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06/11/2024

[Le monde vu d'ailleurs] - Trump II, Fatalisme et interrogations à Moscou

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[Le monde vu d'ailleurs] - Trump II, Fatalisme et interrogations à Moscou
 Bernard Chappedelaine
Auteur
Ancien conseiller des Affaires étrangères

Le retour de Donald Trump à la Maison blanche - dont la victoire en 2016 avait suscité une “euphorie” à Moscou - est accueilli sans aucun enthousiasme. Les réactions officielles russes soulignent la crise profonde des relations bilatérales et s’abstiennent d’esquisser une perspective positive. Les experts dénoncent le poids de “l’État profond” à Washington, ils redoutent aussi que Trump ne contrecarre le projet de Vladimir Poutine de contrôler l’Ukraine.

Des attentes très mesurées

L'élection présidentielle américaine a été suivie attentivement en Russie, où beaucoup continuent à voir dans les États-Unis le grand adversaire, tout en entretenant la nostalgie de l'époque de la Guerre froide, quand Moscou prétendait décider avec Washington des affaires du monde. Selon l'enquête de l'Institut Levada, réalisée fin octobre, 79 % des Russes se déclarent informés de l'échéance présidentielle du 5 novembre. Près de la moitié (46 %) des personnes interrogées jugent alors que l'identité du vainqueur n'a pas d'importance, plus d'un tiers (37 %) estimant cependant qu'une victoire de Donald Trump serait préférable, seulement 5 % des sondés privilégiant celle de K. Harris. Quel que soit le résultat, 40 % au moins des sondés n'escomptent pas d'impact positif sur les relations bilatérales, 33 % estiment que celles-ci pourraient s'améliorer en cas de victoire du candidat républicain, 30 % des Russes s'attendent en revanche à une nouvelle détérioration des rapports avec les États-Unis dans l'hypothèse de l'élection de son adversaire démocrate.

Les dernières prises de position des responsables russes avant le scrutin expriment également ce refus de choisir entre les deux postulants à la Maison blanche. Dans un entretien accordé au quotidien turc Hürriyet, le ministre russe des Affaires étrangères déclare que son pays “n'a pas de préférence” quant à l’issue du vote. L'administration Trump, rappelle-t-il, a été celle qui a "imposé le plus grand nombre de sanctions anti-russes". Joe Biden a quant à lui poussé "la spirale de la russophobie des États-Unis à ses limites" et conduit "nos pays au bord d'une confrontation militaire directe". "Quel que soit le gagnant de l'élection, nous ne voyons aucune possibilité que les États-Unis modifient leur ligne russophobe", affirme Sergueï Lavrov. Vice-ministre des Affaires étrangères en charge des questions de sécurité internationale, Sergueï Riabkov a aussi mis en garde contre l’illusion d’une amélioration possible de la relation russo-américaine, compte tenu du "consensus transpartisan anti-russe", il faut, selon lui, se préparer à une  "confrontation de longue durée" avec les États-Unis.

Le ministre russe des Affaires étrangères déclare que son pays "n'a pas de préférence" quant à l’issue du vote.

La Russie n’a pas renoncé à interférer dans le scrutin, rapporte CNN. Selon une longue enquête publiée fin octobre 2024 par la chaîne américaine, des officines - "Storm-1516" et "the Russian Foundation to Battle Injustice" (R-FBI) - liées aux services russes, sont à l'origine de la diffusion d’une quantité importante de fausses informations et de faux récits dans la campagne présidentielle américaine.

Le 4 novembre, les agences en charge de la sécurité intérieure ont constaté une recrudescence des opérations d’influence provenant notamment de Russie et d’Iran visant à "saper la confiance de l'opinion dans l'intégrité des élections aux États-Unis et à semer la division entre les Américains". Selon le directeur de l’agence en charge de la cybersécurité, rapporte Time "la désinformation se situe à un niveau inégalé".

