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01/09/2025
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Accords commerciaux et numériques : face aux États-Unis, les leviers de l’UE

Accords commerciaux et numériques : face aux États-Unis, les leviers de l’UE
 François Godement
Auteur
Expert Résident, Conseiller spécial - Asie et États-Unis

Après l’officialisation, le 21 août, du contenu des négociations commerciales menées à Turneberry, l’Union européenne voit ses exportations vers les États-Unis taxées à 15 %. Faut-il dénoncer une prétendue soumission de la Commission ? François Godement invite plutôt les acteurs européens à concentrer leurs forces sur le front numérique, où se mêlent, avec une égale importance, les enjeux commerciaux et idéologiques. Sur quels leviers l'UE peut-elle compter pour peser face à l’administration Trump ?

Les négociations commerciales transatlantiques se prolongent. Elles sont secouées par des exigences nouvelles de la part des États-Unis et comportent des volets adventices qui peuvent aller du très médiatique - la régulation numérique - au largement confidentiel - la cybersécurité ou les procédures douanières.

La volonté de parvenir à un accord au moins sommaire a conduit la Commission à accepter les grandes lignes d’un compromis en deux versions, européenne et américaine, le 27 juillet. Celui-ci n’a été en partie précisé que le 21 août avec un texte commun. Beaucoup de points restent dans l’ombre. Surtout, Donald Trump, comme il en est coutumier, a renversé la table à plusieurs reprises avec des exigences nouvelles parfois exprimées par ses lieutenants. En témoigne l’énorme extension en quelques semaines des droits américains sur l’acier et l’aluminium à des centaines de produits incorporant les métaux sourcés dans les pays visés, mais assemblés dans d’autres pays, y compris aux États-Unis : au lieu de s’éteindre, cette querelle s’étend…

De leur côté, les Européens, soit par le lobbying de grandes firmes (automobile, luxe et spiritueux, une liste non exclusive), soit par l’action des gouvernements et de la Commission, n’ont cessé de rechercher des allègements, tout en acceptant l’exigence américaine d’acter certaines concessions en premier, et en renonçant provisoirement au plan de ripostes commerciales qui était pourtant prêt. Se rassurer sur des engagements européens (achat d’énergie ou d’armements, investissements) sur lesquels la Commission n’a pas de pouvoir effectif est risqué, puisqu’à tout moment l’administration américaine pourrait prétexter d’engagements non tenus pour effectuer de nouvelles salves.

Contre la défense difficile d’un accord potentiel jugé "moins mauvais", il est facile, comme le fait Thierry Breton, le fâché de la Commission, ou même le Premier ministre, de relayer le mot de "soumission" décrivant une défaite en rase campagne.

Il est fort douteux que la Commission ait pu suivre cet étroit chemin de crête entre résistance et acquiescement sans avoir étroitement consulté les États membres. Néanmoins, elle concentre sur elle les tirs de barrage de la classe politique, en particulier en France, et elle est clouée au pilori par les média sociaux. Contre la défense difficile d’un accord potentiel jugé "moins mauvais", il est facile, comme le fait Thierry Breton, le fâché de la Commission, ou même le Premier ministre, de relayer le mot de "soumission" décrivant une défaite en rase campagne.

La "soumission" ?

Et c’est vrai, les apparences jouent contre une Europe que tout le monde a vu alignée devant le bureau ovale de "Papa" (selon le mot malheureux, peut-être mal compris, de Mark Rutte) Trump : comme la Chine avec ses visiteurs, le protocole de la Maison Blanche sait mettre en valeur le nouvel empereur. Sur le plan de l’étiquette visuelle et de la tactique psychologique de négociation avec un dirigeant entièrement imbu de lui-même, y a-t-il une bonne méthode ? Souplesse ou fermeté, il n’y a de bonne solution qu’appuyée sur un rapport de force tel que constaté par l’occupant de la Maison Blanche. D’autres - de Zelenski à Modi - en ont fait l’amère expérience. Mais dans l’autre sens, il est vrai aussi que pour cette administration comme pour des régimes autoritaires, concéder, c’est simplement admettre un rapport de faiblesse et donc attirer d’autres exigences.

L’UE, peut-être par défaut, a choisi d’éviter au maximum le choc. Comment parler de "réciprocité" douanière quand 15 % de taux minimal américain (avec quelques exceptions sectorielles) s’échangent contre un taux zéro européen sur les produits industriels ? Comment parler de souveraineté juridique européenne quand Donald Trump menace l’Union européenne des pires conséquences si celle-ci applique sa régulation numérique aux très grandes plateformes (VLOPs, - Very Large Online Platforms) et moteurs de recherche en ligne (VLOSEs - Very Large Online Search Engines) ? Pour prendre un exemple mineur mais symbolique, peut-on admettre qu’un rapport républicain au Congrès relayant l’agression idéologique du mouvement MAGA qualifie l’association française e-Enfance d’émanation de la censure étatique alors qu’elle est orientée contre le harcèlement scolaire et l’accès des enfants à la pornographie ?

