Rechercher un rapport, une publication, un expert...
La plateforme de débats et d’actualités de l’Institut Montaigne
Imprimer
PARTAGER

[Le Monde de Trump] - États-Unis : "Trump est l’agent provocateur dont nous avions besoin"

[Le Monde de Trump] - États-Unis :
 Michel Duclos
Auteur
Expert Résident, Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie
 Soli Özel
Auteur
Expert Associé - Relations Internationales et Turquie
Découvrez
notre série 
Le Monde de Trump

La rationalité est-elle un bon critère pour comprendre les décisions de l'administration Trump ? Si l’on suit le diplomate, historien et penseur stratégique américain Wess Mitchell, le paradoxe des choix stratégiques de la Maison-Blanche n’est qu’apparent mais répond à l’environnement de contraintes actuelles. Dans la conversation que l’auteur de Great Power Diplomacy: The Skill of Statecraft from Attila the Hun to Kissinger (ouvrage à paraître) mène avec Michel Duclos et Soli Özel, c’est une certaine philosophie de l’histoire qui émerge.

INSTITUT MONTAIGNE - Wess Mitchell, dans vos analyses au Washington Post, vous soutenez une interprétation très rationnelle des projets de l’administration Trump : n’est-ce pas en contradiction avec les brusques demi-tours ou les prises de décisions apparemment intempestives qu’on observe de manière quasi quotidienne depuis le 20 janvier ? 

Wess Mitchell - Je ne crois pas : la stratégie de l’administration Trump est tout à fait rationnelle. Il s’agit de proposer un renouveau national pour répondre aux contraintes et saisir les opportunités auxquelles l’Amérique est confrontée, tant sur le plan géopolitique qu’économique.

L’environnement géopolitique se caractérise en premier lieu par les menaces de plusieurs grandes puissances (Chine, Russie, Iran) et ensuite par l’incapacité de l’armée américaine à gérer tous ces fronts simultanément. Elle n’en a pas les moyens militaires - notamment face à la Chine. Il faut donc que les États-Unis commencent par régler les crises au Moyen-Orient et en Europe pour pouvoir se consacrer militairement au principal théâtre d'opérations, qui est l’Indo-Pacifique.

Il faut donc que les États-Unis commencent par régler les crises au Moyen-Orient et en Europe pour pouvoir se consacrer militairement au principal théâtre d'opérations, qui est l’Indo-Pacifique.

L’administration Trump poursuit pour cela deux sous-objectifs : d’abord, faire face à ses adversaires de moindre importance par des moyens diplomatiques (comme la Russie et l’Iran) en transférant une part plus importante de la charge de la dissuasion conventionnelle à ses alliés régionaux. Il s’agit d’une stratégie tout à fait rationnelle, qui s’aligne sur le modèle historique de grandes puissances (l’Autriche de Metternich, 1821-1848, l’Allemagne de Bismarck, 1873-1890, ou la Grande-Bretagne d’Édouard VII, 1901 à 1910) qui, face à une menace multiforme, ont employé la diplomatie stratégique pour concentrer leurs forces militaires là où il le fallait. 

Le deuxième sous-objectif recherché par Trump est économique. Les États-Unis doivent se réindustrialiser face à la menace chinoise, et cela exige de renégocier le pacte asymétrique qu’ils avaient contracté avec leurs alliés depuis la Seconde Guerre mondiale : les États-Unis leur assuraient la sécurité et leur ouvraient leur marché sans condition de réciprocité. En échange, les alliés apportaient leur soutien politique et s’engageaient à investir leurs excédents dans les marchés financiers des États-Unis pour alimenter la consommation américaine. Cela avait du sens en 1950, quand les États-Unis représentaient la moitié du commerce mondial, mais ce n’est plus le cas, à présent qu’ils n’en constituent plus que 10 %. La diplomatie commerciale de Trump veut donc créer de nouvelles incitations afin de permettre aux États-Unis de se réindustrialiser tout en maintenant le statut du dollar.

Que ce soit en matière de sécurité ou de commerce, l’objectif est donc le même : consolider les équilibres stratégiques américains, en rééquilibrant les coûts et les avantages afin de maintenir les États-Unis à leur rang.

