AccueilExpressions par Montaigne[Trump II] - Cultiver la bascule : dans l'Amérique des Swing statesL'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.31/10/2024[Trump II] - Cultiver la bascule : dans l'Amérique des Swing states Coopérations internationalesImprimerPARTAGERAuteur Raphaël Tavanti-Geuzimian Chargé de projets - Économie Présidentielle américaine : Trump II7 États, les Swing States, feront pencher le scrutin d'un côté ou de l'autre mardi prochain. Pennsylvanie, Caroline du Nord, Géorgie, Michigan, Arizona, Wisconsin et Nevada : comment comprendre la disproportion entre des États qui représentent 16 % du PIB mais mobilisent 75 % du temps de campagne des candidats ? En quoi le Michigan est-il emblématique du poids des Swing States ? Éducation, environnement, pourquoi des thèmes qui eussent dû être cruciaux pour une grande démocratie telle que les États-Unis sont absents de la campagne ? En revenant sur les mesures économiques de Joe Biden et sur les propositions des candidats Biden et Harris, Raphaël Tavanti-Geuzimian dresse le tableau d'une vie politique outre-Atlantique perturbée.À quelques jours du scrutin, l’incertitude qui pèse sur le résultat des élections américaines n’a jamais été aussi grande. Le résultat final d’une élection dit certes beaucoup d’un pays, mais la façon dont est conduite la campagne peut-être encore davantage. Les thématiques mobilisées, les discours politiques qui l’ont jalonnée donnent en général une vision assez précise des enjeux identifiés comme les plus importants par la population. Aux États-Unis, plus qu’ailleurs, ce sont les sujets économiques qui dictent le plus souvent les termes du débat, et décident de l’issue de l’élection.La campagne s’est en l’occurrence peu arrêtée sur le fond, privilégiant une rhétorique brutale et agressive, aux dépens des formes traditionnelles du débat, déjà bien bousculées depuis 2016. Il est donc complexe d’identifier une colonne vertébrale idéologique chez les candidats, en particulier en matière économique. On constate surtout à quel point les propositions s’intriquent avec la volatilité et l’incertitude politique qui caractérisent ces élections. Les deux candidats semblent naviguer dans un paysage politique fractal. La polarisation du pays se reflète aux grandes comme aux plus petites échelles. Les prises de position fluctuantes, opportunistes, et parfois contradictoires, révèlent en réalité des schémas récurrents d’adaptation à un seul objectif clé : faire basculer les électeurs des Swing States. Si l’économie joue un rôle central dans cet effort de tous les instants, l’équation pourrait se révéler plus complexe.Vie et mort de la campagne fédéraleEn vertu du système des grands électeurs, on considère par usage que l’élection est jouée d’avance pour une grande partie des États, car l’ancrage d’un côté comme de l’autre de l’échiquier politique est trop solide, et peu susceptible d’être démenti le jour du vote. Un Swing State est un État qui n’est pas nettement affilié à l’un des deux partis. Il peut basculer d’un côté comme de l’autre, et donc décider de l’issue de l’élection. Pour l’élection 2024, ils sont au nombre de sept : Pennsylvanie, Caroline du Nord, Géorgie, Michigan, Arizona, Wisconsin et Nevada. Chacun de ces territoires est empreint de dynamiques économiques qui lui sont propres, et avec elles, d’attentes électorales qui peuvent parfois diverger.Rapportés à la taille de l’économie américaine, les Swing States ne représentent que 16,1 % du PIB américain, pour une part de la population totale à peu près similaire. Pour autant, ils ont mobilisé près de 75% du temps de campagne des candidats, une proportion qui ne fait qu’augmenter à mesure que l’on s’approche de l’échéance, et qui n’a impliqué que 10 % des électeurs inscrits. Ce qui est intéressant, c’est de replacer l’importance de ces États à l’aune de l’histoire politique des États-Unis. Il n’y a pas si longtemps, les Swing States étaient autrement plus nombreux, proches de la quinzaine si l’on s’en réfère aux années 80 voire même aux années 2000.Rapportés à la taille de l’économie américaine, les Swing States ne représentent que 16,1 % du PIB américain, pour une part de la population totale à peu près similaire. Pour autant, ils ont mobilisé près de 75% du temps de campagne des candidatsLà où la distorsion de ce système devient intéressante, c’est lorsqu’elle vient sculpter les programmes sur le fond, pour mieux venir épouser les enjeux territoriaux et faire basculer le vote.Les électeurs américains apprécient qu’on porte de