Comment parler de "réciprocité" douanière quand 15 % de taux minimal américain (avec quelques exceptions sectorielles) s’échangent contre un taux zéro européen sur les produits industriels ?

Pour prendre un exemple européen, en dehors de l’Union européenne proprement dite, comment ne pas sourire quand, au nom de la liberté individuelle, les États-Unis prennent pour cible l’accès au contenu des téléphones mobiles par les services britanniques, alors que la douane américaine peut exiger sans mandat ni justification l’accès à ceux-ci lors de l’entrée sur le territoire américain ?

Le rapport de force

Le problème, c’est que notre indignation et nos coups de menton ne font rien à l’affaire. Il serait vain de fonder trop d’espoir dans le système judiciaire américain lui-même : un revers affectant la portée et la durée du nouvel arsenal douanier (l’International Emergency Economic Powers Act ou IEEPA) devant une cour d’appel fédérale (comme cela fut le cas le 29 août par exemple) ne préjuge en rien de la Cour Suprême, qui sera par sa composition de plus en plus favorable à Donald Trump. Surtout, l’administration prépare déjà, au nom de la section 232 du droit commercial américain, qui autorise le Président à imposer des tarifs douaniers et des quotas d’importation en cas de menace sur la sécurité nationale américaine, quantité de mesures sectorielles aussi efficaces et difficilement attaquables aux États-Unis, même si elles contreviennent parfois à l’esprit de l’OMC. Objectivement, et jusqu’à plus ample informé, l’Union européenne a certes fait moins bien que le Canada et le Mexique, dont l’imbrication des chaînes de production avec les États-Unis était telle que les entreprises américaines ont sans doute été décisives, et moins bien aussi que le Royaume-Uni - on peut penser que l’influence sidérante de Nigel Farage sur le président américain donne encore un petit avantage aux Britanniques. Mais l’UE a fait aussi bien que le Japon, qui a dû prendre des engagements d’investissement financier aux États-Unis proportionnellement plus élevés que ceux de l’UE, ou que la Corée. Ne parlons pas de grands pays émergents mais solitaires comme l’Inde ou le Brésil, placés sous divers prétextes devant les fourches caudines du président.

La vérité oblige à dire d’abord que le pari trumpien a réussi sur plusieurs plans. D’abord, et c’est fondamental, diviser les partenaires entre eux. Cavalier seul britannique (même si les obligations juridiques issues du traité du Brexit ont beaucoup aidé Londres), non-concertation effective entre UE, Japon et Corée pour la négociation malgré une convergence des points de vue, leviers sur certains gouvernements à l’intérieur de l’UE. La France, qui n’a guère d’excédent commercial avec les États-Unis pour les produits manufacturés, ne pouvait prévaloir sur la modération d’une Allemagne en fort excédent. Notre pays est aussi un grand importateur de pétrole et de gaz américain, ce qui doit nuancer les critiques sur l’engagement d’achat européen : la France le remplit déjà, tout comme la quasi-totalité de l’Europe achète largement aux États-Unis ses armements. L’impératif stratégique de maintenir les États-Unis engagés sur le dossier ukrainien pèse lourd. Cette dernière question constitue à elle seule un enjeu parallèle de la plus haute importance. Autre chose serait de savoir si cette tactique sera gagnante avec Donald Trump et J.D. Vance. Mais elle reste incontournable car la menace russe ne pèse pas seulement dans dix ans, mais aujourd’hui.

L’autre succès américain est bien sûr de normaliser avec tous les partenaires un tarif douanier moyen, sauf exceptions, qui est le plus élevé de l’histoire. À 15 %, cela représenterait l’équivalent du quart du déficit budgétaire américain de 2024 - un adjuvant puissant pour continuer la course à l’endettement que promet le programme présidentiel. Cette bataille est gagnée. Les "optimistes" - de notre point de vue européen - espèrent que les répercussions des tarifs douaniers sur l’inflation américaine étrangleront la politique expansionniste du budget Trump. Rien n’est moins sûr - car il y a déflation des coûts énergétiques, et beaucoup d’exportateurs vers les États-Unis rognent leur marge. Seule une nouvelle dévaluation du dollar nourrirait vraiment l’inflation, tout en favorisant l’investissement sur le territoire américain.

