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17/11/2025
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China Trends #24 - Semi-conducteurs : le rouleau compresseur de la politique industrielle chinoise

China Trends #24 - Semi-conducteurs : le rouleau compresseur de la politique industrielle chinoise
 Jeremy Chih-Chen Chang
Auteur
Directeur général et directeur du programme de recherche sur la sécurité économique au Research Institute for Democracy, Society, and Emerging Technology
 Mathieu Duchâtel
Auteur
Directeur des Études internationales, Expert Résident
 Filip Šebok
Auteur
Directeur du bureau de Prague du Central European Institute of Asian Studies
 Pierre Pinhas
Auteur
Chargé de projets - Programme Asie
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notre série 
China Trends : capter les signaux
Introduction

Par Mathieu Duchâtel

Les restrictions américaines sur le transfert de technologies en matière de semi-conducteurs suffiront-elles à maintenir une avance décisive sur la Chine ? Posez la question à deux experts du secteur, et vous obtiendrez deux réponses radicalement opposées. Ceux qui répondent par l’affirmative soulignent qu’exploiter les goulots d’étranglement en lithographie et en conception assistée par ordinateur électronique (EDA) fonctionne. Les acteurs clés comme Nvidia, TSMC et ASML, intégrés dans des écosystèmes qui se renforcent mutuellement, continueront à innover plus rapidement que leurs homologues chinois. À l’inverse, ceux qui répondent par la négative mettent en avant le soutien constant et déterminé de l’État chinois au secteur et l’ampleur de son marché intérieur comme facteurs qui permettront à la Chine de rattraper, puis de dépasser, les rivaux américains, est-asiatiques et européens, un phénomène déjà observé dans le domaine des véhicules électriques, et potentiellement en cours dans les biotechnologies.

Le secteur des semi-conducteurs est le seul parmi les dix domaines prioritaires du programme "Made in China 2025" dont les objectifs gouvernementaux n'ont pas été atteints. Pour le premier camp, cela confirme l’efficacité des restrictions américaines ; pour le second, cela n’est qu’une question de temps avant que la Chine ne rattrape son retard. En effet, une domination de la production des technologies les plus mûres est à portée de main pour les entreprises chinoises, via l’acquisition d’avantages en termes de coûts et d’échelle qui pourraient leur permettre de supplanter leurs concurrents à l’international.

Ce débat n’est bien sûr pas seulement occidental : il existe aussi en Chine. Cependant, du point de vue chinois, le problème est présenté différemment. Il ne s'agit pas de savoir si les États-Unis peuvent ralentir la Chine, mais plutôt de savoir dans quelle mesure les politiques du gouvernement chinois sont efficaces pour promouvoir l'autonomie technologique, la résilience nationale et, en fin de compte, la domination industrielle. La vision stratégique qui se dessine à long terme est claire. Ce qui importe, comme souvent dans les débats en Chine, c'est la dimension tactique des politiques qui permettront d'atteindre les objectifs fixés, tout en s'adaptant à l’environnement international 

Il ne s'agit pas de savoir si les États-Unis peuvent ralentir la Chine, mais plutôt de savoir dans quelle mesure les politiques du gouvernement chinois sont efficaces pour promouvoir l'autonomie technologique, la résilience nationale et, en fin de compte, la domination industrielle.

Le 15e plan quinquennal (2026-2030), qui sera bientôt adopté, fournira une feuille de route actualisée des ambitions chinoises en matière de semi-conducteurs et de puces IA. Les objectifs incluent des ventes dépassant les 288 milliards d’euros, une production annuelle de 600 milliards de puces, une capacité nationale pour les nœuds inférieurs à 22 nm, des percées dans les processus 3‑5 nm et 7‑10 nm, ainsi qu’une part de marché de 50 % sur les capacités mondiales de production de nœuds matures d’ici 2030. L’impression laissée est celle d’un rouleau compresseur déterminé à avancer et prêt à surmonter tous les obstacles sur sa route.

Tout est une question d’échelle

Au cœur de la politique chinoise des semi-conducteurs se trouve un système industriel hybride, alliant orientation stratégique centralisée et concurrence décentralisée sur le marché. Jeremy Chih-Chen Chang le qualifie ainsi de système "guidé par le marché mais contrôlé par l'État" : le gouvernement central encourage délibérément la concurrence (exacerbée) entre les entreprises et les gouvernements provinciaux dans le but d'accélérer l'innovation et de développer des économies d'échelle. En retour, les autorités locales agissent comme des investisseurs en capital-risque, par le biais de fonds fléchés, tandis que les autorités centrales regroupent les acteurs les plus performants pour en faire des champions nationaux.

