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09/04/2025

[Le monde vu d’ailleurs] - Les Européens et "l’ami prédateur"

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[Le monde vu d’ailleurs] - Les Européens et
 Bernard Chappedelaine
Auteur
Ancien conseiller des Affaires étrangères

L'offensive commerciale menée par Donald Trump n'est que l'un des symptômes d'une remise en cause profonde du système d'alliances américain, qui ne reposera désormais plus sur des critères politiques ou une parenté démocratique, mais sur les avantages commerciaux que la Maison-Blanche estime pouvoir en retirer. Les métaphores, empruntées à Clausewitz ("royaume de l’incertitude", "brouillard de la guerre"), utilisées par The Economist traduisent la perplexité et la vigueur des réactions internationales. À l’instar du FT ("Trump n’a aucune idée de ce qu’il a déclenché"), les commentateurs peinent à rendre compte d’une stratégie jugée contre-productive, qui ne distingue plus les amis des ennemis. ​Comment les Européens peuvent-ils répondre au double impératif contradictoire d'augmenter leurs dépenses de défense en faisant face à l'impact économique des nouveaux droits de douanes ? Face à ses États-membre dont les économies souffrent diversement des taxes américaines, l'UE peut-elle rester unie ? Pourquoi se tourner vers Pékin ne serait pas une bonne idée et en quoi la Chine représente-t-elle  une menace accrue ? Le monde vu d'ailleurs, par Bernard Chappedelaine.

"Premier président des États-Unis eurosceptique" et "le seul à tenir tête aussi activement au projet européen", Donald Trump "devrait être acclamé", estime dans les colonnes du quotidien britannique The Telegraph, un expert de l’Heritage Foundation, Nile Gardiner. "Aux yeux de Trump, l’UE opère un racket protectionniste digne de la mafia, qui inonde les États-Unis de ses exportations, tandis qu’elle pénalise lourdement les producteurs américains, notamment les constructeurs automobiles et les agriculteurs", explique ce membre d’un think tank proche de l’administration républicaine. Donald Trump considère en effet l’UE comme un "concurrent, un adversaire même, comme une force qui affaiblit délibérément l’économie des États-Unis et le peuple américain". D’après lui, explique Heather Hurlburt dans une note de Chatham House, les problèmes de l’économie des États-Unis découlent des pratiques déloyales de leurs partenaires commerciaux, qui soit violent les règles, soit exploitent à leur profit les accords conclus avec les administrations précédentes. En rupture avec l’attitude de ces dernières, Donald Trump juge le déficit commercial mauvais en tant que tel, alors que, s’agissant des États-Unis, la plupart des économistes y voient la conséquence du rôle prééminent du dollar dans les échanges internationaux, explique le think tank britannique, ce qui pour l’économie américaine présente des aspects positifs (forte demande de dollars, investissements). Lors de sa campagne, Donald Trump a promis de réindustrialiser le pays et de créer des emplois, les droits de douane étant le moyen de favoriser les producteurs nationaux en renchérissant les importations et en incitant les entreprises étrangères à investir aux États-Unis. Mais cette stratégie apparaît contradictoire avec deux autres de ses objectifs consistant à financer des réductions d’impôts aux particuliers et aux sociétés par la hausse des droits de douane et aussi à provoquer une baisse du dollar. La réduction des importations qui devrait en résulter se traduira logiquement par une baisse des recettes douanières. Beaucoup de commentateurs s’alarment d’un retour à des pratiques en vigueur avant 1945. Le niveau des barrières commerciales décidé par Donald Trump est comparable au Smooth-Hawley Act, législation mise en place après la crise de 1929, qui a en réalité accentué la grande Dépression, rappelle The National Interest. En 1933, importations et exportations s’étaient effondrées des 2/3 par rapport à 1929. Pour la FAZ, les mesures de Donald Trump - "un mélange d’économie planifiée et de vandalisme économique" - fondées sur "l’idée d’un jeu à somme nulle", sont "vouées à l’échec".