L’autre succès américain est bien sûr de normaliser avec tous les partenaires un tarif douanier moyen, sauf exceptions, qui est le plus élevé de l’histoire.

Pour répondre efficacement, il nous faut donc analyser les intérêts américains et leurs lignes de force, du point de vue hyper réaliste qui est celui de l’entourage de Donald Trump.

La place du numérique dans les intérêts américains

D’abord, surtaxer et freiner les importations de biens, mais lutter à l’étranger contre la taxation ou la régulation des services sous quelque forme que ce soit, est parfaitement conforme à la logique MAGA et isolationniste. Massivement déficitaires en biens, les États-Unis sont massivement excédentaires en services. Et surtout, compte tenu des économies d’échelles des plateformes et moteurs de recherche, leur expansion peut être infinie avec une hausse très réduite des coûts de production. Les États-Unis en sont - avec en lointain concurrent la Chine - les seuls maîtres : pour cette raison, l’argumentaire américain cite toujours TikTok (nominalement transformée localement en entreprise américaine) au côté des GAFA, et ne répond jamais à l’argument européen selon lequel la réglementation européenne est neutre. On peut aussi relever qu’en Chine, Apple et META (pour son activité autorisée de sourçage d’annonceurs, très rémunératrice) se plient aux règles de - véritable - censure chinoise. Les autres - notamment Google - sont interdits.

De fait, nous n’avons aucun moyen de remplacement de ces firmes numériques à court ou moyen terme, quels que soient nos soutiens à des jeunes pousses ou des champions européens du futur. En sens inverse, il est très improbable que les plateformes dédaignent le marché européen, comme certaines l’ont déjà menacé.

Mais les intérêts idéologiques - défendre la liberté dite d’expression quasi-totale sur la Toile (sans fact-checking indépendant même par des vérificateurs agréés, ni accès aux algorithmes) - pèsent-ils autant pour les États-Unis que les intérêts purement commerciaux (combattre les pénalités justifiées par des biais algorithmiques et garder les ressources publicitaires qui en découlent) ? Malgré le service dû au mouvement MAGA et anti-woke, il est permis d’en douter.

Le levier européen sur le numérique - et ses limites

En sens inverse, l’ampleur des pénalités potentielles de la réglementation européenne pourrait faire l’objet de négociations. À 6 % potentiels du chiffre d’affaires mondial (DSA) et même 10 % (DMA), cette ampleur a pris modèle sur…les énormes sanctions du système extraterritorial américain lui-même. Elle est aujourd’hui testée dans des dossiers clefs (TikTok et META, en tant que contrôleurs d’accès, s’opposent ainsi à la supervision à leurs frais, dont le taux maximal pourrait s'élever à 0,05 % des profits nets mondiaux. TEMU adopte la même position).

On a là une tentation européenne, sur le modèle américain actuel, de faire payer la réglementation par des plateformes qui en pratique sont toutes étrangères. Rien n’est juste et équitable là-dedans, pas plus que dans les nouveaux droits de douane américains, mais tout est peut-être un objet possible de deal. On comprend et on approuve que l’Europe cherche des terrains de représailles contre les surtaxes douanières, mais est-ce plus crédible que d’autres mesures envisagées puis suspendues ?

LUnion européenne - et le Royaume Uni, nonobstant Nigel Farage - doivent rester fermes sur le problème de la désinformation et de la manipulation.

En sens inverse, l’Union européenne - et le Royaume Uni, nonobstant Nigel Farage - doivent rester fermes sur le problème de la désinformation et de la manipulation. Ce n’est pas qu’il n’y ait rien à redire dans l’application des règles européennes. Comme pour la liberté de presse et la diffamation, d’importantes divergences peuvent subsister, en Europe comme aux États-Unis.

Sylviane Agacinski oppose à juste titre deux cancel cultures, celle du wokisme et de la réaction conservatrice, mais le clivage traverse aussi l’Europe. Le dilemme est particulièrement aigu pour la liberté d’expression quand il s’agit de dog whistling - en d’autres termes, suggérer par allusion ou métaphore plutôt qu’énoncer directement un propos discriminatoire ou infamant. La tradition américaine est littérale, donc hostile au contrôle dans ce cas, l’action publique européenne tend à être de plus en plus extensive. Un conseil avisé aux Européens pourrait être de ne pas démultiplier à l’infini les champs de supervision, faute de quoi le chemin des urnes pourrait un jour, comme aux États-Unis, effectuer le trajet inverse.

