Rechercher un rapport, une publication, un expert...
L'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.
31/10/2024

Malaise démocratique et ordre international : sortir du cercle vicieux

Malaise démocratique et ordre international : sortir du cercle vicieux
 François Godement
Auteur
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Asie et États-Unis

À la veille de l’élection présidentielle américaine, François Godement livre une réflexion historique, théorique et politique sur l’avenir de la relation transatlantique. Quelle doit être la stratégie des démocraties occidentales, traversées de l’intérieur par les vents contraires du libéral-progressisme et du national populisme et affrontées, à l’extérieur, aux régimes illibéraux ou autoritaires ? Est-il permis d’espérer qu’une rupture de l’alliance transatlantique soit au bénéfice d’une indépendance stratégique accrue de l’Europe, comme le défendent certains ? Les démocraties en perte d’influence dans un ordre international bouleversé doivent-elles rendre les armes ? La mondialisation est-elle coupable des désarrois du XXIe siècle ? François Godement trace des perspectives pour l’après-5 novembre.

De quoi la montée du national-populisme est-elle le nom ? Certes, la démocratie est malade de l’intérieur, mais cela ne signifie pas qu’il faille se complaire dans l’examen de ses défaillances ou négliger l’influence des grandes tendances mondiales et des événements internationaux. Aux États-Unis en particulier, la lassitude de l'opinion publique face aux multiples interventions militaires à l'étranger, souvent critiquées par d'autres démocraties, a alimenté la renaissance de l'isolationnisme. Les États-Unis  passent  de la devise d'Eisenhower dans les années 1950 - "rendre le monde sûr pour la démocratie" - au slogan America first. Sans surprise, un fort courant se dessine pour obliger les alliés à prendre une part croissante au fardeau de la défense, afin de pouvoir  concentrer le Pentagone sur les intérêts fondamentaux des États-Unis et sur leur priorité stratégique absolue - à savoir, la Chine. Si Donald Trump est élu, on assistera à une lutte d’influence entre les isolationnistes (“restrainers” ou "partisans de la retenue") et les “prioritisers, qui donnent la priorité aux enjeux chinois. Mais même une victoire de Kamala Harris impliquerait des changements par rapport à la relation transatlantique que Joe Biden a incarnée, à défaut de toujours la traduire en actes. Quoi qu’il en soit, la pression sur les alliés s'intensifiera.

Jusqu'à présent, les déclarations de M. Trump semblent osciller entre les deux directions de l'isolationnisme ou de la priorisation de certains enjeux. Ce dilemme a supplanté l'ancien paradigme qui opposait  engagement ou "réinitialisation" (reset), et endiguement. Ce débat avait longtemps caractérisé la politique étrangère des États-Unis à l'égard de la Russie ou de la Chine.

Le carburant du national-populisme

L'Europe est aussi traversée par ces courants national-populistes, mais pour des raisons différentes.En matière de défense, une partie de l'Europe est résolument non interventionniste et réticente à l'idée d'engager des efforts supplémentaires. Les multiples conflits aux portes de l'Europe, les flux de réfugiés qu’ils occasionnent, sans parler de ceux qui sont attirés par l’espoir d’une vie meilleure, ont érigé l'immigration en préoccupation première. Contrairement à ce qu’on observe aux États-Unis, cet afflux s'accompagne d'une faible croissance économique, ce qui le rend plus difficile encore à accepter, et l’on retrouve une volonté de “fermer le robinet” dans toutes les tendances "populistes", américaine et européennes. Bien entendu, aucun régime autoritaire n'a jamais encouragé l'immigration. Les États semi-autoritaires que sont la Turquie et le Pakistan sont des cas-limites. Ils accueillent par force des millions de réfugiés des conflits qui font rage à leurs frontières. Les démocraties d'Asie du Nord-Est, alors même qu'elles sont confrontées à un vieillissement accéléré de leur population, ne s’ouvrent que très lentement à l’immigration, à la fois en raison de leur géographie et par choix identitaire.

La tentation est grande de dire que le “fardeau de l'homme blanc” autrefois évoqué dans le fameux poème de Kipling s’est mué en un cas de “rage blanche” : les frustrations d’un Occident au statut affaibli et à l'identité fragilisée se traduiraient alors par des politiques antilibérales, antimondialistes et au final identitaires. Paradoxalement, ces frustrations convergent avec les griefs exprimés par des régimes illibéraux en pleine ascension, tels que l'Inde et le Brésil, même si une alliance formalisée de ces derniers semble improbable.

Un autre facteur moins polémique entre également en ligne de compte. Les démocraties progressistes et libérales ont tendance à battre leur coulpe en scrutant leurs péchés et délits d’hypocrisie, s’attribuant souvent la responsabilité dans les conflits toujours plus nombreux qui sévissent dans le reste du monde. Cette introspection est bienvenue, mais elle porte sur des défauts qui sont loin d'être l'apanage des démocraties occidentales.

Les démocraties progressistes et libérales ont tendance à battre leur coulpe, s’attribuant la responsabilité dans les conflits toujours plus nombreux qui sévissent dans le reste du monde

La montée de leaders populistes au parler irrationnel est une mauvaise nouvelle. Mais s'il faut combattre ce langage, il ne faut pas confondre le symptôme et la cause. Depuis la fin de la guerre froide, les normes démocratiques n'ont cessé d'être rendues plus exigeantes et d’être élargies.

