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06/05/2025
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"L’Allemagne est de retour" : nouvelle coalition et nouvel agenda international

 Bernard Chappedelaine
Auteur
Ancien conseiller des Affaires étrangères

​Le contrat de coalition signé le 5 mai par les dirigeants de la CDU-CSU et du SPD inaugure une nouvelle page de la politique allemande et entend répondre aux défis extérieurs sans précédent auxquels est exposé le pays. Comment se traduit le durcissement de la politique migratoire de l’Allemagne ? Comment se repositionne sa politique étrangère à l'égard de la Russie et de la Chine ? Si l'ambition allemande en matière d'élargissement ou d'armement européen semble résolue, certaines divergences se font jour avec Paris, notamment en matière de dette commune ou de mesures en faveur de la compétitivité européenne. Comment la nouvelle coalition envisage-t-elle le lien transatlantique, dès lors qu'elle semble ne pas prendre en compte le nouveau tour que lui impose l’administration Trump II ? Alors que le nouveau gouvernement suscite, en France, beaucoup d'espoirs, ils pourraient être être moins fondés qu'espéré, une fois lue cette feuille de route politique. Mais, nous dit Bernard Chappedelaine, un contrat de coalition n'est jamais écrit dans le marbre et l'actualité pourrait, en le percutant, amener à des évolutions. 

À la suite des élections fédérales anticipées du 23 février, la CDU-CSU et le SPD - qui ont réuni moins de 45 % des suffrages, mais qui disposent d’une majorité au Bundestag (328 sièges sur 630) - ont décidé de former une nouvelle "grande coalition". Les groupes de travail mis en place par les trois partis ont élaboré un "contrat de coalition" de 144 pages, dont les 6 chapitres couvrent tous les domaines de l’activité gouvernementale. Intitulé "Responsabilité pour l’Allemagne" ("Verantwortung für Deutschland"), ce document, rendu public le 9 avril, a été approuvé par les différentes composantes de la coalition, il vient d’être signé le 5 mai, à la veille de l’entrée en fonctions du nouveau gouvernement fédéral, dirigé par Friedrich Merz (CDU). 

Un nouveau cap en matière d’immigration

Les questions migratoires sont depuis des mois au cœur du débat politique allemand, comme en témoigne la progression du parti d’extrême-droite "Alternative für Deutschland" (AfD) - déjà sensible lors des élections régionales de l’été 2024 - qui double son résultat (20,8 %) par rapport au précédent scrutin de 2021. Le terme de "Zeitenwende" ("changement d’époque"), employé par Olaf Scholz en février 2022 au lendemain de l’invasion de l’Ukraine, est utilisé dans le contrat de coalition, mais cette fois pour souligner l’urgence de nouvelles mesures en matière de sécurité intérieure. Dans ce chapitre intitulé "Vivre ensemble en sécurité. Migration et intégration", le contrat de coalition souligne également que l’Allemagne doit rester un pays ouvert à l’immigration, en particulier aux travailleurs étrangers qualifiés, dont le pays a besoin. Elle doit cependant adopter une "autre orientation, plus conséquente" en matière migratoire, avec pour objectif notamment de combattre l’immigration illégale ("nous voulons employer tous les moyens légaux pour réduire l’immigration irrégulière"). Il s’agit de "réduire de manière significative" l’attraction qu’exerce le système social allemand. Sauf exceptions, le regroupement familial pour les bénéficiaires de la protection subsidiaire va être suspendu pendant deux ans. Le nombre de personnes admises sur le territoire dans le cadre des accords migratoires signés avec les États des Balkans occidentaux va être limité à 25 000 par an. La coalition va promouvoir des accords avec des pays tiers afin de réguler l’immigration légale et de faciliter les reconduites à la frontière. Les contrôles rétablis désormais sur l'ensemble des frontières allemandes seront maintenus "jusqu’à la mise en place d’un contrôle efficace aux frontières extérieures de l’UE et à l’application des accords de Dublin et du pacte asile-migration par les États-membres". "En coordination avec nos voisins européens, les demandeurs d’asile se présentant aux frontières communes seront également refoulés", ajoute le texte. 

L’Allemagne doit rester un pays ouvert à l’immigration, en particulier aux travailleurs étrangers qualifiés, dont le pays a besoin. 

La liste des "pays sûrs" va être élargie, dans un premier temps au Maghreb et à l’Inde. Le pacte européen sur la migration et l'asile, adopté à Bruxelles en 2024, va être transcrit dès cette année dans le droit allemand. Ces dernières années ont été marquées par des actes qui ont mis à l’épreuve la cohésion de la société, soulignent la CDU-CSU et le SPD, et désormais l’expulsion doit être la règle pour des étrangers condamnés à une peine de prison pour des crimes graves (violences contre les personnes, actes antisémites, etc…).