"Souvent, l’ami est pire que l’ennemi"

En imposant des droits de douane considérables à Madagascar et à la Birmanie - qui vient d’être victime d’un séisme - après avoir démantelé l’agence USAID, Donald Trump montre tout son mépris des pays pauvres, dénonce le Guardian, qui voit dans ses annonces du 2 avril ("le jour de la libération") un "acte de folie qui fera date". Mais les Européens sont aussi les victimes de sa vindicte. Les démocraties européennes et leurs détracteurs à Washington ont des interprétations opposées des raisons de l’engagement militaire des États-Unis en Europe, analyse Philipps Payson O'Brien dans The Atlantic.

Le vice-Président Vance et le Secrétaire à la Défense Hegseth évoquent leur "haine" des Européens, qu’ils accusent de financer leur système social généreux en faisant payer leur défense par les États-Unis.

C’est cette revue qui a publié les échanges entre de hauts responsables de l’administration à propos de l’opération militaire au Yémen, messages dans lesquels le vice-Président Vance et le Secrétaire à la Défense Hegseth évoquent leur "haine" des Européens, qu’ils accusent de financer leur système social généreux en faisant payer leur défense par les États-Unis. L’objectif de Donald Trump et de ses conseillers, notamment Stephen Miran, c’est de réserver les alliances en matière de sécurité aux pays qui équilibrent leur commerce et leurs taux de change avec Washington, souligne Heather Hurlburt, qui cite Donald Trump ("souvent, l’ami est pire que l’ennemi") lors de l’annonce des nouvelles taxes à l’importation.

Cette nouvelle orientation, analyse le think tank, représente un "renversement complet des instruments de la politique étrangère des États-Unis, l’accès au marché américain est conditionné par les accords de sécurité conclus" avec Washington. Dorénavant, "ce sont les pays qui éliminent leurs excédents commerciaux qui doivent être les alliés les plus proches", étant entendu qu’au sein de l’administration Trump certains voudraient limiter de manière générale les engagements extérieurs en matière de sécurité. Il ne faut pas prendre à la légère ces idées, avertit Heather Hurlburt, elles rencontrent un écho profond dans l’électorat américain, qui attend des résultats concrets en matière de commerce et de sécurité. "L’engagement des États-Unis dans la défense du continent européen était fondé, non pas sur le traité OTAN, mais sur un consensus politique chez les Américains, à savoir qu’une Europe libre et démocratique était dans leur intérêt, rappelle Phillips Payson O’Brien. Cette politique a été un succès éclatant, la liberté et la démocratie se sont répandues dans l’ancien bloc oriental, et ont créé une prospérité croissante".

Pendant des décennies, les États-Unis ont protégé les Européens, rappelle ce professeur de sciences politiques, qui évoque l’aide apportée par le Président Roosevelt à la Grande-Bretagne pour combattre l’Allemagne nazie alors que son pays n’était pas encore en guerre. Pour des raisons difficiles à comprendre sur le plan stratégique, écrit-il, Donald Trump se rapproche de la Russie, un État faible économiquement mais expansionniste militairement, qui veut mettre un terme à la prépondérance des États-Unis et qui a attaqué une Ukraine désireuse de rejoindre l’Europe démocratique. Aujourd’hui, c’est à Poutine - auquel il a proposé de réintégrer le G7- que Donald Trump apporte un soutien informel dans sa guerre contre l’Ukraine. Pour un groupe fondé sur des valeurs, un tel retour au sein du G 7 est impensable et paralyserait cette enceinte informelle, proteste Claudia Schmucker. Le mémorandum ("America first trade policy") publié le 20 janvier 2025, jour de l’investiture de Donald Trump, est empreint d’une approche mercantiliste au service des intérêts de son pays qui ne distingue plus alliés et adversaires des États-Unis, note cette économiste. Le New York Times s’inquiète aussi de voir cet "ami prédateur" que deviennent les États-Unis faire le jeu de la Russie, exemptée de sanctions le 2 avril, en affaiblissant les démocraties européennes par sa politique commerciale. Cette hostilité de Donald Trump vis-à-vis de l’Europe n’est certes pas nouvelle, observe Steven Erlanger, elle remonte à plusieurs décennies, aujourd’hui elle traduit sa volonté de fracturer une alliance qui a largement contribué à sauvegarder la paix pendant 80 ans.