En témoignent, aux États-Unis, les politiques de diversité, d'équité et d'inclusion (DEI), largement plus strictes que les programmes de discrimination positive que l’on connaissait naguère. En France, l'extraordinaire vogue, depuis les années 1970, du "bloc de constitutionnalité" à travers l’extension du préambule de la Constitution de la Ve République et l'élargissement des normes, témoigne de l'ambition des démocraties. Un essai récent du philosophe français Marcel Gauchet qualifie cette ambition de "démocratie radicale". On peut craindre qu’elle aille trop loin. Le triomphe des droits individuels se heurte alors à des valeurs plus collectives et conservatrices, y compris dans nos propres sociétés. Alors que ces droits étaient censés promouvoir une plus grande liberté individuelle, ils créent en retour de nouvelles normes contraignantes, touchant de plus en plus de domaines de la vie, où ils limitent les libertés personnelles. La nouvelle lutte entre la démocratie radicale et ses opposants peut en grande partie se lire comme une lutte entre les droits et les libertés et il n’est guère surprenant que cette lutte soit davantage répandue dans les sociétés avancées - où il existe des moyens effectifs de mettre en œuvre de nouvelles normes.

Nombre de nos normes sont utiles. D'autres imposent trop d'obligations ou de coûts pour la liberté individuelle, ou sont obtenues au détriment des traditions établies et des usages. Leurs exigences - à travers la surréglementation et les procédures - entravent notre capacité à réagir rapidement face à la concurrence, aux défis et aux conflits. Le succès même de la mondialisation signifie que cette concurrence économique est devenue plus féroce et a réduit la marge de manœuvre  pour que des contraintes supplémentaires soient indolores. La concurrence, c’est aussi celle entre surréglementation et déréglementation.

Par ailleurs, blâmer nos institutions politiques pour tous les défauts de leur gouvernance, recenser les fautes historiques qui ont été les nôtres, réfléchir sur les doubles standards que nos intérêts peuvent générer nous rend aussi de plus en plus vulnérables. On pensait, en particulier pendant la Guerre froide, que la supériorité de la démocratie résidait dans sa capacité à corriger ses propres erreurs. La fragmentation de notre vie politique rend cette capacité d’autant plus douteuse qu’après 80 ans de paix ou quasi-paix, nous ne croyons plus que notre vie puisse être en jeu. Nos adversaires ne sont que trop heureux de s'épargner la peine de nous tendre un miroir, puisque nous le faisons nous-mêmes. Aujourd'hui, ce n'est pas seulement notre extrême gauche qui fait l'éloge d'un Sud mythifié, épargné par les crimes auraient cours ailleurs. Ce sont aussi nos conservateurs les plus pessimistes qui sont tentés de faire la promotion, comme le fait l'extrême droite, d’un leadership autoritaire et de politiques fondées sur l'intérêt immédiat. Ce faisant, ils se retrouvent à l'unisson des régimes les plus autoritaires et apportent une mauvaise réponse à des problèmes réels. Ces mauvaises réponses s’adossent au désespoir populaire, alimenté à son tour par le cercle vicieux des médias sociaux.

Retour vers le futur

Ces deux mauvaises réponses ont une seule et même conséquence. D’un côté, les hommes et femmes politiques partisans de l’illibéralisme rejoignent, par leurs préférences en matière de valeurs, les régimes autoritaires et semi-autoritaires ; de l’autre, notre camp libéral-progressiste fait l'éloge d'un tiers-monde ressuscité et fantasmé comme le Sud global. C'est ainsi que l'on retrouve notre droite la plus autoritaire aux côtés de Poutine et notre gauche populiste aux côtés du Hamas.

Cette régression démocratique, qui évoque pour beaucoup un retour aux années 1930, ne relève pas  de notre seule responsabilité. La Russie, la Chine, la Corée du Nord et la plupart des régimes du Moyen-Orient ne sont pas des démocraties qui auraient mal tourné : ce sont, depuis des décennies, des dictatures, avec au mieux de brefs intermèdes démocratiques(en Russie et en Iran). En réalité, estimer que la crise actuelle plonge ses racines dans nos démocraties revient à commettre un péché d'arrogance et à reprendre l’argumentaire de ceux qui sont nos adversaires - il serait faux d’employer l’euphémisme de "concurrents". Car ils nous accusent d'être la cause de conflits qu'ils créent eux-mêmes, et qu’ils nourrissent. En inversant la causalité, nous croyons épargner notre fierté et préserver notre héritage comme centre du monde : il suffit de voir la réticence de la France ou du Royaume-Uni à admettre qu'ils ne sont plus de grandes puissances et qu’ils ne sont plus guère à la manœuvre des grandes affaires du monde. Le Brexit s’inscrit dans ce contexte, et la France, quant à elle, tente de sauvegarder les apparences en cachant derrière une diplomatie aventureuse les insuffisances de son hard power ou les faiblesses de son économie. D’autres se contentent à merveille de ces illusions, qui leur permettent à moindre frais de nier leur propre rôle dans le chaos mondial et de se targuer d’une diplomatie publique pacifiste et neutraliste à l'intention du reste du monde.

L'ère post-1989 est bien loin. Souvenons-nous de ses promesses d’une “fin de l’Histoire”, d’une démocratisation mondiale, d’un État de droit international justifiant les interventions extérieures au nom d’impératifs humanitaires. Elle portait des valeurs universelles, soutenues par des politiques économiques libérales et expansionnistes. Ce qui fut un sommet d'optimisme dans l'histoire de l'humanité a désormais, sur ces mêmes questions, cédé la place à un abyme de pessimisme. Ce n'est pas pour rien que l’on se réfère volontiers, pour comprendre notre époque, au passage de la Grande Illusion de 1918 à l'effondrement de l’ordre international établi et à la Grande dépression. L'optimisme passé et le pessimisme présent se concentrent tous deux sur les sociétés occidentales. Dans le même temps, les régimes autoritaires dont on prédisait l’effondrement rapide ont retrouvé leur vigueur et leur esprit d'initiative. On retrouve ici deux visions successives du droit international - porté aux nues, puis écrasé par la réalité. Pour reprendre les termes de Jake Sullivan, conseiller à la sécurité nationale de l'administration Biden, "le monde des années 1990 est révolu, il ne reviendra pas, et persister à vouloir le contraire ne constitue ni un programme cohérent ni une critique constructive de l’état actuel du monde”. On ne saurait comprendre ce changement sans s’aviser que les institutions et les règles internationales censées être universelles comptent désormais moins que les alliances de valeurs ou les coalitions d'intérêts bien compris.