Les demandeurs d’asile déboutés doivent quitter le territoire allemand, si possible volontairement avec des incitations, ou à défaut, être expulsés, avec l’aide des pays d’origine, en recourant à différents leviers (visas, programmes de coopération, relations économiques et commerciales). Les Ukrainiens, qui ont trouvé refuge en Allemagne depuis le 1er avril 2025, ne bénéficieront plus de "l’allocation citoyenne" ("Bürgergeld"), mais des prestations, d’un montant inférieur, versées aux demandeurs d’asile. Le travail de l’Office en charge de l’immigration et des réfugiés (Bundesamt für Migration und Flüchtlinge - BAMF) et l’action des tribunaux - des juridictions spécialisées dans les questions liées à l’asile pourront voir le jour - doivent être rendus plus efficaces par l’informatisation. La procédure accélérée d’acquisition de la nationalité ("Turboeinbürgerung"), mise en place par la précédente coalition au profit d’étrangers bien intégrés, va être abolie, mais le nouveau gouvernement s’engage à investir plus dans l’intégration et à mettre en place un "pacte d’intégration" ("Integrationsvereinbarung") définissant droits et devoirs des immigrés. 

La Chine, "rival systémique" - la Russie, "menace majeure la plus directe"

Le contrat de coalition souligne "l’intérêt réciproque" à l’adhésion à l’UE des États des Balkans occidentaux, de l’Ukraine et de la Moldavie. Il approuve l’idée d’une intégration graduelle ("phasing-in") de ces pays candidats, par le biais notamment d’un statut d’observateur au Parlement européen et au Conseil et d’une participation, sans droit de vote, aux discussions de politique étrangère et de sécurité. Le document mentionne le "potentiel" de la "Communauté politique européenne", créée à l’initiative du Président Macron, il souligne que, "même après le Brexit, le Royaume-Uni est l’un des partenaires les plus proches de l’UE". Au chapitre des relations extérieures de l’UE, la nouvelle coalition considère que "l’accord UE-Mercosur doit enfin être finalisé", elle marque l’intérêt fondamental de l’Allemagne et de l’UE à ce que l’Indopacifique soit une "région stable, libre et sûre", dans laquelle les Européens doivent affirmer leur présence et soutient la conclusion d’un accord de libre-échange UE-Inde. Le nouveau gouvernement allemand appelle Pékin à "respecter les règles établies et la pleine réciprocité" en matière de commerce et d’investissements, mais constate que "le comportement de la Chine met au premier plan les éléments d’une rivalité systémique", ce qui conduit Berlin à vouloir "réduire les dépendances unilatérales et à pratiquer une politique de de-risking pour accroître notre résilience". Une politique cohérente et coordonnée avec les autres partenaires de l’UE est "pour nous essentielle", affirme la nouvelle coalition allemande.

Le contrat de coalition souligne "l’intérêt réciproque" à l’adhésion à l’UE des États des Balkans occidentaux, de l’Ukraine et de la Moldavie.

"Notre sécurité est menacée comme elle ne l’a jamais été depuis la fin de la guerre froide", constatent les signataires du contrat de coalition, "la menace majeure la plus directe" vient de la Russie, qui a agressé l’Ukraine et se réarme massivement, et de la "volonté de pouvoir" de Vladimir Poutine, dirigée contre l’ordre international.

"En liaison étroite avec nos partenaires", la coalition s’engage à "accroître substantiellement et à poursuivre de manière fiable notre soutien militaire, civil et politique à l’Ukraine" et à œuvrer à une stratégie commune pour qu’une "paix véritable et durable" s’instaure dans une "Ukraine souveraine", ce qui implique des "garanties de sécurité matérielles et politiques". Alors que la Grande-Bretagne et la France travaillent à un projet de déploiement d’une "force de réassurance" en Ukraine, le texte évite le terme de "garanties militaires". La coalition réaffirme en revanche la perspective d’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, pourtant écartée par l’administration Trump. "Le droit à l’existence et la sécurité d’Israël font toujours partie de la raison d’État de l’Allemagne", rappelle d’autre part la nouvelle coalition, référence au discours historique prononcé par Angela Merkel à la Knesset en 2008. CDU-CSU et SPD estiment aussi que "la situation humanitaire à Gaza doit connaître une amélioration radicale", ils réitèrent leur soutien à la "solution à deux États", israélien et palestinien. Avec ses partenaires (France, Royaume-Uni, États-Unis), Berlin va œuvrer pour mettre un terme au programme nucléaire et balistique iranien et contrecarrer le "rôle destructeur du régime iranien dans la région". 