IM - Dans les moments de bascule historique comme le nôtre, la personnalité et le tempérament des hommes, en tant qu’individus singuliers, importent et peuvent changer le cours des choses, quel que soit l’environnement de contraintes. De quel poids pèse le facteur "Trump", au-delà des objectifs stratégiques que vous décrivez ? Par ailleurs, aucun économiste ne semble accréditer la possibilité de réindustrialiser les États-Unis. Peut-on prendre au sérieux cet objectif ? Enfin, les attaques contre les institutions et le monde académique et scientifique ne sont-elles pas absolument contradictoires avec le projet de consolider le pays et de développer son industrie ?

WM - Je ne soutiens pas une approche purement structurelle ou rationnelle des choses ! Les personnalités comptent énormément. Il faut commencer par analyser les équilibres de pouvoirs en place, mais la manière dont une nation réagit aux incitations géopolitiques dépendra ensuite du "génie" propre à son peuple et, tout particulièrement, propre à ses dirigeants. Que l’on regarde Charles de Gaulle : il a imprimé la marque de sa personnalité aux événements, en imposant la France au rang des grandes puissances - au point que son nom non seulement symbolise un ensemble de politiques, mais résume toute une époque et une vision de ce que la nation française était et pouvait devenir.

Il en va de même pour le président Trump. Il milite pour un renouveau national, nourri d’une vision des accomplissements passés de l’Amérique et de son potentiel futur. Endurance, goût du risque, patriotisme décomplexé : la personnalité du président est en phase avec un tel projet, qui rompt largement avec un establishment politique américain qui, ces dernières années, a défendu un projet de contrition nationale et de dévalorisation culturelle. Par instinct, Trump a saisi combien les Américains rejetaient un tel statu quo ; il incarne, par sa personnalité et sa vision, l’exact opposée. Trump est l’agent provocateur dont nous avions besoin. Sa personnalité est adaptée à un tel projet.

Il faut commencer par analyser les équilibres de pouvoirs en place, mais la manière dont une nation réagit aux incitations géopolitiques dépendra ensuite du "génie" propre à son peuple et, tout particulièrement, propre à ses dirigeants.

Si l’on se penche sur la politique industrielle, je m’inscris en faux contre vos propos : l’Amérique doit s’éloigner de l’orthodoxie néolibérale au profit d’une intervention stratégique qui lui permette de retrouver sa capacité industrielle, notamment dans des domaines prioritaires en matière de sécurité nationale. Il suffit de se référer aux travaux d’Oren Cass, de Steve Miran et de Scott Bessett, ou de parcourir les villes américaines sinistrées par la désindustrialisation, confrontées à la baisse de l’espérance de vie, en proie à des taux de toxicomanie, de suicides et de naissances hors mariage plus élevés que dans les années 1990.

Une telle situation, sur le sol des États-Unis d’Amérique, est insupportable d’un point de vue intérieur, et dangereuse pour la sécurité nationale. Un pays peut-il être souverain s’il n’est pas capable de fabriquer ses propres semi‑conducteurs, les hélices de ses navires ou les médicaments sur lesquels repose la santé de ses citoyens ?

Quant aux institutions universitaires, de même, je ne vois pas les choses ainsi : la puissance d’un pays ne dépend pas uniquement, ou pas principalement, de facteurs matériels. Elle est aussi le reflet de la qualité si l’on peut dire "morale" de ses institutions nationales. Or, beaucoup de campus universitaires américains sont devenus des pépinières pour des causes radicales qui ne sont ni soutenues par l’opinion publique ni propices au maintien de la méritocratie et de l’esprit républicain. Pourquoi les fonds fédéraux - l’argent des contribuables - devraient-ils financer des programmes qui attribuent tous les torts aux origines des États-Unis, qui encouragent l’antisémitisme voire qui taxent d’illégitime le projet défini par notre constitution ? Conditionner les financements publics à l’abandon de ce type de programme est, selon moi, pleinement cohérent avec une logique de rénovation nationale . 

IM - La politique en matière de droits de douane doit donc être comprise au travers du prisme de la réindustrialisation. Comment articuler cela avec l’abandon total des objectifs de décarbonation et de transition verte ?

WM - Il est impossible que les États-Unis se réindustrialisent dans le cadre d’un programme de décarbonation tel qu’imposé par l’Accord de Paris. En paroles, la Chine affirme peut-être qu’elle respecte les critères de Paris : dans les actes, elle en est à construire deux centrales à charbon par mois. Il n’y a qu’à voir l’impact négatif des projets verts sur les économies européennes, surtout dans l’industrie. Il ne faut pas non plus oublier que la cinquième révolution industrielle, fondée sur l’intelligence artificielle, requerra une très forte expansion de la consommation énergétique, bien au-delà des besoins de l’industrie traditionnelle. Pour y parvenir, les États-Unis devront exploiter massivement leurs réserves de gaz naturel, qui sont abondantes, et procéder à une vaste dérégulation en la matière : très loin de suivre la voie des renouvelables choisie par l’UE - qui, du reste, ne fait que la rendre encore plus dépendante des terres rares chinoises.