l’attention aux équipes sportives de leur État, mais aiment surtout qu’on le fasse à l’endroit de leur portefeuille. Il s’agit d’abord et avant tout d’apporter des réponses aux enjeux qui préoccupent ses habitants. Référence désormais obligatoire de toute dissertation sur le système politique américain, la formule, It’s the economy, stupid, lancée en 1992 par le stratège démocrate James Carville durant la campagne de Bill Clinton, résumait à elle seule la prévalence de l’économie sur tout autre sujet au cours des élections.En prenant du recul, on constate à quel point la politique au niveau national peut se voir influencer par certains enjeux locaux propres aux Swing States. À supposer que la Californie fût l’un d’eux, on peut imaginer deux candidats rivalisant de propositions plus favorables les unes que les autres aux intérêts du secteur de la Tech, intimement lié au Golden State. Il n’en est rien. L’État est si solidement ancré du côté démocrate que l’on ne se donne guère la peine de le visiter, même si Donald Trump y a fait un arrêt notable en octobre. Il s’est épanché sur les faillites de l’État, comme pour mieux illustrer la ruine hypothétique qui découlerait d’une présidence Harris. Originaire d’Oakland, la candidate démocrate est en effet une figure politique et judiciaire de la région de la Baie de San Francisco, dont les difficultés en matière de sans-abrisme et le contraste entre les niveaux de richesse de la population servent régulièrement d’alibi aux discours conservateurs soucieux de mettre en cause la conduite démocrate des affaires.Cette cristallisation de l’élection sur quelques États pendant que les autres apparaissent ingagnables illustre en creux la polarisation de la vie politique américaine, où la campagne est davantage une affaire de camp et d’identité qu’une affaire de programmes. Elle conduit d’abord à cet écueil numérique que l’on a décrit plus haut, dans lequel une poignée de territoires dictent la conduite de la campagne. Résultat, l’importance disproportionnée de ces quelques États, voire de quelques cantons, a fait voler en éclat une partie de la cohérence programmatique, et a vu les candidats faire des volte-face sur de très nombreuses thématiques. Si l’on pardonne souvent à Donald Trump ses inconstances, Kamala Harris a particulièrement souffert de ces critiques.Swing States First : Joe Biden au chevet des bassins industrielsLe cas du Michigan, justement, mérite que l’on s’y arrête. Emblématique de la Rust Belt, le Michigan s’est construit sur la montée en puissance de l’appareil industriel américain dans les années 30, avant de connaître un âge d’or quelques décennies plus tard.À partir des années 80, une conjonction néfaste, dans le contexte de l’ouverture progressive des marchés mondiaux et d’un sous-investissement industriel, abîme ses industries, en particulier celle de l’automobile, dont le Michigan est ultra-dépendant. L’État du Midwest assiste alors à une hausse brutale de ses taux de chômage et de pauvreté, tandis que certains de ses centres urbains se vident, à commencer par Détroit. Cette tendance a conduit le territoire à la déshérence, peu aidé du reste par une gestion publique calamiteuse. Détroit s’est progressivement muée en symbole du déclin américain. La ville semble alors à l’image d’une Amérique insuffisamment outillée pour le nouveau monde, et dont l’influence était amenée à régresser. Le rêve américain, le contrat social émancipateur qui lie tous les citoyens du pays, expliquant parfois la dureté de son modèle économique, n’a plus cours.L’économie du Michigan se remodèle tant bien que mal. Les emplois qualifiés à forte valeur ajoutée laissent la place à une économie de faibles revenus. D’importantes communautés du Michigan, historiquement l’un des cœurs ouvriers et donc identitaires de l’Amérique, se retrouvent précarisées. En 2017, les salaires et les avantages sociaux payés par les employeurs au Michigan par habitant s’établissaient à 14 % en dessous de la moyenne nationale, alors qu’ils étaient de 1 % supérieurs en l’an 2000. En 2017, une étude de la Michigan Association of United Ways révèle qu’environ 43 % des ménages du Michigan ne sont plus en mesure de subvenir à leurs besoins essentiels, tels que le logement, la garde d'enfants, la nourriture, le transport, les soins de santé, les factures téléphoniques et les impôts.Le constat s’insinue peu à peu parmi les populations précarisées : le déclin du Michigan répond à une tendance de fond, que ni les programmes de l’État ni la couleur des administrations à