La sublimation d'un Sud global imaginaire

Dans la tourmente actuelle, on a parfois l’impression d’assister à la représentation d’une tragédie de Sophocle. Les nations émergentes et en développement y joueraient le rôle du chœur antique commentant et jugeant la lutte entre Antigone et Créon - qu'il s'agisse de la guerre de la Russie avec l'Ukraine, de l'explosion du Proche-Orient ou, surtout, de la compétition sino-américaine.

Ce jeu de rôle attribué à un “Sud global” prend place dans un contexte historique précis. L'incertitude qui résulte de l’affaiblissement du leadership au niveau mondial génère du chaos, ce que les partisans d'un "monde multipolaire" ne semblent pas remarquer, voire ce dont certains se réjouissent.

La "crise de vingt ans", si l’on reprend les termes par lesquels E.H. Carr a désigné la période 1919-1939, a également été un interrègne au cours duquel la Grande-Bretagne a cédé de son leadership, sans pour autant que le relais n’ait été totalement assumé par des États-Unis isolationnistes. C'est ici la cause la plus immédiate de la Grande Dépression, le dollar n'ayant pas remplacé de manière adéquate le rôle prépondérant de la livre sterling. Christine Lagarde, depuis le FMI, a explicitement comparé "les deux décennies", 1920 et 2020. Le manque de leadership de l'Europe occidentale a été un facteur majeur dans le choix de politiques d'apaisement à l'égard des régimes autoritaires révisionnistes et revanchards, de l'Allemagne au Japon. Aujourd'hui, l'incertitude prévaut sur la volonté des États-Unis à assumer les responsabilités de l'ordre international, et le scepticisme règne quant à la capacité de l'Europe à se charger de sa propre part du fardeau. Il faut aussi prendre en compte la volonté de nos rivaux systémiques de limiter ou renverser la prééminence du dollar américain sur les transactions monétaires et financières, sans qu'ils ne soient parvenus à proposer une alternative viable.

C'est dans ce contexte que “le reste du monde" a pris en termes géopolitiques une importance relative nouvelle par rapport à l'Occident. Il ne s'agit pas ici d’évoquer la démographie, ni même une augmentation de la part du PIB mondial (bien réelle, quoi qu’en disent ceux qui affirment que les inégalités entre les nations augmentent). C'est le poids et la capacité de choix géopolitique qui sont réévalués. On allègue souvent que l'Occident (ou l'Amérique, ou Israël ou même l'Ukraine, sans parler de Taiwan) sont "isolés" au milieu d’un océan de pays indifférents ou hostiles. Certains ne ménagent pas leurs efforts, comme la Chine qui impose le principe d'une seule Chine à chacun de ses partenaires, ou la Russie qui courtise les membres des BRICS, pour que cela devienne vrai.  

Pourtant, à quand remonte la dernière fois que des nations ont explicitement soutenu une entreprise géopolitique majeure de l'Amérique et de ses alliés dans le cadre d'un conflit ? Il n'y aurait jamais eu de contingent militaire de l'ONU lors de la guerre de Corée en 1950 si la Russie n'avait pas maladroitement adopté la politique de la chaise vide au Conseil de sécurité à l'époque. À l'exception de l'Australie et de la Corée du Sud, qui devait payer sa propre dette de sang, personne n'a soutenu la guerre au Viêt Nam : il est frappant de constater que l'Asean a été aussi absente qu'elle le pouvait, alors qu'elle ne défendait manifestement pas le communisme. Il existe un mythe persistant qui voudrait que "l'Occident", ou l'Amérique, ait "perdu le soutien" des autres nations à cause de leurs péchés. Les raisons généralement invoquées sont nos double standards ou nos interventions dans les affaires intérieures d'autres peuples (en réalité, d’autres États). La vérité est que le monde n’a jamais admis une quelconque supériorité morale occidentale. Parfois avec raison, comme pour nos guerres coloniales. Il n’en reste pas moins que l’avènement d’un nouvel évangile décolonial signifie que les aspects plus positifs de l'ère coloniale sont rarement évalués. Il ne viendrait  à l’esprit de personne de condamner le droit romain comme  produit de l'occupation militaire romaine de l'Europe, et d’en appeler au retour à la justice gauloise ou wisigothe… L'intervention humanitaire au titre du chapitre VII de la Charte des Nations unies - qui ne se confond pas avec les interventions visant à faire tomber un régime en place - a été, brièvement et dans quelques rares cas, acceptée par l'ONU après 1989 (mais pas pour la Serbie, un pays européen). Elle a rapidement été strictement circonscrite aux situations où des conflits transfrontaliers étaient impliqués.

Entre-temps, notre autodénigrement a conféré aux autres un nouveau rôle géopolitique, du moins dans le monde détraqué de la principale institution internationale de notre époque, le système des Nations unies. Les progressistes messianiques de l'Occident avaient inventé le terme de “Tiers Monde” pour soutenir l'émancipation coloniale et la révolution mondiale. Il est ensuite tombé en désuétude, discrédité par les bénéfices que la mondialisation apportait.

Le monde n’a jamais admis une quelconque supériorité morale occidentale.