IM - Si les États-Unis doivent faire face à plusieurs ennemis en même temps, il semble contre-intuitif d’y répondre en antagonisant leurs propres alliés, comme c’est le cas par exemple en Asie, avec les brimades infligées à la Corée du Sud ou au Japon …

WM - L’administration Trump cherche à rééquilibrer les alliances américaines pour répondre au défi de la simultanéité stratégique. Les États-Unis doivent exiger de leurs alliés qu’ils assurent eux-mêmes la majeure partie de la défense conventionnelle dans leur voisinage : pourquoi les Américains devraient-ils prendre en charge la défense de l’Asie et de l’Europe à leur place ? De même, il n’y a aucune raison pour qu’ils s'accommodent des déficits budgétaires considérables que leurs alliés ont laissé s’imposer. La réciprocité commerciale peut à bon droit être exigée, surtout si l’on considère que leur sécurité dépend du succès de la réindustrialisation américaine.

La démarche de Trump n’est pas inédite : elle rappelle celles de précédents présidents qui, à des moments de bascule, ont renégocié le pacte fondamental qui les liait à leurs alliés. Ainsi de la Doctrine Nixon (1969), qui appelait les alliés à se charger eux-mêmes de leur sécurité en cas de crise dans leur voisinage ; ainsi de la logique qui prévalait, en matière de diplomatie commerciale, lors de la négociation de l’accord du Smithsonian Institute (accord sur les taux de change favorable au dollar, signé en 1971). Ainsi, encore, de la renégociation des taux de change sous Reagan avec les Accords du Plaza signés en 1985 avec le Japon, l'Allemagne de l'Ouest, le Royaume-Uni et la France. Il ne s’agissait pas de détruire les alliances, mais de les rénover pour répondre aux exigences d’une nouvelle ère.

IM - Et comment cette méthode de négociation spécifique s’accorde-t-elle avec les ambitions expansionnistes américaines au Canada et au Groenland ?

Les États-Unis ne sont pas expansionnistes au sens militaire du terme mais ils ont trop longtemps négligé les affaires de leur propre hémisphère, en privilégiant des priorités plus éloignées de leurs intérêts essentiels.

WM - Les États-Unis ne sont pas expansionnistes au sens militaire du terme mais ils ont trop longtemps négligé les affaires de leur propre hémisphère, en privilégiant des priorités plus éloignées de leurs intérêts essentiels. La Chine en a profité pour consacrer d’énormes efforts à étendre son influence en Amérique latine et dans l’Arctique, y compris au Groenland qui est riche en minéraux stratégiques et en routes maritimes. Il serait logique que les États-Unis accordent davantage d’attention à ces régions. Pourquoi s’inquiéter de ce qui se passe au Donbass, si on ne veille pas, avant tout, à ce qui se passe à notre porte ?

IM - Et si le Canada ou le Groenland n’avaient pas envie de servir les intérêts américains ? Trump respecte-t-il la souveraineté des autres pays ?

WM - En réalité, le Canada et le Groenland sont alignés avec la volonté américaine de protéger l’Amérique du Nord contre l’infiltration économique ou militaire de puissances extérieures comme la Chine. Ils décideront eux-mêmes de ce qui leur convient. En attendant, les liens qu’ils entretiennent avec les États-Unis sont forts, et cela n’est pas prêt de s’arrêter. 

IM - Dans le Washington Post, vous avez utilisé la notion de "séquençage". La priorité n’est-elle pas de mettre la Russie hors d’état de nuire, et seulement ensuite de conclure un accord avec Moscou ? Comment comprendre le séquençage privilégié, au moins dans un premier temps, par Donald Trump ? N'est-il pas contraire à la logique machiavélienne la plus élémentaire, selon laquelle il fallait toujours mieux tuer franchement son adversaire que le laisser demi-mort ? Comment jugez-vous l’approche de Trump face à l'Ukraine ?