Washington ne parviennent à inverser. À la surprise générale, le Michigan bascule côté Trump en 2016, sous l’effet d’un vote massif des cols bleus en sa faveur, et d’un taux de participation historiquement faible pour une telle échéance. Ce renversement ouvre une brèche dans le Blue Wall, désignation informelle d’un groupe de 18 États, considérés comme solidement démocrates depuis les années 1990. Ainsi, la vague Trump emporte avec elle le Wisconsin et la Pennsylvanie, deux Swing States que l’on retrouve aujourd’hui.Cette leçon, Joe Biden, qui est lui-même originaire de Pennsylvanie, l’a bien comprise. Sa campagne de 2020, puis son mandat, donnent à voir une politique industrielle dont la logique socio-politique est de raccrocher les populations désœuvrées des territoires industriels au nouveau grand récit américain. Cette vision des choses a été théorisée par Jake Sullivan, Conseiller à la Sécurité Nationale, comme relevant du Nouveau consensus de Washington et s’est matérialisée par trois paquets d’investissements massifs et une série d’ordres exécutifs.Le constat a été si souvent répété qu’il n’est guère besoin de s’y attarder ici : l’émergence de la Chine comme un rival systémique est sans doute le seul sujet réellement bipartisan au sein de la classe politique américaine. Cela tombe bien, puisque contrecarrer le positionnement de la Chine sur les chaînes de valeur les plus stratégiques permet de donner corps à une stratégie industrielle qui façonne deux autres impératifs : devenir leader dans la transition énergétique, et revitaliser les territoires industriels avec leurs cols bleus.Immédiatement au sortir de la crise pandémique, la toute récente administration Biden lance l’Infrastructure Investments and Jobs Act (IIJA) pour un total de 1 200 milliards de dollars. Le plan s’envisage d’abord comme un outil de relance après le choc récessif et s’appuie en partie sur l’état catastrophique de certaines infrastructures américaines, à commencer par les réseaux de mobilité.L’émergence de la Chine comme un rival systémique est sans doute le seul sujet réellement bipartisan au sein de la classe politique américaine Ce réflexe, typiquement rooseveltien, était déjà au cœur du New Deal des années 30, puis plus tard du plan de relance de Barack Obama après la crise financière de 2008. Dans une logique comparable, l’IIJA finance une large gamme de projets : modernisation des routes et des ponts, amélioration des transports publics, développement du haut débit dans les zones rurales, et renforcement des infrastructures énergétiques. Elle permet de réhausser le niveau de production manufacturier et favorise la création d’emplois qualifiés dans les nouvelles technologies. La politique n’est pas neuve, mais elle a le mérite de donner le ton. Le mandat de Joe Biden sera transformateur et industriel ou ne sera pas.La véritable rupture intervient plus tard au cours du mandat, avec le CHIPS and Science Act d’une part et l’Inflation Reduction Act d’autre part. Le premier poursuit un objectif de relocalisation de la production de semiconducteurs de pointe, tandis que le second vise à attirer sur le sol américain la production et le déploiement de technologies décarbonées, essentiellement par le biais de crédits d’impôts. Ces trois lois traduisent une vision véritablement holistique et une stratégie claire. Elles couvrent l’ensemble de la chaîne de valeur allant de la recherche fondamentale en passant par les infrastructures et la production, jusqu’au recyclage pour certaines industries. Surtout, elles permettent de répondre de façon intégrée aux trois objectifs politiques que nous avons listés plus haut : contenir l’ascension de la Chine et corriger la vulnérabilité américaine sur certaines chaînes de valeur critiques, répondre à l’urgence de la transition énergétique, et revitaliser les territoires industriels américains.Par rapport à la politique de Donald Trump, essentiellement articulée autour de barrières tarifaires et de baisses de fiscalité, la stratégie de Joe Biden est polycentrique. En Europe et ailleurs dans le monde, les débats se sont en priorité arrêtés sur la nature des objectifs industriels, et les mécanismes pour les atteindre. Elles ont mis de côté la lecture sociale et redistributive des projets, pourtant tout aussi révélatrice de l’agenda politique du président, comme l’explique Jean-Baptiste Velut. Le CHIPS Act interdit le rachat d’actions au moyen de fonds fédéraux, et l’IRA s’accompagne d’une réforme fiscale qui réinstaure le taux d’impôt minimum de 15 % pour les