Trois orientations
Si une fenêtre d’opportunité s’ouvre bien après le 3 novembre, nous suggérerions trois orientations pour que celle-ci soit utilisée au mieux par les Européens (et d’ailleurs par leurs interlocuteurs de l’autre côté de l’Atlantique).
En premier lieu, élargir l’agenda transatlantique
Aussi longtemps que la conversation avec Washington tourne essentiellement autour des questions de défense et de la problématique OTAN / Défense européenne, il sera difficile de sortir des schémas traditionnels. Sans négliger les questions de sécurité, une des priorités pour les "Atlantistes" des deux côtés de l’Océan devrait être de mettre en place un "nouvel agenda" autour des défis actuels tels que la Chine, l’économie numérique, les technologies, la restructuration des chaînes de valeur, le changement climatique et les enjeux globaux. Dans ce contexte, l’OTAN conserverait tout son rôle de forum politique et d’instrument de sécurité commun, mais l’UE prendrait toute sa place de partenaire géoéconomique (et par conséquent géopolitique) majeur pour Washington.
En second lieu, réfléchir à une "offre stratégique européenne" vis-à-vis des États-Unis.
Un travail de concertation intense devrait être entrepris dès maintenant, idéalement à 27 ou dans des formats plus restreints sur certains sujets, pour identifier les paramètres d’une telle "offre". Le moment est venu en effet pour l’UE de "stratégiser" une relation avec les États-Unis, qui a jusqu’ici constitué un "angle mort" de la politique européenne. Un point de départ pourrait être de distinguer trois domaines :
- les désaccords, qui devront continuer à être gérés, et dont certains pourraient s’aggraver avec une administration démocrate (commerce, GAFA, marché de l’armement) ;
- en matière de sécurité, les Européens doivent faire l’effort de préciser leurs attentes et les points sur lesquels ils sont prêts à s’engager davantage. Cet exercice ira probablement plus loin dans un format plus restreint qu’à 27 ;
- enfin, une "offre européenne" devrait mettre en avant deux thèmes, qui peuvent servir de "ponts" avec une nouvelle administration américaine démocrate. D’abord, la politique à l’égard de la Chine, comme déjà indiqué. Ensuite, tout ce qui a trait au "multilatéralisme du XXIe siècle" (gouvernance d’Internet, réforme de l’OMC et de l’OMS, gouvernance de l’espace, intelligence artificielle, etc.) Le retour de l’Amérique dans l’Accord de Paris devrait en particulier permettre de développer en matière de changement climatique des actions communes allant au-delà de la coopération diplomatique (association de financements privés et financement de la transition par exemple).
Dans le même ordre d’idée, l’Europe, ou certains pays européens (E3), ne doivent pas hésiter à prendre, avant l’installation de la nouvelle administration, des initiatives constituant des "faits accomplis" mais susceptibles d’être ralliées ensuite par une future administration américaine : le cas typique est le dossier iranien et plus généralement de la stabilité régionale, pour lequel le capital d’expertise et de contacts des Européens doit permettre de préparer dans de bonnes conditions un retour de Washington à une politique constructive. Des initiatives du même ordre pourraient être imaginées dans les enceintes multilatérales.
En troisième lieu, définir assez rapidement les modalités d’un dialogue renouvelé
S’il faut avant tout se concentrer sur la substance, l’expérience des diplomates enseigne que les "process" ont leur importance. À côté des idées, il serait judicieux de disposer d’un mode d’emploi de celle-ci. En particulier, on doit s’attendre après la présidentielle américaine à une forme de "course à Washington" entre les grands États européens et les organisations concernées. Il est inévitable que le dialogue transatlantique ait un caractère polyphonique (il n’y aura pas "un seul numéro de téléphone" en Europe, pas plus qu'il n'y a qu'un seul numéro à Washington). Il faut éviter qu’il tourne à la cacophonie.
Un mode d’emploi possible
Nous formulons ci-dessous à cette fin quelques suggestions de "mode d’emploi".
- La mise au point d'une "offre européenne" pourrait faire l’objet d’un séminaire informel des chefs d’État et de gouvernements ("gymnich des chefs d’État et de gouvernement") qui se réunirait peu après les 3 novembre. Une évaluation à 27 sera de toute façon utile dans les trois scénarios envisageables : élection contestée, réélection de Donald Trump, succès de Joe Biden. Dans ce dernier cas, l’objectif ne serait pas d’adopter un programme détaillé mais une ligne générale autour de quelques têtes de chapitre susceptibles de réunir un consensus : Chine, gouvernance du numérique, changement climatique, réforme de l’OMS et de l’OMC, commerce, éventuellement questions de défense par exemple.
- Les responsables des deux côtés de l’Atlantique devraient réfléchir assez tôt à quelques rendez-vous permettant de consacrer une nouvelle dynamique. Outre les déplacements bilatéraux, un événement symbolique pourrait être une rencontre au sommet UE-OTAN ou deux sommets "back-to-back" OTAN puis UE-États-Unis (avec la présence du président américain).
- À défaut d’une "nouvelle Charte atlantique" envisagée un moment par M. Biden, un document politique général traçant de nouvelles perspectives à la coopération transatlantique et reconnaissant dans ce cadre le rôle de l’UE dans la nouvelle configuration géoéconomique/géopolitique du monde présenterait un véritable intérêt.Un tel document pourrait être adopté à l’occasion d’un "sommet" au premier semestre 2022, lors de la présidence française de l’UE.
- Pour préparer ce type d’événements, un système de pilotage, impliquant inévitablement un "core group" restreint de pays et d’organisations, devra, malgré l’impopularité de cette formule, être envisagé. Ce serait de surcroît un point de passage pragmatique pour passer d’une culture transatlantique centrée sur l’OTAN à une culture transatlantique plus diversifiée, avec un rôle plus important pour l’UE.
- Il convient pour les Européens de se préparer à des forums axés sur la défense des démocraties : les puristes du multilatéralisme feront valoir que c’est là une déviation de l’idée d’universalité propre au multilatéralisme. Il serait certes opportun de discuter assez tôt avec les nouveaux responsables américains pour influencer l’exercice, mais s’y opposer serait contre-productif. Quelle que soit la formule retenue, une identité européenne devrait être reconnue, compte tenu des outils dont dispose l’UE en matière par exemple de lutte contre l’argent sale ou de protection de la vie privée.
- Il est temps pour les deux rives de l’Atlantique d’investir dans l’avenir : même si l’on ne croit pas à la théorie d’une "dérive des continents" inéluctable, telle que développée récemment par exemple par Janan Ganesh, il est évidemment nécessaire de chercher d’autres points d’ancrage à la relation transatlantique que ceux qui résultent de l’après Seconde Guerre mondiale ou même de la configuration actuelle. Il convient par exemple de développer les relations de société à société, entre milieux économiques ou universitaires notamment, autour des sujets de type numérique, espace, intelligence artificielle, compétitivité économique et plus généralement des questions de société d’aujourd’hui (par exemple le populisme qui frappe de part et d’autre). Une seconde ligne d’action devrait être de développer la coopération sur l’Afrique ou d’autres zones qui sortent du périmètre classique du transatlantique au sens technique - mais représentent un enjeu fondamental pour l’avenir.
On objectera que ce programme n'a de sens que dans l’hypothèse d'une victoire de M. Biden et de Mme Harris. Ce n'est qu'en partie vrai, car même en cas de réélection de Donald Trump, une action devrait être menée des deux côtés de l'Atlantique selon les orientations indiquées ci-dessus : élargir l'agenda transatlantique, réfléchir à une offre stratégique européenne, définir de nouvelles modalités de dialogue.