Donald Trump partage avec Vladimir Poutine un mépris pour un monde fondé sur des règles, tous deux sont convaincus que les grandes puissances doivent disposer de sphères d’influence et considèrent que les petits pays doivent s’incliner face à leur hegemon. Aussi est-il naturel pour le président des États-Unis, comme au XIXe siècle, de rechercher une expansion territoriale au Canada, au Groenland et en Amérique centrale, ce qui justifie les projets impériaux de Poutine et de Xi, explique aussi Charles Grant. L’explication des niveaux de taxes appliquées à la quasi-totalité des États de la planète est que ceux-ci sont fondés non pas sur des critères politiques, militaires ou historiques, mais sur une formule nouvelle, qui fait du commerce le moteur de l’engagement de Trump dans le monde, résume l’Atlantic Council.

Donald Trump se rapproche de la Russie, un État faible économiquement mais expansionniste militairement, qui veut mettre un terme à la prépondérance des États-Unis et qui a attaqué une Ukraine désireuse de rejoindre l’Europe démocratique.

Trump, promoteur de l’unité européenne ?

"Le trumpisme inflige beaucoup de dommages à son pays et aux autres, néanmoins pour l’Europe, il offre l’opportunité de regagner du terrain, de restaurer sa vitalité et de retrouver confiance en elle-même", écrit Andrea Rizzi, à l’instar d’autres commentateurs européens. "Trump se fait le promoteur de l’unité européenne, l’intégration de l’UE s’est faite par les crises", rappelle Charles Grant. L’effet est déjà patent dans une Europe coincée entre l’agression russe en Ukraine et la trahison des États-Unis, observe Nathalie Tocci. Selon le dernier Eurobarometre, indique-t-elle, 74 % des Européens jugent que l’appartenance de leur pays à l’UE est une bonne chose, un niveau jamais atteint depuis 42 ans. L’UE a des atouts, à commencer par la puissance de son économie, qui représente un marché de 450 millions de personnes et 22 % du PIB mondial, volume assez comparable à celui des États-Unis (25 %), indique la BBC. Il reste que l’exposition des différents États-membres à l’économie des États-Unis est variable, elle représente 5 % du PIB en Allemagne, 4 % en Italie, 3 % en France, 2 % en Espagne. Selon un sondage Yougov, les Européens, à commencer par les Danois, les Suédois et les Britanniques, sont majoritairement favorables à des mesures de rétorsion, mais ils s’inquiètent aussi de l’impact de la hausse des tarifs douaniers américains sur leur économie (en premier lieu les Allemands, suivis des Français et des Italiens). Le maintien de la cohésion des 27 sera donc un élément essentiel, souligne l’Atlantic council. Pour l’instant, Donald Trump a appliqué une taxation uniforme de 20 % à l’ensemble de l’UE, mais il pourrait différencier ces droits de douane pour la diviser et mettre la pression sur certains États membres, le Danemark par exemple afin d’obtenir des concessions sur le Groenland, analyse Stephen Erlanger. Pour Berlin, le coût est considérable, évalué à 200 Mds€ sur 4 ans. Le débat sur le réarmement de l'Europe a commencé, la classe politique allemande, profondément atlantiste, est choquée par le comportement de Donald Trump, la traditionnelle rigueur budgétaire a été assouplie, les crédits de défense et de sécurité sont désormais exclus du calcul du déficit budgétaire et un grand programme d’infrastructures de 500 Mds€ a été adopté avant même la formation de la nouvelle coalition, mais Berlin sera toujours tenté de négocier directement un accord avec Washington, estime Steven Erlanger. Un autre pays proche des États-Unis comme l’Irlande, très dépendant de l’économie américaine (industrie pharmaceutique, GAFAM), est confronté, comme après le Brexit, à un défi majeur, du fait de son interdépendance envers l’économie britannique, dont les exportations aux États-Unis sont taxées à hauteur de 10 %, souligne The Irish Times. La guerre commerciale déclenchée par Washington a également pour conséquence de mettre en position délicate les forces populistes proches idéologiquement de Donald Trump, qui, comme le gouvernement hongrois, tentent de se défendre en accusant Bruxelles "d’incompétence", observe Politico.