Dans un contexte de croissance mondiale galopante, c’est le terme de "fracture Nord/Sud" qui est d’abord apparu. Il a été mis en exergue dès 1980 par le rapport Brandt de la Banque mondiale, alors dirigée par Robert McNamara, l'ancien secrétaire américain à la Défense (celui-là même qui avait mené une grande partie de la guerre du Viêt Nam). Ce rapport a inauguré une période centrée  sur les questions d'inégalité et de géoéconomie. Aujourd'hui, le FMI considère 152 pays comme des économies émergentes ou en développement. Sa liste - obsolète - comprend le Brunei, les Émirats, l'Arabie saoudite et la Chine, tandis que la Malaisie semble figurer à la fois parmi les économies avancées et les économies émergentes ou en développement. Tous ces pays ont un intérêt direct, notamment à l'OMC (où il est laissé au libre arbitre de chaque membre de se déclarer développé ou en développement...) ou à la CNUCED (à laquelle l'OMC se réfère comme source), à éviter d'être reclassés comme économie développée : dans toute son histoire, depuis 1964, la CNUCED n'a reclassé qu'une seule fois un pays au niveau des économies développées : la Corée du Sud, en 2021. Trois ans plus tard, ce pays dépasse le PIB par habitant du Japon.

Le délitement des Nations unies

Il va sans dire que cette classification constitue un groupe politique au sein de l'Assemblée générale des Nations unies et de son organisation, ce qui se reflète également dans la liste des 134 membres de ce que l'on appelle encore le G77 (qui comprend à nouveau des “économies en développement” telles que tous les États du Golfe et Singapour!). La tendance s'étend aux BRICS - à l'origine quatre pays auxquels s'est ajoutée l'Afrique du Sud, aujourd'hui une organisation de dix membres à laquelle 34 nations sont actuellement candidates. Bien que flou, le mandat informel des BRICS semble couvrir les questions de développement et, une fois encore, professe la neutralité politique. Ainsi, d'importants membres fondateurs des Nations unies créent ou jouent d’organisations concurrentes. La Chine est la plus experte dans ce jeu qui consiste à dupliquer les organisations internationales afin de maximiser son pouvoir d’influence sur chacune d’entre elles.

Ce jeu autour du système onusien s'est étendu aux questions géopolitiques. Les faux-semblants qui sévissent au sein des organisations internationales ne sont nulle part plus évidents qu'au Conseil des droits de l'homme des Nations unies, lequel accueille actuellement en son sein  des pays tels que l'Algérie, le Soudan, la Chine, le Viêt Nam et Cuba. On les observe également dans cette allégorie de l'Hypocrisie que représente désormais la FINUL. Une mission de maintien de la paix de l'ONU censée depuis 2006 empêcher la militarisation du sud du Liban est devenue l’otage passif - et le plus souvent silencieux - de la prise de contrôle armée de cette même région par le Hezbollah. Le contexte politique doit bien sûr être pris en compte : le blocage du Conseil de sécurité et le vote à la majorité de l'Assemblée générale ont bouleversé les Nations unies, la Chine se faisant le héraut rhétorique d’une égalité entre tous les États, quelle que soit leur taille. Le Conseil de sécurité en est donc réduit à adopter des résolutions qui ne pourront pas être mises en œuvre, voire qui n’ont jamais été conçues pour l’être. Elles font l’objet des hochements de tête approbateurs, puis des mélopées éplorées du chœur antique sophocléen: c’est le jury du Sud global, qui constitue l'essentiel de l'Assemblée générale. Dans cette enceinte, les doubles standards sont rarement mis en avant lorsqu'ils ne sont pas le fait des démocraties occidentales.

Autrefois, la Société des Nations rédigeait des résolutions qui n'étaient pas applicables, en raison des limites de sa charte. L'ONU, après avoir rempli pendant des décennies un rôle de maintien de la paix, voit à présent ses ambitions encore plus brimées que ne le furent celles de la Société des Nations. Une coalition agissante rassemblant la Russie et la Chine a paralysé le Conseil de sécurité. L'Assemblée générale et l'ensemble des organes des Nations unies sont manipulés par des coalitions de vote qui non seulement rendent l'organisation impuissante, mais la contraignent également à ne rien voir, ne rien entendre et ne rien dire, si cela mécontente une majorité d'États membres. En octobre 2024, Antonio Guterres, le secrétaire général des Nations unies, a rencontré Vladimir Poutine dans la foulée du sommet des BRICS à Kazan - ce même Poutine, inculpé de crimes de guerre par la Cour pénale internationale (CPI), une émanation des Nations unies.

Voici le contexte dans lequel la notion de "Sud global" s'est imposée. Elle provient autant du nouveau pessimisme historique des démocraties occidentales que de leur culpabilité postcoloniale et de l'acceptation-réflexe de classifications dépassées depuis longtemps. Ces conditions ont conduit à l'émergence et à la popularité du "Sud global", considéré à la fois comme une force géopolitique et comme l’aspirant-arbitre du monde, héritier du Tiers monde dont l'un des traits caractéristiques était la neutralité et le non-alignement. Le contexte est pourtant fort différent : il n'est plus alimenté par la révolution, mais par notre perception du déclin et de l'illégitimité idéologique, voire morale, qui seraient les nôtres, et par l’aspiration concomitante de régimes autoritaires à se voir confier le contrôle total de leurs propres affaires.

Les limites du soft power dans le nouveau monde des médias sociaux

Le tiers-monde était synonyme de changement révolutionnaire ; le Sud global vise à garantir la stabilité des régimes. Les autoritaires du monde entier, qui ont toujours considéré la démocratie comme une aberration tout en prétendant incarner la volonté du peuple, sont désireux de se servir de nos doutes, en remuant le couteau dans les blessures du passé à l'aide de médias sociaux manipulés - qui sont à notre temps ce que furent au XXe siècle la propagande de masse. Le soft power de l'Occident semble aujourd'hui reposer davantage sur des plateformes de divertissement de type Netflix (et pour l'Europe, sur un patrimoine qui la ravale au rang d’un immense Disneyland ou qui concède un statut de musée) que sur des valeurs politiques ou humaines. Ce sont nos concurrents qui encouragent les nouvelles “masses misérables” à clamer leur mécontentement, plus qu’à aspirer à la liberté. Le fait que les autoritaires puissent faire taire la dissidence ouverte dans leurs rangs semble les rendre plus efficaces que nos sociétés de débat. L'utilité de la démocratie est remise en question de l'intérieur.