entreprises au chiffre d’affaires supérieur à un milliard de dollars, abrogé par Donald Trump. L’administration Biden s’emploie également à raccrocher certains programmes sociaux qu’elle avait initialement souhaités faire figurer à l’agenda du programme Build Back Better, mais qui s’étaient vus coupés par le Congrès. Il insiste par exemple pour que les projets les plus importants intègrent des solutions de garde d’enfants à leurs offres. Les programmes sont pensés pour atténuer la précarisation des travailleurs de la Rust Belt, en prévoyant des mécanismes qui garantissent une bonne rémunération, comme la multiplication par cinq de la Tax Credit. Sous l’influence notable du très droitier Joe Manchin, le Sénateur indépendant mais qui siègeait avec les démocrates, l’IRA instaure un bonus de 10 % pour certains crédits d’impôts sous condition de localisation du projet dans une Energy Community, généralement des bassins miniers.Au-delà du simple renversement doctrinal, Joe Biden a su mettre à profit son expérience politique et sa proximité avec ces territoires au service de sa stratégie. Son engagement auprès des syndicats, longtemps influents et profondément ancrés dans la vie politique américaine, sert à s’en convaincre. La méthode Biden, c’est aussi une capacité à traduire une vision politique en actions concrètes, à former des alliances constructives, à s’adresser aux bons interlocuteurs, et, au plus haut niveau, à mobiliser les meilleurs talents. Aux élections de mi-mandat en 2022, pourtant structurellement défavorables aux présidents en exercice, la victoire démocrate a été totale, pour le poste de Gouverneur, comme pour les sièges au Sénat et à la Chambre des Représentants, du jamais-vu depuis près de 40 ans. Même du temps où l’État votait de façon consistante pour les candidats présidentiels démocrates, un candidat Républicain parvenait toujours à cheminer jusqu’à la victoire.L’habileté de ce récit, qui conjugue réinvention du rêve américain, sauvegarde de la sécurité nationale, et protection des classes ouvrières, n’a échappé à aucun des candidats, qui posent dans les grandes lignes un diagnostic similaire. Preuve en est, la vente du géant de l’acier américain US Steel à son principal concurrent japonais est venue secouer le débat, et a immédiatement suscité l’opposition d’un côté comme de l’autre.Alors comment se manifeste le poids des Swing States dans la conduite de la politique économique des États-Unis ? Dans un papier d’avril 2016 intitulé The Swing State Theorem, John McLaren et Xiangjun Ma mettaient en évidence que le poids politique d’un État contribuait à favoriser les politiques économiques et les industries sur son sol. Ils en concluaient que le poids moyen d’un habitant des Swing States était 70% supérieur à celui d’un autre électeur, ancré sur un territoire où la compétition était moindre. De façon très concrète, on observe que près de la moitié des investissements déjà décaissés dans le cadre de l’Inflation Reduction Act est allée aux sept États pivots, pour près de 63 milliards de dollars, contre 82 dans le reste du pays. La Caroline du Nord, très tôt identifiée par le candidat Biden comme un axe majeur de sa stratégie électorale, a reçu à elle seule près de 20 milliards de dollars de l’IRA, tandis que le niveau des dépenses pour la construction d'usines en a doublé, jusqu’à atteindre 223 milliards de dollars.Une étude plus précise encore a été conduite par la Brookings. Si elle ne renseigne pas sur une répartition particulièrement concentrée au niveau des Swing States, elle montre que les comtés les plus en difficulté en matière d’emploi et de revenus reçoivent une part disproportionnée des investissements du secteur stratégique par rapport à leur population et à leur poids dans l'activité économique. Ce bilan doit évidemment beaucoup au volet social de la politique industrielle de Joe Biden, et pourrait avoir une incidence critique le jour du scrutin. Dans l’Amérique fractale, ces comtés jouent parfois un rôle décisif au sein même des Swing States, où un regard plus fin nous apprend que, comme partout ailleurs, certains bassins de population restent solidement acquis à l’un des deux partis tandis que d’autres peuvent basculer.La puissance économique retrouvée : un trompe-l’œil national ?La politique économique de Joe Biden laisse augurer de francs succès. Il est certes bien tôt pour porter en évaluer tous les résultats, d’autant que la politique industrielle s’inscrit dans des tendances longues, et des cycles d’investissement peu cinétiques. Si l’on