison à l’un ou l’autre des candidats plus modérés qui peuvent apparaître. Joe Biden lui-même a reconnu qu’il n’était certain d’être candidat, en dépit de son âge, que pour barrer la route à Donald Trump au nom de la démocratie. Une surprise lors de la désignation de son colistier pour la vice-présidence est-elle à exclure ? Kamala Harris, un atout pour le vote de l’aile gauche du parti démocrate, sera un fardeau pour la campagne nationale. Un autre Californien, le gouverneur Gavin Newsom, ferait un coéquipier bien plus attractif en termes de risques pesant sur la santé future du président. Il symbolise la confiance dans l’économie américaine et dans l’avenir. Du côté républicain, Donald Trump pourrait certes conforter sa position en choisissant un co-listier Latino. DeSantis semble s’être épuisé à suivre la radicalité de Trump sans égaler son magnétisme sur les foules. Nikki Haley, au départ inexistante en termes de politique intérieure, monte dans les sondages. Conservatrice et même faucon sur la sécurité extérieure, c’est aussi une enfant d’immigrés indiens qui peut rassurer au moins certaines minorités - et une femme, ce qui compte plus dans le débat national depuis la décision Roe v. Wade sur l’avortement.

Il n’est donc pas acquis que l’Europe doive se préparer à une politique du pire.

Il n’est donc pas acquis que l’Europe doive se préparer à une politique du pire. Trop de souverainistes et d’adversaires idéologiques des États-Unis, ou de chantres d’une indépendance européenne pour l’instant illusoire dans les faits, semblent presque anticiper cette situation pour avancer leurs propres idées. Par contre, il est bien réel qu’il existe un socle programmatique majoritaire aux États-Unis, auquel les Démocrates eux-mêmes doivent faire des concessions implicites. 

Après tout, l’Inflation Reduction Act (IRA) et ses subventions pour produire aux États-Unis ne sont-ils pas une amplification du Made in America pour les biens publics, et un pas vers la nostalgie éternelle de la Great America du MAGA ? L’administration Biden fait aujourd’hui des annonces publiques concernant la construction du mur de séparation avec le Mexique : sous Obama, on avait construit de larges sections du mur, mais sans publicité.

Quoique la politique chinoise de l’administration Biden fasse une place aux tentatives de dialogue avec Pékin, elle poursuit le tournant amorcé par ses prédécesseurs : dans tous les cas de figure, un choix européen verbal "d’équilibre" entre la Chine et les États-Unis mettrait l’Europe en difficulté sur ses propres dossiers stratégiques régionaux. Et ce ne sont pas Trump et ses soutiens évangélistes qui vont diminuer le soutien à Israël - même si l’ insensibilité aux droits de l’homme chez leurs partenaires les place en meilleure position pour peser sur l’Arabie Saoudite et les États du Golfe.

Comme pour bien des élections intérieures européennes, la droitisation de l’opinion américaine - accentuée par les chocs et les défis extérieurs qui laissent peu de place à l’idéalisme - est un fait. On peut espérer la limiter ou l’enrayer, mais il est bien téméraire de la contrer de front, surtout quand il existe, certes de façon moins menaçante, une certaine symétrie avec le wokisme à l’américaine ou la dérive anti-système d’une gauche tout aussi radicale. Nous aurions beaucoup de mal à coexister avec Donald Trump. Mais ni Eisenhower, ni Nixon, ni Reagan ou Bush n’étaient des libéraux. C’est dans l’espace des solutions qui subsistent qu’il faut chercher le fil des positions européennes de demain.

Comme pour bien des élections intérieures européennes, la droitisation de l’opinion américaine est un fait.

Copyright image : SPENCER PLATT / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / Getty Images via AFP

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