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[Le Monde de Trump] - Économie - "L'avantage du dollar n’est pas financier mais politique"

[Le Monde de Trump] - Économie -
 Michel Duclos
Auteur
Expert Résident, Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie
 Eric Chaney
Auteur
Expert Associé - Économie
 Hugo Dixon
Auteur
Directeur éditorial, journaliste, économiste
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notre série 
Le monde de Trump

​En proclamant son Liberation Day, le 2 avril, Donald Trump devait réaliser l'un des desseins qui lui tient le plus à cœur : s'attaquer au déficit commercial. Le statut du dollar, jusque-là indétrônable, risque-t-il d’être remis en cause par la révolution douanière et ses conséquences ? Dans quelle mesure la Fed ou la Cour suprême peuvent-elle faire obstacle aux décisions présidentielles ? Comment réagissent les partenaires et les compétiteurs des États-Unis ? Dans cet épisode de la série [Le monde de Trump], Éric Chaney et Michel Duclos s’entretiennent avec Hugo Dixon, éditorialiste à Reuters et fondateur de la revue spécialisée Breakingviews

IM - Les institutions américaines vont-elles résister à la pression de Donald Trump ou faut-il craindre une consolidation sans limite du pouvoir exécutif et un virage des États-Unis vers l’illibéralisme? Comment envisagez-vous l’avenir, à moyen terme, du mouvement MAGA ? 

Hugo Dixon -Tout dépendra du pouvoir dont dispose Donald Trump : plus il a de pouvoir, plus il a la capacité de créer des problèmes, aux États-Unis et dans le monde. Et son autorité connaît des hauts et des bas, sa courbe de popularité fluctue : il a perdu des électeurs parmi ceux qui lui étaient acquis en 2016, le combat des universités n’est pas terminé, la situation économique ira s’assombrissant à cause de l’inflation qui s’agrave...

Dans le même temps, Donald Trump a à son actif certains coups de force, comme sa spectaculaire mise en scène de fermeté sur la question migratoire, avec la décision de déployer la garde nationale à Los Angeles en juin. Mais justement, il en fait trop, il surjoue et cela pourrait nuire à son image présidentielle. Que les Américains réclament une politique migratoire ferme ne signifie pas qu’ils veuillent l’armée paradant dans les rues… De même, l'intervention en Iran, les 21 et 22 juin met Donald Trump dans une position inconfortable. Dans le meilleur des cas, il s’agit bien d’une opération ponctuelle qui a réussi à détruire les installations nucléaires iraniennes : cela aurait la vertu d’avoir rassemblé les faucons et les isolationnistes. Mais il est aussi possible que le programme nucléaire iranien ne soit pas détruit : alors, il devra soit intervenir de nouveau - au plus grand déplaisir des isolationnistes- soit laisser la situation telle quelle, quitte à ce que Téhéran ne reconstruise son programme - cette fois, au plus grand dépit des faucons …. 

Sur le long terme néanmoins, c’est sur l’économie que Donald Trump risque d’achopper.

Sur le long terme néanmoins, c’est sur l’économie que Donald Trump risque d’achopper : sa politique douanière et sa politique de dépenses.

Les États-Unis sont un pays à part : avec leurs bons du trésor, ils disposent d’un filet de sécurité incomparable. Les mesures exceptionnelles de Liz Truss avaient été arrêtées net par la réaction des milieux financiers et la Première ministre avait été contrainte de démissionner en octobre 2022. Les États-Unis ont plus de marge de manœuvre. Mais viendra un moment où la corde se rompra et où, pour résoudre la quadrature du cercle économique, M. Trump voudra faire baisser drastiquement les taux d’intérêt. Peut-être qu’il parviendra à ses fins ; peut-être qu’il subira le retour de bâton de la Fed ; ou peut-être qu’il réussira à mettre la Fed au pas l’année prochaine… Mais ce ne sera pas une mince épreuve, parce que cela ne dépend pas de la seule décision du Président. Et quand bien même y parviendrait-il, cela ne ferait que remettre encore le problème à plus tard. Viendra un moment où le réel reviendra au galop et où il faudra bien que les États-Unis financent leur budget….