WM - Historiquement, le séquençage a été d’ordre diplomatique et militaire. Idéalement, il aurait fallu que les Ukrainiens infligent une défaite à la Russie : Vladimir Poutine aurait été amené à renoncer à toute expansion vers l’Ouest pour tourner son attention vers l’Asie. Un tel scénario semble désormais improbable : les Russes ont utilisé le facteur temps à leur avantage pour renforcer leurs capacités militaires. À moins d’un changement de régime, dont la probabilité est si faible que je vois mal comment le considérer sérieusement, les Russes sont en train de l’emporter en Ukraine.

L’administration Trump fait donc le choix du pragmatisme en cherchant à résoudre diplomatiquement le conflit, ce qui ne l’empêche pas d’avoir recours à la pression, par exemple en continuant à armer les Ukrainiens.

La Maison-Blanche a ainsi accru les contraintes géopolitiques sur Poutine : en persuadant les pays arabes d’augmenter leur production pétrolière (au détriment des revenus russes), en incitant les Européens à renforcer leur défense (ce qui impose un calendrier défavorable à Poutine) et en encourageant les Arméniens et Azerbaïdjanais à conclure la paix (ce qui incite Poutine à rediriger son attention sur d’autres fronts, où l’influence russe apparaît moindre).

Les frappes contre l’Iran peuvent aussi faciliter une telle stratégie de séquençage. Il n’a fallu que quelques jours pour que le pays, jusqu’alors considéré comme un de pays dominants au Moyen-Orient, perde le fleuron de ses moyens militaires. L’Iran reste dangereux mais le temps qu’il reconstruise ses capacités nous offre un délai plus confortable pour y faire face. Si les États-Unis réussissent dans leurs efforts pour faire cesser les guerres en Ukraine et au Proche-Orient, ils pourront alors réorienter des ressources militaires vers l’Asie, consolidant ainsi leur diplomatie envers la Chine. L’objectif n’est pas de "résoudre" définitivement ces conflits - on n’y arrivera probablement pas - mais de les "circonscrire" suffisamment longtemps pour se dégager le temps de se concentrer ailleurs. Il n’est que d’en revenir à Napoléon ! "La stratégie est la science de l'emploi du temps et de l'espace.", et le temps, disait votre empereur, ne se rattrape pas - tandis que l’espace se regagne.

IM - Comment pourraient jouer les tensions internes à l’administration Trump ?

WM - On exagère beaucoup l’impact de ces tensions. Il y en a, oui, mais rien que de très normal : toute administration est agitée par des débats internes. Je perçois plutôt, au sein des trumpiens, un consensus sur certains objectifs majeurs, tels que la nécessité d'œuvrer à la régénération nationale ou de mettre à profit la fenêtre d’opportunité pour opérer des changements structurels majeurs. Quant à la politique étrangère, le consensus est clair : la Chine est la menace prioritaire.

IM - Comment les États-Unis réagiront-ils si Israël poursuit ses frappes ? Et comment considèrent-ils la Chine ?

WM - L’objectif américain au Moyen-Orient devrait être d’instaurer un équilibre des forces régionales dans lequel les piliers de la stabilité - Israël ou les États arabes modérés - compensent l’Iran et ses alliés, afin de permettre aux États-Unis de réduire leur présence dans la région - sans pour autant la supprimer totalement. La première administration Trump en a posé les principes avec les Accords d’Abraham et la diplomatie de la second administration est très active : promotion de la normalisation des relations avec Israël auprès des États arabes, dialogue avec toutes les parties en Syrie pour instaurer un mandat turco-israélien, soutien à Israël pour éloigner le Liban de l’orbite iranienne … Pour ne mentionner que les plus importantes des initiatives. Les dynamiques qui entourent les frappes israéliennes doivent être envisagées dans ce contexte plus large.

Il faut croire Xi Jinping quand il dit que son objectif est de s’emparer de Taïwan d’ici 2027.

Si l’on se tourne vers la Chine, il faut croire Xi Jinping quand il dit que son objectif est de s’emparer de Taïwan d’ici 2027. Cela signifie qu’en Indo-Pacifique, aussi bien qu’en Europe, il faut être capable d’ériger une ligne de défense extérieure solide. Quand l’administration Trump exige que les alliés des États-Unis consacrent 5 % de leur PIB à la défense, elle a raison : c’est la référence qui doit désormais s’imposer. 

Quand l’administration Trump exige que les alliés des États-Unis consacrent 5 % de leur PIB à la défense, elle a raison : c’est la référence qui doit désormais s’imposer. Non seulement cela joue un rôle dissuasif, mais en plus cela renforce le poids de la diplomatie américaine face à la Chine. Il faut prouver que les États-Unis et leurs alliés sont préparés à faire face au pire, tout en œuvrant, quand c’est possible, à stabiliser les relations.