Mais le principe même d’un alignement obligatoire non pas sur des normes américaines, mais souvent sur une absence de normes, car les efforts en ce sens sous Biden sont restés fragmentaires, doit être combattu. À peu près perdu sur des plateformes comme X ou Facebook, ce débat renaît dans l’intelligence artificielle entre ses principaux promoteurs de Silicon Valley eux-mêmes - sans parler bien sûr du Deepseek chinois dont la conformité idéologique est un prérequis. Est-ce largement ex ante, comme le promeut l’actuelle législation européenne, ou plutôt ex post, ce qui allège la tâche du contrôleur de données mais affaiblit l’efficacité ? Les contestations des premières sanctions donneront peut-être des indications.

Aux États-Unis comme en Europe, tout ceci devrait être des considérations secondaires par rapport à celle d’un espace numérique commun. L’idée même de normes ne peut pas plus y être récusée que dans le spatial ou dans l’univers maritime : ce ne peut être arbitré par la seule notion de souveraineté étatique. L’avance des États-Unis dans le domaine numérique ne peut renverser cet état de fait, qui deviendra de plus en plus prégnant à terme. L’alternative, ce serait la juxtaposition de champs clos nationaux, auxquels céderaient d’ailleurs largement les mêmes intérêts commerciaux qui luttent aujourd’hui contre une régulation européenne.

Convergences survivantes…

En-deçà de ce qui paraît être une utopie avec l’administration américaine actuelle, il existe au moins des zones où la convergence existe, et où des accords récents sont appliqués. Parmi ce qui est adopté en 2025, en cours d’adoption ou de négociation possible : les matériaux critiques, lacybersécurité au sens large et les procédures douanières. Dans le premier domaine, la réaction commune en cas de déni par un pays tiers est décidée. Dans le second, plusieurs coopérations sont en cours, découlant d’un accord de reconnaissance mutuelle des normes de cybersécurité. Dans le communiqué conjoint du 21 août, l’UE "envisage" (traduction automatique de la Commission, "plan" qui est un peu plus fort dans la version originale faisant foi en anglais) de collaborer avec les États-Unis pour "adopter et maintenir des exigences en matière de sécurité technologique conformes à celles des États-Unis". Depuis le 1er août, l’Europe applique aussi les règles RED, d’origine américaine, sur les dispositifs de radiocommunication. Les deux entités renforcent la sécurité des câbles sous-marins, et l’opération "Sentinelle Baltique" de l’Otan peut également être citée. Qui entraîne qui dans ce domaine reste discutable. Pour les procédures douanières, l’accord du 21 août engage à une consultation des acteurs privés européens et américains sur la numérisation des procédures. Celle-ci nécessite un saut de l’intégration européenne, avec la création d’un centre unifié regroupant les données nationales. Revers inévitable en Europe, l’application s’échelonnera jusqu’en 2038 pour une obligation intégrale au e-commerce. Alors que les douanes françaises évaluent le montant des déclarations douanières dans notre pays à 200 millions en 2024, l’abandon de l’exemption pour les colis de valeur inférieure à 150 euros fait déjà exploser ce chiffre. Mais en Europe comme aux États-Unis, cette dernière mesure rend indispensable une modernisation technologique et nécessite une coopération sur les normes et sur les procédés.

Dans l’accord du 21 août, l’UE se donne jusqu’à juin 2026 pour entériner ou non des règles américaines sur l’IA, les semi-conducteurs et les technologies d’informatique quantique.

D’autres questions restent pendantes : dans l’accord du 21 août, l’UE se donne jusqu’à juin 2026 pour entériner ou non des règles américaines sur l’IA, les semi-conducteurs et les technologies d’informatique quantique. L’adoption de règles concernant les Clouds est en suspens, au moins jusqu’à l’adoption du Cybersecurity Act européen. Ici, la divergence française, manifestée aussi à l’Assemblée, est notable.

La volonté française de maintenir les critères de sécurité les plus élevés, conduisant à favoriser des Clouds souverains par rapport aux grands fournisseurs américains (ou chinois) est affirmée.

Conclusion

Si un jusqu'au-boutisme ou une radicalité européenne dans le domaine numérique semblent inapplicable, souhaitons que ce domaine, où les États-Unis ont les capacités mais aussi les enjeux qui sont ceux des plus forts, puisse servir de levier de négociation à l’Europe. C’est Donald Trump qui a ouvert le bal, mais le client aussi à son mot à dire. Certes, l’Union européenne n’est pas la Chine, où Xi Jinping peut repousser du pied l’offre de vente de puces Nvidia H20 pour développer ses propres capacités. Elle ne peut pas non plus imaginer être le marché numérique mondial du futur - des émergents, à commencer par l’Inde, peuvent aussi prétendre à ce statut. Mais il reste des marges de négociation avec les États-Unis. Souhaitons que les responsables européens en première ligne sachent les utiliser. 

Copyright Brendan SMIALOWSKI / AFP

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