C’est un peu comme pour le changement climatique : il faudra bien que les États-Unis payent les coûts de la transition. Les difficultés économiques et institutionnelles ne sont que partie remise et on peut légitimement s’attendre à ce que Donald Trump et son camp perdent la majorité et à ce qu'on ait un président républicain non-MAGA dans quatre ans, ou un démocrate

En revanche, cela ne signifie pas que les États-Unis deviennent soudain un acteur responsable de l’ordre international ni que le mouvement MAGA disparaisse. On l’a vu ailleurs : des partis nationaux-populistes gagnent des élections, refluent et reviennent en force, qu’il s’agisse du Royaume Uni [le parti travailliste a remporté, lors des élections générales de juin 2024, une victoire inédite depuis depuis quatorze ans avant que Reform UK, le parti de Nigel Farage ne réussisse une percée lors d’élections partielles en mai 2025] ou de la Pologne [l’ultraconservateur du PiS, Karol Nawrocki, a remporté la présidentielle du 2 juin dernier, alors que la coalition libérale de Donald Tusk avait remporté les législatives d'octobre 2023]. L’incompétence des droites nationalistes, une fois aux affaires, ne signifie pas que les forces centristes soient capables de proposer un contre-projet davantage convaincant ! La résistance de l’opinion publique et des bases électorales s’est illustrée plus rapidement qu’on ne l’aurait cru, mais pour autant, le parti démocrate semble incable d’organiser cette énergie protestataire.

IM - D’autant plus que l'administration MAGA fait tout pour empêcher qu’une alternance remette en cause son bilan. Donald Trump consolide ses positions à la Cour suprême, il est fort au Sénat, il multiplie les nominations stratégiques. 

HD - Certes, mais Donald Trump doit compter avec une résistance interne à son propre camp : les juges fédéraux, pour conservateurs ou droitiers qu’ils soient, sont attachés à la règle de droit. Le Président a beau avoir imposé lui-même la juge Amy Coney Barrett en 2020, tout le camp MAGA la dénonce désormais comme une traîtresse [la juge a voté avec les progressistes le rejet de l’ultime recours de Donald Trump dans l’affaire Stormy Daniels]. Si les néoconservateurs suivent Donald Trump, notamment sur les enjeux sociétaux, certains veillent au respect des procédures. Il faut donc distinguer d’une part des sujets tels que medicaid, la transition énergétique, les droits de douane, la politique migratoire, qui suscitent du débat mais où Donald Trump entraine son camp, de la question du renversement de l’État de droit. Oui, Donald Trump est prêt à passer outre les lois.  Il n’empêche qu’il craint le pouvoir et le prestige de la Cour suprême. Bien sûr, il est toujours possible que la Cour le suive dans ses réformes inconstitutionnelles, mais ce n'est pas ce qui apparaît pour l’instant.

Quant aux démocrates : ils peuvent à un moment donné  reprendre la main, construire un narratif politique mobilisateur et retrouver leur leadership, mais ce ne sera pas le cas dès les Midterms.

Quant aux démocrates : ils peuvent à un moment donné  reprendre la main, construire un narratif politique mobilisateur et retrouver leur leadership, mais ce ne sera pas le cas dès les Midterms. La question autour de laquelle celles-ci se joueront  sera : pour ou contre le bilan de l’administration en place. Les démocrates se poseront en opposants plutôt qu’en porteurs de propositions.

La question se posera en revanche en 2028 : les Démocrates trouveront-ils un champion pour porter un programme ? Peut-être que se présenter en opposants suffira, ou que Donald Trump l’emportera. Cette échéance est beaucoup plus nébuleuse.  

IM - Est-ce le début de la fin pour le dollar ? Le dollar peut-il conserver son rôle de première réserve de change mondiale ? Existe-t-il des alternatives crédibles ? 