IM - Dans cet environnement, quelle place pour le multilatéralisme et les enjeux globaux ? Les États-Unis font désormais figure de "free riders" sur les questions de changement climatique par exemple. N’y a-t-il pas des domaines où le multilatéralisme est indubitablement capital ?

WM - Contrairement à ce que croient les Européens, le multilatéralisme n’est pas une fin en soi. Les institutions reflètent les rapports de force mais elles ne sont pas, à elles seules, des puissances. Les institutions internationales actuelles sont à l’image de l’époque où elles ont été créées. Il faut être prêt à redéfinir leur rôle pour qu’elles soient utiles à nos intérêts nationaux. Défendre les "enjeux globaux" revient trop souvent, pour les pays occidentaux, à adopter des mesures qui vont contre leurs propres intérêts (réglementations climatiques coûteuses, transferts de richesse vers le Sud, etc.). Pendant ce temps, nos adversaires stratégiques, la Chine et la Russie, contournent les règles et renforcent leur position pour gagner en poids dans les rivalités stratégiques. Pour que le multilatéralisme fonctionne et s’adapte à notre époque contemporaine, il faut des coalitions et des alliances fondées sur l’intérêt national.

IM - Mais certaines institutions ne sont-elles pas utiles aux États-Unis, comme le Traité de non-prolifération de 1968 ou l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), notamment pour surveiller l’Iran ?

WM - Je n’ai rien contre ces institutions mais je ne compte pas sur elles pour résoudre nos problèmes. L’administration Trump continue de soutenir le TNP par principe, mais pour faire face au péril de la prolifération, comme en Iran, on aura avant tout besoin de la puissance diplomatique et militaire des États-Unis et de leurs alliés.

IM - L’unilatéralisme forcené des États-Unis nuit tout autant à leurs intérêts que le multilatéralisme de principe des Européens ! Si l’alliance avec Washington n’est plus considérée comme fiable, les États-Unis perdront beaucoup de crédibilité. Ne croyez-vous pas que les États-Unis ont besoin d’alliés, et qu’ il ne leur en restera aucun s’ils n’écoutent personne ?

WM - L’administration Trump ne veut pas mettre fin à ses alliances. Son objectif est de rénover celles-ci pour les faire correspondre aux réalités stratégiques contemporaines. L’accord des nations européennes à La Haye pour augmenter considérablement les dépenses de défense, ainsi que l’accord de Turnberry sur les droits de douane, sont, à mes yeux, des réalisations majeures. En rééquilibrant les avantages et les charges, les alliances seront rendues plus fortes là où ça compte, c’est-à-dire ni sur les photos officielles ni dans des discours lénifiants, privilégiés par l'administration Biden, mais en tant qu’outils qui renforcent la défense de l’Occident.

IM - De fil en aiguille, va-t-on ainsi vers un monde de sphères d’influence ?

WM - Je ne crois pas à l’idée d’une trajectoire historique cohérente, telle que Kant, par exemple, a pu la décrire - ou même telle que le croyait Henry Kissinger, qui était un kantien dans l’âme. Pour Kissinger, et il y a vraiment cru, le monde se dirigeait vers l’âge d’or d’une Fédération mondiale où les État-nation seraient dépassés et la guerre bannie. J’en reviens plutôt à un Edmund Burke - ou à votre éminent Montaigne ! - qui considère que tous ces rêves universalistes sont condamnés à l’échec par les lois immuables qui sont celles de la géographie et de la nature humaine. L’homme est une créature déchue : il n’y aura pas de salut terrestre ou de grand aboutissement kantien.

La compétition pour survivre est une constante de l’humanité depuis ses origines. Tout indique que nous sommes à un stade de crise avancée. Je ne pense guère que la situation actuelle se stabilise car la Russie et la Chine revendiquent toutes deux un nouveau partage des ressources et remettent en cause le statu quo. Leurs ambitions territoriales signeraient, si elles se réalisaient, une défaite d’envergure pour les États-Unis.

J’en reviens plutôt à un Edmund Burke - ou à votre éminent Montaigne ! - qui considère que tous ces rêves universalistes sont condamnés à l’échec par les lois immuables qui sont celles de la géographie et de la nature humaine. L’homme est une créature déchue : il n’y aura pas de salut terrestre ou de grand aboutissement kantien.