Telles sont du moins les conclusions tirées par une partie de nos politiques. La montée de ce que l'on appelle le populisme coïncide avec des forces d'extrême gauche et d'extrême droite qui capitalisent sur un mécontentement qu'elles suscitent par ailleurs. Le changement de génération produit ses effets dans des directions différentes. Les Britanniques les plus âgés ont massivement voté pour le Brexit, tandis que les jeunes ont voté en faveur du maintien dans l’UE. En France, la situation est inversée : les jeunes Français proclament leur pessimisme et leur peur de l'avenir et s'orientent vers des partis radicaux, aux deux extrémités du spectre, tandis que la génération plus âgée reste plus proche des opinions pro-européennes. Les Américains, qui vivent dans celui des pays développés qui a la croissance la plus rapide, où l'inflation a disparu et où le taux de chômage a fortement baissé, manifestent néanmoins leur mécontentement à l’encontre du système économique et de l'administration qui ont vu ces résultats se matérialiser. L'immigration est en passe de devenir un problème majeur, alimentée tant par le pouvoir d'attraction d’une économie américaine en forte croissance que par l'effet de poussée à partir de l'Amérique centrale et du Sud, en particulier du Venezuela. Si l'on se contentait d’observer les enjeux prioritaires pour les électeurs (l'avortement, l’autre enjeu capital), c’est le candidat républicain qui remporterait les élections de novembre ; la personnalité de Donald Trump oblige les commentateurs à faire montre de plus de circonspection.

Le soft power de l'Occident semble aujourd'hui reposer davantage sur des plateformes de divertissement de type Netflix (et pour l'Europe, sur un patrimoine qui la ravale au rang d’un immense Disneyland ou lui concède un statut de musée) que sur des valeurs politiques ou humaines

En revanche, Vladimir Poutine bénéficie toujours du soutien de la majorité des Russes, même s'il les a embarqués dans une guerre irrédentiste pour reconquérir le paradis perdu de l'espace soviétique. De même, sondage après sondage, même si ils sont douteux compte tenu du niveau de surveillance qui sévit, les Chinois semblent exprimer leur confiance dans leurs dirigeants politiques, et dans  le PCC,qui porte un certain art de la gouvernance à son paroxysme tout en refusant de rendre tout comptes politiques.

Certes, ni la Chine ni la Russie ne sont des terres d'immigration (même si la Russie proprement dite était autrefois alimentée par des travailleurs d'Asie centrale), non plus que l'Iran, la Corée du Nord, la Syrie, Cuba ou le Venezuela. Pendant ce temps, les classes aisées ou éduquées russes et chinoises affluent vers l'Occident pour y trouver la sécurité juridique, les soins de santé, la qualité de l'éducation ou tout simplement la liberté de loisirs qui font défaut dans les systèmes autoritaires. Les réfugiés syriens, venezuéliens, cubains et nord-coréens cherchent, eux, simplement la sécurité physique.

L'inégalité des revenus entre les nations, un problème exagéré

S'il est incontestable que les politiques de mondialisation des années 1980 ont déclenché la plus grande ère de croissance économique que l'humanité ait connu, en grande partie en dehors des pays industrialisés les plus anciens, l'inégalité entre les nations reste un sujet de débat majeur. On a beaucoup parlé dans le passé de la mondialisation comme d'une forme d'exploitation accrue des pays moins développés. Or, c'est dans les pays développés que le syndrome de la "classe ouvrière oubliée" a pris une forme politique. Dans une perspective à plus long terme, les lauréats du prix Nobel d'économie de cette année ont montré comment la colonisation, selon le modèle et les aires géographiques, a accéléré ou entravé le développement économique. De 1945 au début des années 1980, ce que l'on pourrait qualifier de politiques économiques séparées entre l'Occident avancé (plus l'Asie du Nord-Est) et “le reste du monde” a accru les inégalités entre les pays. La mondialisation et les politiques postcommunistes ont ensuite inversé la tendance. Pour les vingt dernières années, le rapport de la CNUCED, une organisation peu suspecte de sous-estimer les inégalités mondiales constate leur déclin relatif : "une forte baisse des inégalités entre les pays a été entraînée par une croissance économique plus forte dans les pays émergents, en particulier en Chine et, dans une moindre mesure, en Inde, au cours de l'ère de la mondialisation qui a vu ces nations s'intégrer rapidement dans l'économie mondiale, entraînant des augmentations significatives de leur revenu par habitant et réduisant l'écart avec les pays développés. (...) Le récent déclin des inégalités entre les pays n'a été que partiellement compensé par les effets de déséquilibre d'une croissance démographique plus rapide en Afrique subsaharienne, qui est aujourd'hui la région la plus pauvre du monde, et par l'accroissement des inégalités à l'intérieur des pays, y compris en Chine et en Inde". Nombre de commentaires ne soulignent pas cette tendance positive des deux dernières décennies, en l’enfouissant sous un temps plus long à partir des années 1950, ou en la confondant avec l'inégalité des revenus à l'intérieur de chaque pays.

Bien entendu, l'écart croissant entre les revenus à l'intérieur des pays ne saurait être négligé, tout comme le fait que les 5 % les plus pauvres du monde résident principalement en Afrique sub-sahélienne. Ceci pose un défi particulier à l'Europe en matière d'immigration, en plus des conflits du Moyen-Orient et de l'Asie du Sud. Pour cette raison, et parce que les nouvelles tendances technologiques, ou la lutte contre le changement climatique, pourraient creuser à nouveau l'écart de revenus entre les nations, des politiques inclusives demeurent nécessaires. Le rejet des politiques de mondialisation aux États-Unis et en Europe, ainsi que dans de nombreuses économies émergentes, pourrait lui aussi contribuer à accroître l'inégalité des revenus entre les nations.