regarde quelques indicateurs, cependant, le constat est sans appel. L’économie américaine ne s’est jamais mieux portée qu’en cette période, creusant un fossé avec les pays européens et tenant à distance la Chine, dont l’on prédisait il y a quelques années l’irrésistible ascension vers la position de première puissance mondiale. Précisément, l’économie américaine a crû de 10% par rapport à 2020, un rythme en moyenne trois fois supérieur au reste des pays du G7. Au-delà des chiffres, le cercle vertueux qui s’est ouvert depuis quelques années maintenant se traduit par une puissance renouvelée de l’Amérique en matière industrielle et une position ultra-dominante dans les secteurs du numérique, à commencer par l’intelligence artificielle, dont les États-Unis maîtrisent et guident les progrès technologiques, et qui commencent à se diffuser verticalement dans le tissu économique. L’économie américaine ne s’est jamais mieux portée qu’en cette période, creusant un fossé avec les pays européens et tenant à distance la Chine, dont l’on prédisait il y a quelques années l’irrésistible ascension vers la position de première puissance mondiale.Joe Biden et celle qui incarne son héritage économique n’ont cependant pas su capitaliser sur les bénéfices politiques d’une telle approche. Une grande partie de leurs réussites se sont vues balayées par les tensions inflationnistes qui ont émaillé le mandat. Dans les sept États clés du scrutin, au moins un cinquième de la population exprime son inquiétude quant à la situation économique actuelle.L’inflation a atteint près de 9 % lors des premiers mois de l’administration, sous l’effet d’une conjoncture défavorable, et des plans d’investissement qui ont tiré les prix vers le haut. Pour la contenir, la Fed a considérablement augmenté ses taux, jusqu’à atteindre un niveau inédit depuis 40 ans aux États-Unis.Les taux ont commencé à baisser depuis cet été, tandis que le niveau d’inflation est repassé sous les 3 % après 37 mois consécutifs. Pourtant, cet épisode a laissé des marques sur le pouvoir d’achat des ménages. Au bout du compte, les prix ont augmenté de 20 % en moyenne sous l’administration Biden-Harris, une charge inédite pour un bon nombre de ménages issus des générations nées après les graves crises inflationnistes des années 70-80. Ici se manifeste le rapport paradoxal qu’entretiennent les sociétés occidentales avec leurs économies. Des tensions inflationnistes modérées seront toujours autant, si ce n’est plus dangereuses qu’une récession, en ce qu’elles touchent l’ensemble de la population.Les effets de l’inflation sur les ménages sont en effet bien réels. Selon le US Bureau of Labor Statistics, les Américains ont vu une baisse de 4,4 % de leurs salaires par roulement hebdomadaire entre janvier 2021 et janvier 2024. Entre janvier 2017 et janvier 2021, soit la période correspondant à la présidence de Donald Trump, ils avaient augmenté de 8,3 %. Cette réalité ne survit pas à une analyse plus poussée de la situation, qui nous apprend bien rapidement que l’inflation avait commencé sous le mandat de Donald Trump à la défaveur du choc pandémique. Dans le même temps, la prise de fonction de Joe Biden est intervenue après le choc récessif, mais dans une période où le marché du travail était encore fortement volatil, et où les données sur les revenus ont pu être artificiellement faussées.Bien entendu, aucune de ces considérations académiques n’est prise en compte dans l’appréciation du bilan économique des deux candidats. Interprétés strictement, les chiffres sont défavorables à Joe Biden. Depuis mars 2022, la classe moyenne aurait perdu 2 400 milliards de dollars en richesse réelle, soit une perte de plus de 33 000 dollars par foyer. Cette chute de la richesse s'accompagne d'une dette totale des ménages atteignant un niveau record de 17,69 trillions de dollars. Selon CNBC, 65 % des Américains vivent au rythme de la paie qui tombe, sans pouvoir mettre de côté, et beaucoup s’inquiètent de n’avoir guère plus d’un mois de dépenses courantes en réserve en cas d’absence de revenus. Cette précarité induit des effets très concrets sur la psyché et la confiance des ménages, qui doivent procéder à des arbitrages douloureux entre épargner et subvenir à leurs besoins quotidiens, sans parler des dépenses d’urgence qui peuvent faire irruption, à commencer par la santé. En l’espèce, l’inflation semble devoir durablement rester supérieure à 2 %, un taux qui doit beaucoup à la vitalité de l’économie et aux contraintes sur le marché du travail.Dans les sondages, le