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02/09/2025
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[Le monde vu d’ailleurs] - La relance du moteur franco-allemand et ses freins

[Le monde vu d’ailleurs] - La relance du moteur franco-allemand et ses freins
 Bernard Chappedelaine
Auteur
Ancien conseiller des Affaires étrangères
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Le monde vu d'ailleurs

En Moldavie, avant des législatives soumises à pression russe, au fort de Brégançon, lors d’une invitation lestée du poids symbolique de ce lieu prestigieux, ou encore lors du conseil des ministres franco-allemand de Toulon : Emmanuel Macron et Friedrich Merz ont partagé plusieurs temps forts. Toutefois, si ni les sujets d'entente ni les motifs d'admiration ne manquent, des points d'achoppement demeurent. Quelles doivent être les priorités de Paris et Berlin ?

L’invitation de Friedrich Merz au Fort de Brégançon témoigne de la volonté d’Emmanuel Macron de l’accueillir avec un "égard particulier" dont seuls auront bénéficié avant lui, parmi les chefs de gouvernement allemands, Helmut Kohl et Angela Merkel, cette dernière quinze ans après son arrivée à la chancellerie, note Michaela Wiegel. Ce "geste amical" témoigne, selon la correspondante de la FAZ, de "l’amélioration notable de la relation franco-allemande" depuis l’entrée en fonction de la nouvelle coalition à Berlin. Il n’y avait pas d’ "alchimie" entre Emmanuel Macron et Olaf Scholz, mais une relation de concurrence, expliquent Kristina Dunz et Birgit Holzer, qui rappellent leur déplacement séparé à Moscou en 2022, quelques jours avant l’agression russe de l’Ukraine. "Il y a heureusement des signes positifs de reprise de cette relation", constate aussi The Economist. À la différence d’Olaf Scholz, son successeur chrétien-démocrate a très tôt investi dans sa relation avec E. Macron dont les premières mesures - réforme du "frein à la dette", augmentation substantielle du budget de la Défense, programme de développement des infrastructures - ont "impressionné son partenaire français", note l’hebdomadaire britannique. "Il semble que Macron ait enfin trouvé en la personne de Merz un partenaire qui correspond à son tempérament", estime aussi le correspondant de die Zeit, le Chancelier nourrissant lui aussi de "grandes ambitions pour l’UE" et étant conscient que la coopération de la France lui est nécessaire. 

À la différence d’Olaf Scholz, son successeur chrétien-démocrate a très tôt investi dans sa relation avec E. Macron dont les premières mesures - réforme du "frein à la dette", augmentation substantielle du budget de la Défense, programme de développement des infrastructures - ont "impressionné son partenaire français".

Cette semaine, les deux dirigeants ont passé trois jours ensemble, en Moldavie, où ils étaient accompagnés du Premier ministre polonais, puis à Brégançon, et le lendemain à Toulon où s’est tenu le Conseil des ministres franco-allemand, réuni pour la dernière fois en mai 2024 au château de Meseberg, près de Berlin. Pour préparer ces rencontres sur la côte d’Azur, Emmanuel Macron et Friedrich Merz s’étaient retrouvés en juillet à la villa Borsig, sur le lac de Tegel. 

Depuis son élection, la France place également beaucoup d’espoirs dans Friedrich Merz, elle est prête à faire preuve d’ouverture pour faire prospérer la relation franco-allemande, observent Kristina Dunz et Birgit Holzer. "Le moteur franco-allemand tourne à nouveau", s’est félicité le Chancelier lors de la conférence de presse conjointe. La moitié des membres du gouvernement fédéral était présente à Toulon, relèvent les Stuttgarter Nachrichten, qui retiennent, parmi les thèmes abordés, la débureaucratisation, l’intensification de la coopération en matière de défense et l’Ukraine.