Éric Chaney -Valery Giscard d’Estaing en son temps dénonçait le "privilège exorbitant" que le dollar s’est acquis du fait d’être la monnaie dans laquelle étaient libellées les importations américaines. La version moderne dudit privilège est plutôt que le dollar est la monnaie dans laquelle sont émis les actifs financiers sûrs et liquides, les Treasuries, dont les grands acteurs financiers internationaux, banques centrales, fonds souverains et fonds de pension, ont besoin comme assurance en cas de crise financière. Cela facilite le financement du déficit de la balance des paiements. Aujourd’hui, certains des conseillers de Donald Trump, comme Stephen Miran, président des Comité des conseillers économiques, considèrent que le fardeau l’emporte sur les avantages. Cela suscite deux débats : le premier de savoir si le dollar perd du terrain - la question est en fait assez vite réglée car aucune économie dans le monde n’est à même d’offrir une alternative aux Treasuries comme actif de référence. Mais le deuxième pose une vraie question : quelle sera l’issue de la lutte d’influence entre l'administration Trump et les marchés ? Trump va-t-il céder ou maintenir ses positions vaille que vaille, au risque d’une sortie de route ? 

HD -Le scénario le plus probable est que le dollar baisse, mais ne soit pas fondamentalement attaqué en tant que monnaie de réserve car il a pris trop d’avance (le $ représente près de 60 % des réserves de change monétaires, contre 20 % à peine pour l’€). Cela n’empêche pas que l’euro - déjà deuxième monnaie dans le monde - se renforce de façon graduelle : c'est "le moment pour un 'euro mondial'", a ainsi affirmé Christine Lagarde le 26 mai dernier - mais à condition de réformes, comme y a aussi appelé la présidente de la BCE (union des marchés de capitaux, consolidation du marché unique, capacité à émettre de la dette pour avoir plus de liquidités …). Mais tout cela nous amène à dans une bonne décennie au moins ! Et les risques pèsent aussi sur l’euro : la monnaie n’est forte que si l’Union européenne est solide et résiste à la pression russe (que se passerait-il en cas d’invasion des Pays baltes par exemple?). La zone euro ne pourrait-elle imploser ? On ne peut exclure ce scénario.

De plus, si le dollar donne bien un avantage aux États-Unis, c'est celui de transformer les sanctions qu’ils imposent en "offres qu’on ne peut pas refuser" … Regardez en Iran, où Washington a rétabli les sanctions américaines contre Téhéran après la sortie de l’accord de Vienne (JCPOA) - quels que soient les états d’âme des Européens. L'Union européenne n’aura qu’une autonomie stratégique limitée tant que les États-Unis maintiendront leur hégémonie monétaire. Alors, certes, le caractère erratique  de la Maison-Blanche pourrait mettre fin à cet avantage. On retrouve là notre inconnue : à quoi exactement peut résister le filet de sécurité des Américains ? 10 kg ? 100 kg ? 1000 kg ? 

Éric Chaney - On pourrait rétorquer ceci : le dollar dépend des autres. Les travaux des économistes Pierre-Olivier Gourinchas et Hélène Rey rappellent que les États-Unis gagnent 2 ou 3 % de plus avec ses investissements à l’étranger que le reste du monde avec ses investissements aux États-Unis. C’est l’avantage d’être une monnaie de réserve : on peut financer son déficit par les investissements étrangers, ce par quoi Stephen Miran explique la surévaluation du dollar. Mais le revers de la médaille est qu’en cas de crise financière mondiale, la perte de valeur des actions partout dans le monde et la revalorisation simultanée de la valeur des Treasuries se traduisent par une perte colossale pour la position extérieure nette des États-Unis.

Le principal avantage du dollar pour les États-Unis n’est pas d’ordre financier mais politique. Il instaure un rapport de force géopolitique à leur complet avantage…

HD - Oui. Je considère toutefois que le principal avantage du dollar pour les États-Unis n’est pas d’ordre financier mais politique. Il instaure un rapport de force géopolitique à leur complet avantage

IM- Venons-en à la Chine : Donald Trump tient-il ses positions ou recule-t-il toujours, in fine ?