constat est sans appel. Deux fois plus d’Américains se montrent inquiets quant à l’état de l’économie qu’à la même période en 2021, et c’est à Donald Trump qu’ils font le plus confiance pour corriger le tir. Le bilan est injuste, mais factuellement correct : sous son mandat, le pouvoir d’achat a augmenté.Du reste, l’attention portée à l’inflation est d’autant plus importante qu’avec elle se niche une autre préoccupation majeure : celle du logement. Selon le Washington Post, les prix de l’immobilier ont augmenté de près de 42% au niveau national depuis 2019. Dans les Swing States, cette hausse atteint 62%, et a presque doublé dans certains des comtés les plus critiques. C’est en particulier dans l’Arizona, en Caroline du Nord, et en Géorgie que ces difficultés sont les plus prononcées. Elles illustrent les dynamiques démographiques et migratoires très particulières qui ont frappé les États-Unis au moment de la pandémie, qui a vu d’importants mouvements de population des côtes vers l’intérieur des terres, le long de la Sun Belt, la frontière imaginaire qui sépare le Sud et le Nord du pays. L’augmentation de la demande de logements participe d’abord d’une hausse généralisée des prix, tandis que l’arrivée de foyers avec plus de revenus du capital renchérit le coût de la vie en général.À l’image du sentiment de déclassement qui a touché les populations du bassin industriel du Nord-Est, la hausse des prix du logement le long de la Sun Belt pourrait conditionner l’issue du vote dans une très large mesure. D’ores et déjà, elle s’est invitée au cœur des campagnes. Kamala Harris a ainsi dévoilé un ambitieux programme de construction de trois millions de nouveaux logements, accompagné d'une aide de 25 000 dollars pour les primo-accédants, facilitant ainsi l'accès à la propriété pour les ménages modestes. Afin de stimuler encore davantage la construction, Harris propose d'allouer 40 milliards de dollars de financements aux États et aux collectivités locales. Ces fonds seraient utilisés pour favoriser le développement de logements locatifs abordables, tout en offrant des incitations fiscales supplémentaires aux promoteurs se concentrant sur les logements de première nécessité.Donald Trump est demeuré plus évasif et simpliste sur la nature exacte de son plan pour répondre à la crise du logement, mais n’a pas dérogé à ses réflexes. Il promet de favoriser l’accès à la propriété par un ensemble de mesures fiscales incitatives et un programme d’assouplissement des réglementations en matière de permis de construire. La thématique du logement lui a par ailleurs permis de raccrocher ses autres chevaux de bataille de la campagne. À titre d’exemple, il a estimé que sa politique migratoire contribuerait à alléger les tensions sur la demande, et permettrait de libérer des logements. En réalité, cette politique contre-productive pourrait avoir un effet dévastateur sur l’industrie de la Rust Belt en fragilisant considérablement le secteur de la construction, qui s’appuie lourdement sur la main-d’œuvre immigrée. Donald Trump a également émis l’idée d’abaisser les taux hypothécaires à 3 %, contre environ 6,3 % actuellement. Cependant, ces taux dépendent directement de la politique de la Fed, qui agit indépendamment du pouvoir politique, indépendance que le candidat s’est permis de remettre en question à plusieurs reprises.It’s the perception, stupidLa question qui se pose en miroir est celle des sujets éludés du débat public et de la politique économique, au motif qu’ils ne renvoient pas à des territoires disputés lors des élections. Lors du premier et désormais célèbre débat qui a opposé Donald Trump à Joe Biden, pas une seule mention n’a été faite de l’éducation. Lors du second, cette fois avec Kamala Harris, ce sont les thématiques liées au climat qui sont passées à la trappe. Des thématiques plus abstraites mais non moins existentielles comme l’état de la démocratie américaine et la protection de l’état de droit, mobilisées par Joe Biden au début de sa campagne, ont été reléguées au second plan par Kamala Harris, consciente de leur manque de traction politique auprès des publics cibles. Rien non plus sur les autres maux rampants de l’Amérique, comme la crise des opioïdes ou les réglementations concernant les armes à feu.La guerre en Ukraine, dont l’issue conditionnera en partie l’avenir de la sécurité européenne et occidentale, n’est mentionnée qu’au détour d’une rhétorique hasardeuse et nationaliste. On se souvient qu’auparavant, même si les Swing States ont toujours affecté les centres de