Un front commun face à la Russie de Poutine

Le débat sur les garanties de sécurité en Ukraine dans l’hypothèse d’un cessez-le-feu est suivi avec beaucoup d’attention à Paris, soulignent Kristina Dunz et Birgit Holzer. En février 2024, Olaf Scholz avait réagi négativement aux déclarations d’Emmanuel Macron concernant le déploiement de troupes au sol, aujourd’hui le Chancelier semble plus à l’écoute. Michaela Wiegel note aussi que Friedrich Merz et Emmanuel Macron agissent de concert avec le Premier ministre britannique pour définir, au sein de la "coalition des volontaires", les garanties de sécurité dont pourrait bénéficier l’Ukraine. Selon le Handelsblatt, des divergences subsistent cependant, à la différence de Londres et de Paris, Berlin reste hostile à un déploiement sur le sol ukrainien de soldats allemands. Dans ce débat qui prend de l’ampleur, il est peu probable, selon The Economist, que la contribution de l’Allemagne à la surveillance d’un cessez-le-feu soit significative, Berlin espère toutefois que l’importance du soutien financier et logistique apporté à Kiev justifie sa place au sein de la "coalition des volontaires". Réagissant à l’intensification des frappes russes sur le territoire ukrainien, la France et l’Allemagne ont annoncé à Toulon une augmentation de leur aide en matière de défense antiaérienne. De ces rencontres franco-allemandes, les commentateurs russes retiennent surtout les avertissements communs adressés à Vladimir Poutine - un "ogre" selon l’expression du Président Macron - et les appels à entrer dans un véritable processus de négociations avec Kiev. Ainsi, le quotidien Vzgliad reproduit les réactions de la porte-parole du MID, qui dénonce une "escalade" dans l’attitude envers la Russie, accompagnée, selon Maria Zakharova, d’une "militarisation forcée de l’Allemagne". Vzgliad réfute le constat dressé par le chancelier Merz lors d’un entretien accordé à LCI, qui considère que la Russie est dans une situation d’affrontement avec l’Allemagne et cherche à la déstabiliser. "Depuis son arrivée au pouvoir en mai, Merz a tout de suite adopté une position plus dure que son prédécesseur social-démocrate Olaf Scholz dans le soutien à l’Ukraine", note le journal, qui cite Artem Sokolov, expert de l’Allemagne, selon lequel Berlin a recours à cette "carte anti-russe" pour occulter les difficultés économiques et sociales du pays.

Le sujet toujours sensible de la coopération en matière d’armement

Face à la montée des périls extérieurs, Berlin et Paris ont souligné à Toulon leur volonté commune de renforcer leur coopération en matière de défense. Dans le passé, l’hypothèse de l’extension de la protection nucléaire française a fait débat, la proposition faite par Emmanuel Macron avait été fermement repoussée par Olaf Scholz, rappellent Kristina Dunz et Birgit Holzer, à Toulon, les deux gouvernements ont décidé d’entamer un "dialogue stratégique" entre ministres de la Défense et des Affaires étrangères sur la dissuasion, rapporte encore Michaela Wiegel. Ils ont annoncé vouloir développer un système d’alerte précoce anti-missiles fondé sur le projet européen Odin’s eye, qui a pour objectif la mise en place d’une infrastructure spatiale autonome, et sur un réseau de radars terrestres, initiative intitulée JEWEL, ouverte à d’autres partenaires, explique le quotidien autrichien der Standard. Cette volonté d’accroître l’effort de défense a été saluée par les organisations patronales des deux pays (BDI , BDA, Medef), dans un communiqué commun, rapporte der Tagesspiegel, elles ont souligné que "la construction d’une défense européenne crédible nécessite une coopération industrielle exemplaire en matière d’innovation, de production et de cybersécurité". Friedrich Merz entend réduire le nombre de systèmes d’armes pour limiter les coûts et accroître l’indépendance de l’Europe, soulignent Kristina Dunz et Birgit Holzer, il répond à l’objectif poursuivi depuis longtemps par Emmanuel Macron qui escompte aussi un renforcement de l’industrie de défense française. 

Le projet de char franco-allemand MTCS (Main Ground Combat System) a pris beaucoup de retard au point que l’Allemagne est entrée en négociations avec d’autres pays pour développer un char concurrent.

Cette volonté se heurte néanmoins à des difficultés persistantes, dont témoigne, selon le Handelsblatt, l’organisation de la conférence de presse commune de clôture à Toulon. Initialement prévue à l’issue de la journée, elle s’est en fait tenue avant le conseil de Défense et de Sécurité, pour éviter trop de questions sur l’état d’avancement des différents projets communs. Ainsi le projet de char franco-allemand MTCS (Main Ground Combat System) a pris beaucoup de retard au point que l’Allemagne est entrée en négociations avec d’autres pays pour développer un char concurrent, relève le quotidien économique.

Le SCAF (Système de Combat Aérien du Futur), censé illustrer la force de l’Europe et son indépendance par rapport aux États-Unis, est aujourd’hui plutôt le symbole de sa division : les parties prenantes au projet - Airbus (Allemagne, Espagne) et Dassault - n’ont pu, à ce jour, surmonter leurs désaccords sur la gouvernance et sur le partage des tâches, alors qu’à l’horizon 2040 le FCAS doit succéder au Rafale et à l’Eurofighter. Les prétentions de Dassault concernant sa participation dans le programme suscitent des protestations de la part du consortium Airbus. D’ores et déjà, Berlin a passé commande à Lockeed Martin de 35 chasseurs F-35. Aucune percée n’a été enregistrée à Toulon sur ce dossier. Friedrich Merz a évoqué une décision cette année, le ministre de la Défense allemand doit organiser fin octobre une réunion à Berlin, indique le Tagesspiegel. Boris Pistorius et Sébastien Lecornu ont promis de surmonter les divergences d’ici la fin de l’année, il n’est pas certain que la volonté politique soit suffisante pour restaurer la confiance entre les industriels, même si les responsables français font valoir qu’il n’y a pas de "plan B", analyse The Economist.