Les Européens, à commencer par les Danois, les Suédois et les Britanniques, sont majoritairement favorables à des mesures de rétorsion, mais ils s’inquiètent aussi de l’impact de la hausse des tarifs douaniers américains sur leur économie

Lors de la réunion ministérielle de l’OTAN des 3-4 avril, le Secrétaire d’État Marco Rubio s’est employé à rassurer les Européens sur la solidité de la garantie de sécurité des États-Unis, dénonçant "l’hystérie" des media et évoquant le "soutien clair" de Donald Trump à l’OTAN. De multiples interrogations se font jour néanmoins sur la valeur de cette garantie et sur la possibilité d’une défense européenne. Les Européens ont externalisé leur pensée stratégique et s’en remettent depuis longtemps à Washington pour la défense de leur continent : sont-ils prêts à cette rupture émotionnelle avec les États-Unis, s’interroge Phillips Payson O’Brien.

Comment traiter avec une Amérique prédatrice, prête à utiliser leur vulnérabilité pour leur extorquer des concessions, se demande Stephen Erlanger. L’impact économique de ces droits de douane va rendre encore plus difficile à atteindre l’objectif des 3,5 % du PIB consacrés à la Défense, sans parler des 5 % évoqués par Donald Trump, note le correspondant du New York Times. Quant à la stratégie visant à l’amadouer en achetant du GNL ou des armes, elle a montré ses limites ces dernières semaines, constate-t-il. De plus, l’acquisition d’armements américains irait à l’encontre de la stratégie visant à renforcer l’industrie de défense européenne, ajoute la BBC. Depuis longtemps, Emmanuel Macron se fait l’avocat de l’autonomie stratégique de l’Europe, mais "la force gravitationnelle du trumpisme" peut affecter la cohésion des Européens, leur volonté de mettre sur pied une défense commune et de contribuer à la défense de l’Ukraine en déployant une force de paix, remarque Charles Grant. De ce point de vue, l’arrivée au pouvoir à Berlin de Friedrich Merz, avec son passé d’atlantiste convaincu, qui considère désormais que l’UE doit s’émanciper des États-Unis est une bonne nouvelle, souligne l’expert britannique.

Pour l’instant, l’UE peine cependant à formuler une réponse commune à la guerre commerciale déclarée par Donald Trump, note le FT. Ces derniers mois, observe Noah Barkin, la présidente de la Commission européenne a évoqué un possible renforcement des liens avec la Chine en matière de commerce et d’investissement, certains États-membres, comme l’Espagne et l’Italie, désireux d’attirer les capitaux chinois, modèrent leurs critiques du régime de Pékin. Cette rupture transatlantique soudaine et profonde s’annonce sans doute durable, pronostique l’expert du Rhodium group. Elle contraint l’UE à revoir ses priorités économiques et stratégiques et à réexaminer ses relations, y compris avec Pékin. Pour les Européens, la tentation existe de se rapprocher de l’autre superpuissance, la Chine. Les préoccupations des Européens sont de deux ordres. Ils craignent que leur marché soit désormais inondé par des produits chinois qui ne pourront plus être exportés aux États-Unis, mettant en difficulté les entreprises européennes (automobile, métallurgie, chimie). Ils redoutent aussi que le soutien apporté par Pékin à Moscou n’accentue la menace que fait peser la Russie sur le continent, alors même que Vladimir Poutine peut se sentir encouragé dans ses aventures par un Donald Trump qui ne croit plus à l’OTAN. Certes, il importe d’éviter une guerre commerciale avec les deux superpuissances, pour autant, met en garde Noah Barkin, il ne faut pas céder à l’illusion que la Chine puisse devenir une alternative aux États-Unis et substituer une dépendance à une autre.

Copyright image : Kevin Dietsch / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / Getty Images via AFP
Le secrétaire à la Défense, Pete Hegseth (D), le vice-président J.D. Vance et le Secrétaire d'État Marco Rubio dans le Bureau Ovale le 7 avril 2025.

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