La fameuse question TACO [Trump Always Chickens Out] ! Est-ce que Donald Trump se dégonfle toujours ? Je dirais plutôt oui que non, mais il n’élimine pas le recours à la force. Souvenons-nous de l’Iran ! Il faut aussi compter sur les faucons au sein de son administration, qui campent encore davantage sur leurs positions quand on parle de la Chine

Le déclin du pouvoir américain ne se fait pas à l’avantage des autres pays, qui perdent eux-aussi de leur marge de manœuvre. Trump s'est finalement montré réticent à engager le combat : très prudent avec la Chine, dans une moindre mesure avec le Canada ou l’Union européenne. Et peut-être que M. Xi va, lui aussi, adopter la posture TACO. La question n’est pas de savoir si Donald Trump recule, mais de savoir l’effet de ses attaques initiales et de ses reculades sur les autres… 

IM- Peut-on imaginer une alliance des puissances moyennes ? Comment penser un multilatéralisme sans les États-Unis ? 

HD -Il paraît illusoire, ou très difficile, de prétendre construire un nouvel ordre du monde sans les États-Unis, mais il faut avancer en parallèle, et prévoir le moment où les États-Unis recouvriront leurs esprits, si cela arrive un jour …. L’idée n’est pas de revenir à une Amérique du passé, de l’ère Biden, mais de construire un nouveau multilatéralisme, plus efficace, qui comprennent les États-Unis sans que ceux-ci ne soient l’hégémon (même si à tout prendre, il reste préférable que, quitte à avoir un hégémon, il soit à Washington plutôt qu’à Moscou ou Pékin !). 

C'est possible, sous réserve de trois conditions : 

  1. Que l’Union européenne construise son autonomie stratégique et dispose de sa propre défense.
  2. Resserrer les liens au sein d’un camp occidental porteur d’ une politique étrangère cohérente, en impliquant le Royaume-Uni, le Canada etc.
  3. Se tourner vers les pays du Sud Global qui comptent - à l’exception de la Chine. Lors du dernier Conseil de l’Europe, Ursula von der Leyen a annoncé que l’Union européenne rejoindrait le Partenariat trans-pacifique (qui regroupe depuis 2016 plusieurs pays d’Asie et d’Amérique) mais ce n'est pas suffisant : certains pays du Sud en sont exclus. Il faut se tourner vers le Mercosur, l’Asie au sens large, la Turquie, le reste de l’Europe .. En construisant une zone de paix et de prospérité la plus large possible. 


Il ne faut pas s’atteler seulement à faciliter les liens commerciaux, mais aussi la finance, les enjeux globaux comme le changement climatique… Et ne pas exclure les États-Unis ou la Chine par principe : l’Europe - les puissances moyennes en général - a besoin de ces autres puissances. Peut-être serait-il impossible d’empêcher, collectivement, les États-Unis d'envahir le Venezuela si on en arrivait là, mais les puissances plus faibles pourraient être capable de créer de larges zones de paix et de prospérité.

IM - Sujet par sujet ? Ou faut-il s’en tenir à la méthode française et construire des coalitions systématiques ? 

L’Europe n’est pas en position de se lancer dans une initiative qui paraîtrait hostile à Washington : pour l’instant, elle n’a pas la main sur sa propre sécurité, elle doit faire profil bas.

HD - Les coalitions ad hoc, sur des sujets précis, sont préférables : les organisations multilatérales globales existent déjà (OMC, Banque Mondiale), elles sont paralysées, oui, mais on ne va pas les jeter pour autant ni les dupliquer ! 


De plus, l’Europe n’est pas en position de se lancer dans une initiative qui paraîtrait hostile à Washington : pour l’instant, elle n’a pas la main sur sa propre sécurité, elle doit faire profil bas.  Il ne s’agit pas de faire un G7-1 [Allemagne, Canada, France, Italie, Japon et Royaume‑Uni moins les États‑Unis] ni de créer un G6 des puissances moyennes, mais, à la limite et à condition de trouver le bon argumentaire, de rassembler certaines puissances moyennes avec les pays occidentaux du G7.

 

Propos recueillis par Hortense Miginiac
Copyright image : Alan Ducarre

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