Donald Trump et Kamala Harris, deux visages de l’hégémonie américaine

"Harris et Trump polarisent la société américaine", affirme Andreï Kortunov dans une analyse parue peu avant le scrutin. Le directeur scientifique du RIAC relève cependant des différences dans les politiques que pourraient conduire les deux candidats, une fois élus à la présidence des États-Unis. Vainqueur, Donald Trump voudra "se venger de l'État profond", qui, "plus ou moins ouvertement, a saboté nombre de ses projets et l'a harcelé" sur le plan politique. On peut donc s'attendre, selon Andreï Kortunov, à la "purge des administrations fédérales la plus sévère depuis des décennies". Sur le plan extérieur, il tentera de prendre la tête du mouvement anti-mondialisation et ne fait pas de différence entre "démocraties" et "autocraties". "Il y a des raisons de penser que Trump et Harris ne mettront pas en œuvre la même politique vis-à-vis de la Russie", ajoutait la Nezavissimaïa gazeta, assez isolée dans son analyse.

Globalement en effet, rapportent Francesca Ebel et Catherine Belton, les deux candidats ont été présentés en Russie comme incarnant les deux faces de l'hégémonie globale des États-Unis, qui divergent seulement sur la stratégie à adopter. Quel que soit le vainqueur, écrivait Silke Bigalke, on n'attend pas de changement significatif à l'égard de la Russie de Vladimir Poutine. Cette appréciation est partagée par Dmitri Trenin, qui voit dans Joe Biden et Kamala Harris les représentants de l'establishment politique américain, "très attaché à l'exceptionnalisme et à sa domination sans partage sur le monde". Mais l'ancien responsable du bureau de la Carnegie à Moscou va plus loin en réduisant la scène politique américaine à un théâtre d'ombres. "Biden et Harris sont pour l'essentiel des acteurs, dont l'image est exclusivement créée et entretenue par les médias", écrit-il, ce qui réduit l'importance des contacts à haut niveau, qui étaient "traditionnellement décisifs pour les relations entre Moscou et Washington". La manière dont Joe Biden a été écarté de la course présidentielle pour un second mandat illustre, selon lui, cette perte de pouvoir des dirigeants occidentaux, "la démocratie s'est révélée être une oligarchie qui nomme et limoge les dirigeants en coulisse sans se préoccuper des procédures démocratiques". Cette manière d'agir sans ménagement montre, selon Dmitri Trenin, que "les régimes politiques 'globalistes' aux États-Unis et dans les autres pays occidentaux sont confrontés de la part de la Chine, de la Russie et d'autres puissances non-occidentales, à des défis à leur hégémonie, ils se heurtent à la résistance de 'nationalistes' traditionnels comme Trump et inclinent de plus en plus à des méthodes de gouvernement totalitaires".

Pour autant, selon, Ivan Timofeev, directeur du RIAC, l’un des principaux think-tanks russes, "le facteur Trump ne joue pas un rôle significatif dans le changement structurel des relations entre la Russie et l'Occident". "Il faut considérer l'antagonisme russo-américain comme une confrontation de long terme", analyse aussi Andreï Souchentsov. Elle persistera, "y compris quand les États-Unis auront pris conscience que l'Ukraine n'a plus d'importance en tant qu'instrument" dirigé contre Moscou.

Les deux candidats ont été présentés en Russie comme incarnant les deux faces de l'hégémonie globale des États-Unis, qui divergent seulement sur la stratégie à adopter.

Washington aura alors recours à un autre pays, "prêt à se sacrifier pour être à l'avant-garde du combat contre la Russie", affirme le chercheur du club Valdaï. Les responsables russes ne placent beaucoup d'espoir ni dans K. Harris ni dans D. Trump, juge aussi Pavel Doubravski, "il faut bien comprendre qu'il n'y a pas eu et qu'il n'y aura pas de candidat avantageux pour la Russie". "La vision négative d'une Russie perçue comme une menace et un défi pour les États-Unis fait toujours consensus à Washington", juge aussi Viktoria Jouravlieva, directrice-adjointe de l’IMEMO.