gravité programmatiques, la politique étrangère avait une place à part entière dans les campagnes, et un débat lui était exclusivement consacré. Elle permettait aux candidats de se livrer à une vision plus conceptuelle du rôle de leur pays, de la projection de sa puissance et de son image ailleurs dans le monde. Le parallèle avec la France sur ce sujet est tout à fait éclairant, où la politique étrangère s’efface presque complètement des campagnes à mesure que la situation économique des ménages se dégrade. Les aventures scientifiques et technologiques, la conquête spatiale, l’irruption de l’IA dans l’économie, sont aussi des sujets citoyens de premier ordre qui jouent un rôle profondément transformateur au niveau national et mondial. Que le débat public ne s’en saisisse d’aucune façon au cours de l’échéance électorale la plus importante de la première puissance mondiale est un signal inquiétant. De façon plus pragmatique, on peut observer que la surenchère dans les programmes économiques conduit à des folies en matière de finances publiques, traduisant en réalité un désintérêt déjà bien distillé dans la pensée démocrate comme républicaine. Les programmes économiques des candidats, dont les facilités répondent très largement aux enjeux des Swing States, rivalisent de subventions, de baisse de taxes, et autres dépenses faramineuses.Les enjeux économiques des Swing States sont toujours la matrice qui régit les élections, mais ceux-ci sont appréhendés à travers le prisme déformant du politique et leur réalité est travestie par une perception faussée et partisane. Ils ont été évalués indépendamment. Celui de Donald Trump pourrait creuser le déficit de 7 500 milliards de dollars en cas d’élection, contre 3 500 pour Kamala Harris, un chiffre moitié moins important, bien qu’également dénué de toute forme de sérieux budgétaire. On en revient à se demander si cette élection n’est pas, de toutes les élections d’après-guerre, celle qui s’est montrée la moins soucieuse de la crédibilité de l’appareil économique américain. Le dollar permet certes de s’extraire des lignes rouges qui prévalent pour le reste du monde, mais un déficit budgétaire trop important finira fatalement par complexifier les politiques de baisses d’impôts et de crédits fiscaux. À court-terme, l’enjeu semble toutefois relatif, en particulier si l’une des chambres bascule dans un camp opposé au candidat élu.La conclusion que l’on peut tirer de ce tableau général est peut-être que la formule de James Carville a pris du plomb dans l’aile. Celle-ci supposait une forme de rationalité de l’électeur américain, qui s’avance ici de façon inégale. Les enjeux économiques des Swing States sont toujours la matrice qui régit les élections, mais ceux-ci sont appréhendés à travers le prisme déformant du politique et leur réalité est travestie par une perception faussée et partisane. Le cas de la Rust Belt est assez éloquent. Dans les grandes lignes, la politique industrielle de Donald Trump a été un échec. Sa politique tarifaire n’a pas servi à redynamiser les territoires, n’a recréé que peu d’emplois manufacturiers, et a plutôt eu tendance à frapper le portefeuille des ménages qu’il prétendait protéger. Celle de son successeur, Joe Biden, a renforcé l’économie américaine, comme en témoignent les chiffres sur l’emploi ou les investissements. Peut-être encore davantage éclairant, Donald Trump ne consacre lui-même qu’une faible part de sa rhétorique à l’épisode inflationniste, dont l’ampleur a pourtant été bien réelle, et constitue sans doute l’un des marqueurs négatifs les plus objectifs de la présidence de Joe Biden. Cette campagne, quelle qu’en soit l’issue, a déjà offert son premier verdict : les termes du débat démocratique outre-Atlantique sont durablement bouleversés.Copyright Drew ANGERER / AFP Kamala Harris à Burns Park, dans le Michigan, le 28 octobre 2024 ImprimerPARTAGERcontenus associés 06/11/2024 [Trump II] - Taiwan et Trump 2.0 : partenaire ou monnaie d’échange ? Mathieu Duchâtel 04/11/2024 [Trump II] - Présidentielle américaine : ce que veulent les jeunes Amy Greene 31/10/2024 [Trump II] - Cultiver la bascule : dans l'Amérique des Swing states Raphaël Tavanti-Geuzimian 31/10/2024 [Trump II] - Malaise démocratique et ordre international : sortir du cercle... François Godement 30/10/2024 [Trump II] - Institutionnaliser le trumpisme : le plan d’action du Projet 2... Soli Özel 11/09/2024 [Trump II] - Débat Harris-Trump : en direct, l’Amérique de l’avenir face à ... 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