Transition énergétique : un modèle coûteux

L'augmentation des inégalités à l'intérieur des pays affecte également l'Occident développé. Les inégalités sont parfois moins avérées qu’on ne croit (comme en France, après la prise en compte de la redistribution des revenus, ou même aux États-Unis où la Sécurité sociale est aussi un redistributeur massif). Elles  alimentent le populisme et suscitent une réaction contre la mondialisation. Cela se traduit également par un trilemme : étant donné le coût global de nos objectifs de transition énergétique, il est illusoire de penser pouvoir à la fois lutter contre le changement climatique, protéger la classe moyenne dans les économies avancées et réduire la pauvreté dans le monde. À ce stade, c’est moins l’existence effective du dilemme qui importe, mais le fait qu’une grande partie de l'opinion publique des pays développés y croit, et privilégie, à tort ou à raison, son niveau de vie. De nombreux pays émergents et en développement rejettent aussi les mesures coûteuses contre les changements climatiques qu’on leur demande, et plus encore les pénalités qu’on voudrait leur imposer.

Le consensus pourrait se faire sur la nécessité de budgets plus généreux, mais cela semble irréaliste. La Chine indique la voie à suivre. De même que sa croissance économique contribue largement à la réduction des inégalités de revenus dans le monde, la manière dont elle a géré son propre dilemme climatique est instructive. D'abord frappée par des émissions de carbone hors de contrôle, faisant partie des pays les plus menacés par la hausse des températures et du niveau de la mer, elle a trouvé le moyen de récupérer une partie des coûts de sa transition énergétique grâce à des exportations ambitieuses de nouvelles énergies alternatives. Cela se fait à nos dépens, bien sûr. Mais d'une part, nous ne pouvons pas atteindre nos objectifs de transition énergétique sans énergies alternatives moins coûteuses, et d'autre part, nous ne pouvons pas espérer qu’une exemplarité de notre part, passant par le sacrifice de notre croissance économique (ou même un processus de décroissance comme le préconisent certains) incitera d'autres pays à suivre notre voie. L’opposition à la transition énergétique forcée par le haut est donc un choix rationnel de l'électorat des démocraties, qui tient compte des coûts d'opportunité. C'est particulièrement vrai aux États-Unis, où les ressources énergétiques sont abondantes. Oui, cela demande de fermer les yeux sur les dommages causés au climat : après le passage du charbon au gaz, les émissions de CO2 et de méthane provenant de l'extraction et de la transformation du gaz et du pétrole de schiste ont commencé à augmenter. C’est bien l’intérêt qui régit le monde, ici comme ailleurs : il serait bon de garder cette vérité à l’esprit lorsque nous traitons avec nos partenaires internationaux.

Toutes les démocraties sont confrontées à ce type de dilemme entre court et long terme. En Europe, le dilemme équivalent pourrait bien être celui d’un choix entre plus de dépenses de défense, évidemment requises par la menace croissante que la Russie et ses quasi-alliés font peser, et les sacrifices que cela entraînera pour le le principal chapitre des dépenses publiques, à savoir celui qui concerne les dépenses sociales, ou pour la transition énergétique. L’option retenue, qui n’est pas exclusivement celle du le camp populiste mais est suivie par une partie du centre politique, consiste à s'abstenir d'augmenter les dépenses militaires et à espérer que tout ira pour le mieux.

À la recherche d'une approche internationale européenne réaliste : le test Trump

La situation de l’ordre international que nous avons décrite dicte des approches plus réalistes de la part des démocraties en matière de politique extérieure. Celle-ci prendrait en compte  la possibilité d’une deuxième administration Trump, et se confronterait au "reste" (alias le Sud Global), et au système international incarné par les Nations unies et son réseau d'institutions.

Une seconde administration Trump, si elle advient, amènerait des changements par rapport à la première présidence Trump 2016-2020, avec toutefois des constantes. Pour ce qui est des changements : une offensive accrue, ouvertement annoncée par Donald Trump lui-même, à l’encontre de la démocratie et de l'État de droit. Le système américain de checks and balances (freins et contrepoids) a résisté lors du premier mandat et de l'insurrection bâclée du 6 janvier 2020. La composition actuelle de la Cour suprême des États-Unis et l'incapacité qui est celle du système judiciaire à empêcher un homme condamné pour 34 crimes et trois autres actes d'accusation de briguer la plus haute fonction du pays sont des faits. Rappelons toutefois que l'une des principales critiques formulées par l'UE à l'encontre de la Pologne dirigée par le PiS était que le parti avait modifié la composition de la plus haute instance judiciaire du pays. Il serait difficile d’affirmer exactement l’inverse concernant le système judiciaire américain en regrettant que l'administration Biden ne rééquilibre pas la Cour suprême

Une autre différence entre 2016 et 2024 tient dans le contexte international qui est le nôtre, et qui s’avère de plus en plus chaotique et dangereux. À voir la guerre russe en Ukraine, l'explosion du Proche-Orient, la conjonction militaire de la Corée du Nord et de la Russie, avec qui la Chine marche quasiment de conserve, et la posture de plus en plus agressive de Pékin autour de Taïwan, tout cela couplé à ses progrès militaires rapides, d’aucun se sentirait nostalgique du climat international qui prévalait en 2016.