Déçu par le premier mandat de Trump, le Kremlin attend peu de choses positives de sa deuxième présidence

La réaction euphorique suscitée en Russie, il y a huit ans, par la victoire de Donald Trump paraît décidément bien loin. En novembre 2016, rappelle le correspondant de la FAZ, Vladimir Jirinovski avait célébré au champagne le succès du candidat républicain, qu'il avait qualifié de "moment historique". Dorénavant, avait-il affirmé, les États-Unis et la Russie pourraient redevenir alliés en Syrie et en Ukraine et l'OTAN connaître des changements. Le Kremlin s'était aussi réjoui de la défaite de Hillary Clinton, qui, depuis son engagement en faveur d'élections démocratiques en Russie, était "devenue une ennemie personnelle". L’élection de Donald Trump avait certes été accueillie à Moscou par des "ovations", tempère Ivan Timofeev, mais "pratiquement tout son mandat a été marqué par des spéculations sur les ingérences de la Russie", ce qui s'est traduit par de nouvelles sanctions (loi CAATSA). Donald Trump s’est aussi avéré être un fervent partisan des sanctions contre le gazoduc Nord Stream 2. Quant aux menaces adressées à ses partenaires de l'OTAN, elles avaient pour objectif d'obtenir de leur part une contribution plus importante à la défense commune, elles n’ont pas mis en cause la solidarité au sein de l'Alliance et ont atteint leur objectif, constate le directeur du RIAC. "La Russie ne doit rien attendre de bon de ces élections étrangères", estime Igor Karaoulov dans le journal pro-gouvernemental russe Vzgliad, et de conclure qu’"elle doit s'en tenir fermement au choix effectué par ses citoyens, en faveur d'un développement indépendant et de ses propres valeurs".

La réaction pour le moins prudente du porte-parole du Kremlin à l'annonce de la victoire de Donald Trump traduit les attentes limitées du Kremlin à son égard. Alors que beaucoup de chefs d'État et de gouvernement lui ont déjà adressé des messages, Dmitri Peskov a déclaré "ne pas savoir si le Président [Poutine] projette de féliciter Trump" ajoutant, à propos des États-Unis, qu'il "ne faut pas oublier qu'il s'agit d'un pays inamical, directement et indirectement impliqué dans une guerre contre notre État". "Il est pratiquement impossible de détériorer des relations tombées à un niveau historiquement bas", a poursuivi Dmitri Peskov, qui a rappelé toutefois que Vladimir Poutine restait ouvert au dialogue. Allusion possible à la déclaration de Trump qui s'était fait fort de régler, au lendemain de son élection, le conflit ukrainien "en 24 heures", le représentant du Kremlin a souligné que le Président nouvellement réélu entrerait en fonction en janvier prochain. La déclaration du MID est quant à elle très critique de la démocratie américaine, dont les procédures jugées obsolètes n'ont pas permis au "groupe dirigeant d'empêcher la défaite de Kamala Harris". Cette élection, est-il écrit, n'élimine pas le "profond clivage" de la société américaine et "on peut s'attendre à ce que le retour de Donald Trump accentue encore les tensions internes et la confrontation entre les camps opposés". "Nous ne nourrissons aucune illusion à l'égard du Président américain élu, bien connu en Russie, et de la nouvelle composition du Congrès, où les républicains, selon des résultats provisoires, sont majoritaires", avertit le ministère russe des Affaires étrangères.