Importance du partenariat transatlantique : réaffirmée, autonomie stratégique européenne : non mentionnée

Pour assurer une bonne coordination de la politique de sécurité, parvenir à une appréciation commune des situations et développer une vision stratégique et une volonté politique communes, un "conseil national de sécurité" va être créé au sein de la Chancellerie fédérale, organe que la précédente coalition avait échoué à mettre sur pied faute d’accord interne. Ce conseil devrait aussi renforcer l’influence du Chancelier dans la politique étrangère, d’autant que, pour la première fois depuis plus de 60 ans, le ministre fédéral des Affaires étrangères, Johann Wadepuhl, est lui aussi issu des rangs de la CDU. S’agissant des moyens financiers de la Bundeswehr [armée], un plan pluriannuel d’investissements va être établi, de même qu’un service militaire, basé dans un premier temps sur le volontariat, inspiré du modèle suédois, est-il précisé. Aucun objectif chiffré n’est mentionné, il faut toutefois rappeler que les dépenses de défense au-delà de 1 % du PIB sont désormais exclues du calcul du "frein à l’endettement". Au plan européen, "pour la première fois depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne et l’UE doivent être en mesure d’assurer de manière plus complète leur sécurité", affirment les signataires. L’objectif d’autonomie stratégique de l’UE n’est cependant pas mentionné par les trois partis de la coalition, qui utilisent certes le terme de "souveraineté européenne", mais sur des sujets économiques et technologiques. En matière de procédure, ils appellent à une extension du vote à la majorité au sein du Conseil de l’UE. Le prochain cadre financier pluriannuel qui entrera en vigueur en 2028 doit renforcer la sécurité et la défense européennes, ainsi que sa compétitivité. Ce sont "en premier lieu les États-membres qui sont responsables du financement, l’Allemagne refusera de garantir les engagements pris par les autres États membres, les financements hors budget européen doivent demeurer exceptionnels", ce qui exclut à priori des emprunts communs et ce qui s’inscrit dans la continuité des coalitions précédentes. Les rapports Draghi et Letta ne sont pas mentionnés. 

L’objectif d’autonomie stratégique de l’UE n’est cependant pas mentionné par les trois partis de la coalition, qui utilisent certes le terme de "souveraineté européenne", mais sur des sujets économiques et technologiques.

Alors que l’Allemagne se voit souvent reprocher de privilégier l’acquisition d’armements américains, la nouvelle coalition se déclare favorable à la mise en place d’un "véritable marché intérieur des produits de défense avec des règles d’exportation communes et une coopération étroite en matière de planification, de développement et d’acquisition".

Après un mandat Scholz, marqué par la guerre en Ukraine, pendant lequel la coopération Paris-Berlin n’a pas répondu pleinement aux attentes, la nouvelle coalition met en exergue "l’importance exceptionnelle de l’amitié franco-allemande", elle souligne aussi sa volonté de "renforcer l’amitié" avec la Pologne et de discuter avec ces deux voisins, dans le cadre du "format Weimar", de toutes les questions européennes pertinentes, le cas échéant avec d’autres partenaires dans un format élargi ("Weimar +"). Les projets communs d’avion et de char de combat (SCAF, MGCS) - qui ont pris beaucoup de retard - vont être "poursuivis rapidement", assurent la CDU-CSU et le SPD, qui restent convaincus que le lien transatlantique et la relation étroite avec les États-Unis conservent une "importante cruciale". L’OTAN est un pilier du partenariat transatlantique, "indispensable à la sécurité européenne", est-il rappelé. Le déploiement d’une brigade de la Bundeswehr en Lituanie est une contribution essentielle à la dissuasion et à la défense du flanc oriental de l’OTAN. La nouvelle coalition s’engage à renforcer l’Alliance atlantique, à parvenir à un "partage équitable du fardeau" et à développer le pilier européen de l’OTAN et la coopération UE-OTAN. Il s’agit là du discours allemand traditionnel, qui ne prend pas en compte la rupture incarnée par l’administration Trump II, en dépit du choc provoqué notamment par le discours de J.D. Vance à la conférence de Munich. Le débat lancé par le Président Macron sur la "dimension européenne de la dissuasion française", qui avait suscité quelques prises de position lors de la campagne pour les élections européennes de 2024, puis de la part de Friedrich Merz - qui a évoqué une discussion sur l’extension de la protection nucléaire britannique et française - ne trouve pas d’écho dans le programme de la nouvelle coalition. 

Le contrat de coalition qui vient d’être signé ne répond pas sans doute à toutes les attentes françaises, notamment en matière d’endettement commun ou d’autonomie stratégique.

L’arrivée au pouvoir de Friedrich Merz suscite beaucoup d’espoir dans les capitales européennes, notamment à Paris. S’il traduit incontestablement un profond engagement européen, le contrat de coalition qui vient d’être signé – fruit d’un délicat compromis entre conservateurs et sociaux-démocrates - ne répond pas sans doute à toutes les attentes françaises, notamment en matière d’endettement commun ou d’autonomie stratégique

Il faut se rappeler cependant qu’en 2022, le programme de travail de la précédente coalition "Ampel", à peine conclu, avait été percuté par l’agression russe en Ukraine et que le gouvernement Scholz avait été contraint de mettre en question des éléments fondamentaux de l’identité des partis qui le composaient. Avant même l’investiture de la nouvelle coalition, la CDU-CSU et le SPD, avec l’appui des Verts, ont fait aboutir une réforme du "frein à la dette" et décidé un programme d’investissements de 500 Mds €. Les grandes incertitudes géopolitiques actuelles font que la nouvelle coalition allemande pourrait à son tour être conduite à réviser son programme. 

Copyright image : Odd ANDERSEN / AFP
 

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