Le scénario le plus souhaitable serait celui d’une compétition prolongée dans laquelle les grandes puissances atteindraient une forme d’équilibre et, dans le cas des États-Unis et de la Chine, trouveraient un modus vivendi commercial, tout en continuant à rivaliser pour l’influence dans des régions clés. Notre objectif doit être de mettre à profit plus intelligemment que nos adversaires le facteur temps, de miser sur les avantages conférés par notre système, afin d’être aux avant-postes sur les technologies clés de la cinquième révolution industrielle.

Les États-Unis ont des avantages significatifs dans cette compétition, à condition d’abandonner certains réflexes auto-destructeurs mis en place au cours des trente dernières années. Espérons que l’Europe s'inscrive aussi dans cette dynamique.

IM- Ne peut-on pas dire que la lutte idéologique demeure, mais n’oppose plus des systèmes politiques concurrents, comme au temps de la guerre froide, mais des nationalismes ? La coalition de Trump défend un certain projet civilisationnel, tout comme la Russie, la Chine ou l’Inde. La prochaine lutte idéologique ne sera-t-elle pas une confrontation des nationalismes ?

WM - Peut-être … Mais, de la même manière que Raymond Aron disait que tous les régimes sont imparfaits, mais que toutes les imperfections ne se valent pas, tous les nationalismes ne sont pas égaux. Les différences comptent. Le nationalisme de la Chine, de la Russie ou de l’Iran est paradoxal : il repose à la fois sur un principe national (les Han, le Rus, la Perse) et sur l’empire ancestral dont dérive une vision de grandeur nationale. Ils se revendiquent comme des États "civilisations", profondément particularistes, mais poursuivent une ambition impériale qui implique l'assujettissement des nations voisines. Pour autant, que recouvre leur vision du monde, au-delà de la simple expansion ? Au mieux, ils proposent aux pays lointains de ne pas interférer dans leur sphère d’influence, mais ne formulent aucun projet qui pourrait faire office de modèle, puisqu’il n’est, par définition, pas "déplaçable".

Le nationalisme américain - et dans une certaine mesure européen - est d’un autre ordre : il repose sur un contrat social, qu’on pourrait définir par la quête de certains idéaux civiques, et pas sur le critère de l’appartenance ethnique. Cette définition a fini par être déformée, au point que certaines considèrent que l’identité nationale occidentale est ductile à l’infini, qu’elle n’est en quelque sorte qu’une formalité administrative. Une certaine élite occidentale a eu tendance à discréditer l’identité nationale au nom du rêve néolibéral d’un monde sans nation ni frontière. Depuis la Guerre froide, non seulement nous avons échoué à cultiver le sentiment légitime de fierté pour notre héritage, pour ce qui a été accompli par les Occidentaux, mais nous avons même activement œuvré à leur disparition.

C’est une erreur. La nation n’a de sens - et c’est vrai pour toutes les causes ce qui méritent qu’on se batte pour elles - que si elle existe à l’intérieur d’une certaine limite. Le politique s’inscrit par définition dans une communauté définie. La diversité n’est pas en soi une force des États occidentaux ; ce qui compte, c’est la cohésion civique qui s’est forgée dans et parfois contre les différences, et qui prouve qu’une identité commune et un but partagé peuvent surgir du multiple. 

La diversité n’est pas en soi une force des États occidentaux ; ce qui compte, c’est la cohésion civique qui s’est forgée dans et parfois contre les différences, et qui prouve qu’une identité commune et un but partagé peuvent surgir du multiple. 

Les critiques de Trump semblent ne pas l’admettre, mais ce que défend le président, c’est l’expérience partagée d’être Américain, c’est-à-dire de participer d’une même histoire, de mêmes convictions, d’une langue et d’un lieu - qui sont les aspects centraux qui définissent l’identité américaine -, au-delà des différences de races, de genres ou de tous les autres innombrables marqueurs identitaires mis en avant par la gauche.

Là aussi, je vois une rationalité et une cohérence dans les objectifs dans l 'administration actuelle : elle veut réveiller et ranimer la nation, à la fois sur les plans géopolitique et intérieur, pour qu’elle soit à même de faire face à une nouvelle ère de compétition entre grandes puissances.

Entretien recueilli par Hortense Miginiac
Copyright image : Alan-Ducarre

Recevez chaque semaine l’actualité de l’Institut Montaigne
Je m'abonne