Il existe deux types de réalisme international. L'un veut qu’à défaut de se battre, on se rende, voire on cède à l'avance à ses adversaires. L'autre consiste à se rallier à ses amis ou à ceux qui ont des intérêts similaires, ou du moins compatibles. En ce qui concerne la première option (se rendre ou céder), si l'Union européenne, dans ses déclarations, adopte une position ferme face à l'agression russe, c'est moins évident pour plusieurs États membres clés. Pour ce qui est de la deuxième option, pendant la Guerre froide, elle a souvent conduit à entretenir des relations peu recommandables. Aujourd'hui, elle contraint à certains compromis sur les valeurs. Or l'UE et certains États membres sont déchirés par des postures morales qui peuvent s'apparenter à de l’hypocrisie si elles ne se traduisent pas en actes. L'indignation n'est pas une politique. Le bilan mitigé de l'UE en matière de sanctions à l'égard de la Russie - un triomphalisme politique suivi d'une mise en œuvre en dents de scie - suggère que la prudence est de mise. La diplomatie française en est un bon exemple. Alors qu'elle a décrété un embargo à l'égard d'Israël sur des armes qu'elle ne lui vendait pas, la France signe en même temps des contrats avec l'Égypte ou l'Arabie saoudite, qui ont utilisé leurs armées contre la rébellion interne dans le Sinaï ou combattu le régime insurrectionnel houthi au Yémen : un bel exemple de réalisme tactique. Les priorités existent indépendamment des jugements de valeur. La montée en puissance d'une coalition mondiale des Impies ne doit pas nous conduire à nous lier à une sainte alliance des Vertueux. Pour faire respecter les règles multilatérales, il faut aussi être plus qu'un parti de deux.

 

Cela signifie que nous devons nous abstenir de batailler avec l'Amérique trumpienne sur toutes les questions autres que nos intérêts fondamentaux, et donner la priorité - si possible - à l'alliance stratégique. Il est certain qu'une victoire de Kamala Harris créerait plus de continuité et que les inconnues connues naguère évoquées par Donald Rumsfled seraient moins nombreuses.

Il existe deux types de réalisme international. L'un veut qu’à défaut de se battre, on se rende, voire on cède à l'avance à ses adversaires. L'autre consiste à se rallier à ses amis ou à ceux qui ont des intérêts similaires, ou du moins compatibles

Donald Trump est imprévisible, même si son entourage changeant au cours du premier mandat ne l'était pas. Pourtant, ses discours de campagne ont mis l'accent sur la Chine, désignée comme le principal enjeu de la politique étrangère des États-Unis, tout se présentant, lui, Trump, comme un homme capable de stopper net, par la seule vertu de son apparition, tous les adversaires des États-Unis, et une personnalité apte à mettre fin à plusieurs conflits internationaux. Si certains, parmi ceux qui sont susceptibles de rejoindre son administration, expriment à nouveau l'exigence (non sans justification) que l'Europe paie davantage pour sa propre défense, il ne s'agit pas, et de loin, d'un thème central de la campagne.

Le commerce et l'économie créent, en revanche, un risque immédiat de conflit transatlantique avec l'Europe. C'est là que l'UE a déjà mis sur pied un groupe de travail, préparant une éventuelle riposte à une administration américaine qui considèrerait l’UE comme une cible facile. Même dans ce type d'affrontement, une limite peut être rapidement atteinte et, on peut l’espérer, par les deux parties. L'UE a un excédent commercial important et qui va croissant avec les États-Unis mais demeure fortement dépendante des logiciels et des plateformes informatiques basés aux États-Unis ; elle reste la principale source de prêts et d'investissements directs étrangers pour les États-Unis, du fait de la valeur élevée du dollar et de taux d'intérêt importants. Si les États-Unis devaient reprendre les termes de la doctrine Nixon-Connally de 1971 ("notre monnaie, votre problème") et laisser le dollar chuter, cela occasionnerait certainement des dommages pour la dette intérieure et internationale des États-Unis, mais nuirait plus encore à l'économie européenne, déjà mise à mal par la dépréciation des monnaies de l'Asie orientale.

Le plus probable, même sous Trump II, est que les différends commerciaux, même s’ils s'intensifient, ne constitueront pas une “guerre commerciale”: les dommages qu'elles causeraient seraient au préjudice des deux côtés de l'Atlantique.

En revanche, une rupture de l'alliance est peut-être souhaitée par les souverainistes européens purs et durs, qui y voient l'occasion de créer une Europe indépendante. Mais à l'exception de la France, où certains voient dans l'Europe puissance le substitut à une capacité nationale défaillante, rares sont ceux qui ont transféréé leur nationalisme au niveau européen. Les souverainistes ou nationaux-populistes d'Europe centrale et orientale ne sont pas pro-européens et approuvent une grande partie de la rhétorique et de l'idéologie du trumpisme. Beaucoup plus grave serait aux États-Unis une coalition d'isolationnistes et ou de partisans d’une priorisation de l’enjeu chinois, réunis autour de Donald Trump. Certains membres de l'administration de son premier mandat, par exemple l'ancien secrétaire d'État Mike Pompeo, soulignent que, sur le terrain, le soutien militaire des États-Unis à l'Europe a augmenté plutôt que diminué sous ce mandat. Cela pourrait changer. Non seulement l'Ukraine, mais aussi le Proche-Orient attireront l'attention, beaucoup plus fortement qu'entre 2016 et 2020, lorsque l'administration Trump était encore en mesure d'élaborer les accords d'Abraham.

Parmi les certitudes ou les known knows : l’administration américaine, quelle qu’elle soit, a besoin du soutien de ses alliés pour faire face à la Chine - sur le plan stratégique en raison de la technologie et des questions matérielles essentielles, sur le plan diplomatique en ce qui concerne les sanctions. Cela ne veut pas dire qu’elle les attendra. Ce soutien nécessaire est moins vrai pour les autres fronts. L'Europe, au contraire, est très loin d'atteindre la souveraineté stratégique, sans même parler de l'autonomie. Avoir cela pour ambition, parmi d’autres objectifs de la construction européenne, est louable. Mais il ne faut pas mettre la charrue avant les bœufs. Pour l'instant, c’est l’alliance militaire qui est primordiale. Il ne sert à rien de prédire que Trump II s’en retirera, mais il est nécessaire de prendre des mesures de précaution pour rendre cette issue moins probable, et pour faire face jusqu’à ce que l'Amérique ressente d’elle-même les inconvénients qu’il y a à faire cavalier seul. Raisonner ainsi, c'est bien choisir la pire des solutions - à l'exception de toutes les autres. C'est donc faire le choix du réalisme.