Un compromis sur les questions énergétiques

En dépit de l’unité affichée par Merz et Macron sur l’Ukraine et la Moldavie, il n’y a guère de progrès sur les sujets de désaccord, observe le Tagesspiegel. Paris continue à plaider en faveur d’un endettement commun pour renforcer les industries de défense et l’accord de libre échange UE/Mercosur, que Berlin espère conclure rapidement, reste une pomme de discorde. Michaela Wiegel juge peu réaliste la proposition d’Emmanuel Macron d’inclure dans l’accord un protocole additionnel, qui nécessiterait de nouvelles négociations. La correspondante de la FAZ s’interroge aussi sur une option alternative : avoir recours à une réglementation européenne pour protéger les agriculteurs français. Bien qu’Emmanuel Macron se soit montré constructif à Toulon, il n’y a pas de majorité au Parlement français pour ratifier le traité UE/Mercosur, observe die Zeit. Néanmoins, note l’hebdomadaire, le président français et le chancelier allemand étaient déterminés à mettre fin à la "vaine querelle" de ces dernières années sur le programme nucléaire français et les projets allemands en matière d’hydrogène. Paris a voulu dissiper la crainte que la France construirait ses nouvelles centrales nucléaires avec de l’argent européen, alors qu’il s’agit pour l’UE d’aider à mettre au point des "petits réacteurs modulaires", explique die Welt. L’Allemagne bénéficie pour sa part de moyens financiers pour son programme de recherche dans le domaine de la fusion nucléaire et obtient le soutien français à la construction de pipelines destinés à acheminer l’hydrogène vert produit en Espagne.

Paris a voulu dissiper la crainte que la France construirait ses nouvelles centrales nucléaires avec de l’argent européen, alors qu’il s’agit pour l’UE d’aider à mettre au point des "petits réacteurs modulaires"

Plus largement, les deux gouvernements ont endossé un agenda économique ambitieux qui embrasse de nombreux autres secteurs (nouvelles technologies, souveraineté numérique, compétitivité, réforme du marché du travail, etc…) et contient de nombreux "projets-phare", selon l’expression du Président Macron. Mais, tempère Michaela Wiegel, les conclusions du conseil des ministres franco-allemand de Toulon ne sont au mieux qu’une "liste de souhaits sur les réformes économiques et sociales", car l’avenir du gouvernement français est en suspens.

À l’instar du magazine Focus, beaucoup de commentateurs allemands relèvent avec inquiétude la montée de l’endettement public en France qui, en chiffres absolus (3 300 milliards d’euros), dépasse celui de l’Italie (3000 milliards d’euros) et de l’Allemagne (2700 milliards d’euros), ainsi que l’écart de taux d’intérêt ("spread") croissant entre la France et l’Allemagne. Deuxième économie de la zone euro, la France est susceptible de déstabiliser la monnaie commune, s’inquiète l’hebdomadaire.

Les incertitudes politiques en France

L’absence de majorité parlementaire en France depuis 2022 préoccupe outre-Rhin d’autant plus que l’Allemagne peine à sortir de la récession. À Toulon, la délégation française s’est voulue rassurante, rapporte la Frankfurter Rundschau. "Même en cas d’échec du gouvernement Bayrou, une faible partie des accords conclus nécessite l’accord du Parlement, les responsables des ministères avec lesquels ont été négociés les documents demeurent en place, le Président Macron reste à son poste, pour l’instant", écrit le journal. Le gouvernement fédéral a également reçu une mauvaise nouvelle à Toulon, note le journal : pour la première fois depuis dix ans, le nombre des chômeurs franchit à nouveau le seuil symbolique des trois millions. Certains éditorialistes tirent de la situation présente des conclusions radicales. "Depuis longtemps, l'Allemagne et la France ne sont plus le moteur de l’Europe, estime Christoph von Marschall. Le gouvernement fédéral a besoin d’une double stratégie, plus de coopération et un plan B en cas d’échec de la France". À l’inverse, dans la FAZ, Nicolas Busse se réjouit du bon climat rétabli entre Berlin et Paris, qui signifie "le retour à l’une des traditions les plus importantes de l’après-guerre de la politique allemande", négligée par la coalition dirigée par Olaf Scholz. L’éditorialiste du quotidien de Francfort se félicite que la querelle sur l’énergie ait été surmontée, les deux pays, souligne-t-il, ont intérêt à développer le marché intérieur et à conclure des accords de libre-échange dans un monde de plus en plus protectionniste. Dans le même temps, poursuit Nicolas Busse, les deux grandes puissances de l’UE doivent prendre les mesures nécessaires pour renforcer cette dernière : la France en assainissant ses finances publiques et l’Allemagne en retrouvant les chemins de la croissance. L’objectif est d’être en mesure de garantir l’indépendance de l’UE face aux États-Unis, souligne-t-il. 

Friedrich Merz et Emmanuel Macron, le 28 août 2025
Copyright Manon Cruz / POOL / AFP

 

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