La politique qui sera mise en œuvre en Ukraine inquiète les experts russes

S'adressant le 4 novembre, lors de l'assemblée annuelle du club Valdaï, à ceux qui espèrent qu'un changement d'administration à Washington pourra ramener la paix en Ukraine, Sergueï Karaganov estime que la résolution de ce conflit dépend beaucoup moins du résultat des élections présidentielles aux États-Unis que de l'attitude de l'UE, le "principal moteur de haine" à l'égard de la Russie. Ce politologue réputé, proche du Kremlin, souligne également que, "en aucun cas, il ne faut mettre un terme à l'opération militaire spéciale", les pays à l'origine d'initiatives de règlement négocié "ne comprennent pas du tout la menace que représente une victoire 'incomplète' de la Russie" en Ukraine et Sergueï Karaganov d'espérer que, "dans les deux ans à venir, nous infligerons une défaite à l'Occident", qui permette d’abaisser le statut de grande puissance des États-Unis.

La victoire de Donald Trump réduit la probabilité de conflits majeurs, mais accroît la possibilité de crises locales, analyse Timotée Bordatchev. Pour ce qui est de la Russie, la nouvelle administration Trump n'est "pas un cadeau", elle pourrait en effet contrarier certains de ses projets sur la scène internationale. Pour l'expert du club Valdaï, l'Europe est en déclin, il faut abandonner l'espoir que le retour de Donald Trump lui donne une voix indépendante dans les affaires du monde. "Ce qui est beaucoup plus important pour la Russie c'est l'impact de la politique de Trump dans notre voisinage immédiat". De ce point de vue, "les conséquences avec Kiev pourraient être dramatiques", écrit Timotée Bordatchev, sans élaborer. Si Trump fait pression sur les deux belligérants pour mettre un terme au conflit ukrainien, "il s'agira d'un gel et non d'une victoire", explique Dmitri Solonnikov. Selon cet expert, c’est un "scénario négatif pour la Russie" - "les objectifs de démilitarisation et de dénazification ne seront pas atteints" - et Moscou risquera de "perdre la face". En cas de refus, la Russie sera "soumise à une très forte pression politique et économique. Washington donnera peut-être son aval à des frappes en profondeur sur son territoire". C'est aussi ce que redoute un autre expert militaire, Mikhaïl Khodarionok. L'Occident n'est pas prêt à mettre un terme aux opérations militaires en acceptant les conditions russes et il n'y a aucune raison de penser que la nouvelle administration Trump y sera disposée, juge-t-il. Après la défaite en Afghanistan, ce nouveau recul "porterait un coup au prestige de la politique étrangère des États-Unis". Dans ces conditions, analyse Mikhaïl Khodarionok, le Kremlin pourrait être tenté d'ici au 20 janvier 2025, date de l'investiture de Donald Trump, de pousser son avantage sur le terrain ukrainien pour modifier la situation à son avantage.

Le Kremlin pourrait être tenté d'ici au 20 janvier 2025, date de l'investiture de Donald Trump, de pousser son avantage sur le terrain ukrainien pour modifier la situation à son avantage.

Une "fenêtre d'opportunité" pourrait s'ouvrir pour régler ce conflit, mais celle-ci sera "très étroite et très fragile", estime Tatiana Stanovaya, interrogée par le Washington Post. Les idées mentionnées par JD Vance, le co-listier de Donald Trump (gel du front, zone démilitarisée et neutralité de l'Ukraine) sont en réalité pour Moscou un "très mauvais scénario", car "Trump ne proposera jamais ce que veut Poutine en Ukraine", non pas "des territoires, mais l'Ukraine" elle-même.

"Le Président russe ne sera pas satisfait aussi longtemps que les États-Unis n'accepteront pas de reconstruire leurs relations avec la Russie en prenant en compte les préoccupations de Moscou et en redessinant la carte sécuritaire globale", souligne cette experte de la politique russe. Tant que cet objectif n'est pas atteint, "la Russie continuera à semer le chaos pour affaiblir les États-Unis", explique la politologue.

Copyright image : Maxim Shemetov / POOL / AFP
Vladimir Poutine et son ministre des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, à Moscou, le 9 mai 2024
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