Casser les BRICS, désagréger le Sud global

Le réalisme devrait également dicter notre attitude à l'égard de ce que l'on appelle le Sud global. Il n'est pas global, et ce n'est pas le Sud. Dans quelle mesure la Turquie, membre silencieux de l'UE à tous égards sauf en ce qui concerne sa participation politique, est-elle un pays du Sud ? Dans quelle mesure l'Arabie saoudite ou les États du Golfe sont-ils des économies en développement ou même émergentes, si ce n'est par leur refus de payer pour les fonds mondiaux de transition énergétique et de fournir une aide à ceux qu'ils appellent leurs frères régionaux ? Quelle est la réalité du Sud quand l'Inde s'abstient de voter deux résolutions à l'Assemblée générale, la première exigeant un cessez-le-feu immédiat sur Gaza (octobre 2023), la seconde exigeant qu'Israël mette fin sans délai à sa présence dans les territoires occupés (septembre 2024), alors qu'une partie de l'Europe, dont la France, vote en faveur des mêmes résolutions ? Ou lorsque le président brésilien Lula évite de participer à la réunion des BRICS à Kazan alors que le secrétaire général de l'ONU court jusqu'à Moscou pour s'incliner devant Poutine ?

Il est impossible de se concilier des pays tiers sans tenir compte de leurs propres intérêts. Cela n’implique pas qu’on adopte leurs positions, érigées à tort en positions de principe. La plupart des pays en développement et émergents sortent d'une longue période d'impuissance relative, et leurs positions sont moins guidées par des principes que par des intérêts spécifiques. La meilleure traduction de ce phénomène, y compris avec son ambiguïté stratégique, est probablement celle de "multi-alignement", élaborée par le ministre indien des affaires étrangères, S. Jaishankar.

Le principal changement par rapport au passé est que la Chine, deuxième économie mondiale avec un important excédent de la balance des paiements courants et d'énormes réserves monétaires, peut effectivement pratiquer une diplomatie du chéquier qui mêle intérêt commercial et persuasion ou coercition politique. Cela signifie que faire le choix d’une position de retrait, en termes d'aide, avec une  politique de protectionnisme commercial voire d'isolationnisme pur et simple aux États-Unis, ou en Europe une forme de non-intervention et de passivité, laisse le monde à la Chine et à ses partenaires coalisés. L'Occident englobe l'Australie, le Japon d'après-guerre et les "nouvelles" démocraties d'Asie du Nord-Est. Malheureusement, les nationaux-populistes européens rejettent la notion d'"Occident".

Le réalisme devrait également dicter notre attitude à l'égard de ce que l'on appelle le Sud global

Face à ces enjeux, la mise en œuvre d'une Europe géopolitique, qui associe notre action à l'étranger à des choix politiques, évitant de s’engager et d’aider sans contrôler les conséquences, est une priorité. Le réalisme n'est entré que récemment dans le monde de la politique commerciale de l'Europe. Il n'a pas vraiment infusé dans ses institutions d'assistance au développement, scientifiques et climatiques, même si la prise de conscience a progressé.

L'ambition réglementaire de l'Europe doit être maîtrisée, faute de quoi nous nous poserons en exemple sans être suivis, et nous transformerons en archipel des Galapagos derrière nos fameuses normes et règles… C'est cette double exigence - moins de prêche, plus de contrôle - qui s'impose dans le monde nouveau qui est le nôtre.

Faire face au système des Nations unies

Enfin, il y a la question du système des Nations unies, né dans le contexte sans précédent de la suprématie unilatérale des États-Unis après 1945, et de façon subsidiaire pour leurs alliés. Pratiquer la diplomatie dans une institution n'exige pas d'y croire. Certes, il existe à l'ONU un large corpus de normes et quelques institutions techniques utiles. Il serait difficile de trouver un substitut universellement accepté. Aujourd'hui, seule une coalition transatlantique, en dialogue avec les pays tiers - G 20, OCDE - , est en mesure de conserver le contrôle de ces institutions techniques de l'ONU. L'Union internationale des télécommunications (UIT) est un exemple de champ de bataille, où la Chine - et la Russie dans une moindre mesure - tentent d'imposer de nouvelles normes pour internet et de prendre le contrôle du processus. Dans d'autres cas, le fait de payer tout en cédant le contrôle à nos rivaux systémiques, qui utilisent eux-mêmes leur pouvoir de vote mais contribuent financièrement généralement beaucoup moins, revient à nous tirer une balle dans le pied.

Le dilemme est également aigu au sein de l'Organisation mondiale du commerce (OMC). Les règles de l'OMC sont indispensables et, de fait, elles sont respectées par les petits pays qui peuvent s'en servir pour compenser leur propre manque d'influence. Mais ces règles couvrent de moins en moins les échanges économiques mondiaux, et la réforme de l'OMC reste toujours hors de vue.

Sur ces questions, l'Europe n'a guère de possibilité d’un positionnement intermédiaire ou de rôle de balancier. En ce qui concerne la relation transatlantique, nous avons le choix entre réussir ensemble ou dépérir séparément (hang together or separately, comme le dit Benjamin Franklin en 1776). En réalité, l'Europe serait la première perdante de la seconde option, laquelle ne profiterait pas non plus aux États-Unis.

Ne sous-estimons pas les risques d'un désengagement des États-Unis. Mais n'en faisons pas une prophétie auto-réalisatrice en nous lançant les premiers dans la voie d'une rupture transatlantique majeure

copyright JIM WATSON / AFP

Donald Trump et Ursula von der Leyen le 21 janvier 2020.

 

Recevez chaque semaine l’actualité de l’Institut Montaigne
Je m'abonne