Si les surcapacités inhérentes à ce système posent de nombreux défis aux autres pays, elles sont trop souvent présentées à tort comme une faiblesse fondamentale de la Chine. De nombreux analystes chinois voient les choses différemment. Les surcapacités sont intentionnelles. Il s’agit d’un outil stratégique qui, en fin de compte, renforce la compétitivité industrielle et garantit au pays des parts de marché importantes. Aujourd'hui, les doublons sont tolérés dans les clusters autour des villes de Hefei, Wuxi ou Wuhan - de manière temporaire toutefois. Au final, les entreprises les plus faibles seront en effet systématiquement éliminées, laissant seulement les acteurs les plus compétitifs prospérer à l'échelle mondiale.

À ce stade de développement, la Chine cherche à reproduire le modèle BYD, c’est-à-dire créer un écosystème intégré verticalement, capable de s’appuyer sur un vaste réseau de sous-traitants spécialisés tout en diffusant l’innovation à travers l’ensemble du réseau. Les investissements nationaux sont concentrés dans le cadre d’un modèle qui peut être qualifié de pseudo-IDM (Integrated Device Manufacturer), car il reproduit l’ensemble de la chaîne de valeur sur le sol chinois. Si les phases précédentes ont pu encourager la décentralisation, la stratégie actuelle met au contraire l’accent sur la centralisation des ressources industrielles et d’innovation, intégrant conception, fabrication et conditionnement dans une logique de gestion stratégique unifiée.

Au moment où l'Europe débat de "préférence européenne" pour ses marchés publics, Pékin a rendu obligatoire la préférence nationale pour toutes les infrastructures financées par l'État, en particulier le cloud, les villes intelligentes ou les projets d'administration numérique. Ces mesures axées sur la demande visent à accélérer la consolidation structurelle du secteur des semi-conducteurs. Les politiques expérimentées pour la première fois à Shanghai et qui exigeaient un approvisionnement chinois à hauteur de 50 % pour les centres de données ont progressivement été étendues à l'ensemble du pays. Elles garantissent des parts de marché importantes à des entreprises telles que Huawei, Biren Technology et Cambricon. La manœuvre est classique : la préférence nationale a, par le passé, été une étape déterminante pour faire de Huawei un leader mondial des réseaux de télécommunications

Dans le cas des semi-conducteurs, cette politique fonctionne à plein régime. En novembre, la Chine a ainsi exigé que les centres de données financés par l'État s'approvisionnent en puces IA chinoises, tandis que les projets dont l’état d’avancement est inférieur à 30 % devront retirer tous composants étrangers et les remplacer par des composants chinois. Les projets plus avancés seront eux évalués au cas par cas. Les analystes soulignent que ces politiques, axées sur la demande, permettent à l'écosystème de mûrir à mesure que l'adoption à l’échelle nationale progresse, garantissant ainsi que les capacités de production, la R&D et l'absorption du marché en Chine croissent de manière synchronisée.

La préférence nationale a, par le passé, été une étape déterminante pour faire de Huawei un leader mondial des réseaux de télécommunications.

Dans cette configuration stratégique mondiale, Huawei s’impose comme l’un des principaux atouts de la Chine. L’entreprise dispose non seulement d’un vaste réseau de fournisseurs industriels, mais elle joue également un rôle central dans l’innovation et l’élaboration des normes sectorielles.

Les analystes chinois soulignent que l’approche systémique (系统性思维) constitue un avantage stratégique clé, permettant à la Chine d’orchestrer et de soutenir ses politiques industrielles. Ainsi, la multiplication par deux de la production des puces Ascend 910C, par exemple, profite d’une initiative alignant le développement des modèles d’IA sur la production nationale de matériel informatique, générant des bénéfices mutuels pour les deux parties.

L’importance d’une posture de confiance en soi

Dans le même temps, un certain triomphalisme se fait jour en Chine quant à l’utilisation stratégique des contrôles à l’exportation comme instruments de représailles face aux mesures américaines. Ces contrôles sont présentés comme un moyen de faire pression sur Washington en matière de transferts de technologies et comme la preuve de la capacité croissante de la Chine à prévaloir en cas d’escalade - non seulement vis-à-vis des États-Unis, mais aussi de l’Europe. Les licences nécessaires à l’exportation de terres rares, de gallium ou de germanium, ainsi que les enquêtes antidumping et autres outils de politique économique, sont désormais présentés comme des mécanismes de "réciprocité normale". De nombreux pays n’ont pas encore pleinement pris la mesure des conséquences de ces mesures pour le secteur de la défense. La Chine entend en effet délivrer des licences à usage général pour les utilisateurs civils, tout en restreignant l’accès aux utilisateurs finaux militaires dans le domaine de l’électronique.

Les restrictions américaines à l'exportation de machines lithographiques avancées, de logiciels de conception électronique automatisée et de puces IA sont clairement perçues en Chine, non pas comme des obstacles temporaires, mais comme un défi stratégique à plus long terme. La volonté d'éliminer toute vulnérabilité stratégique est l'un des principaux facteurs qui expliquent le recours constant de la Chine aux politiques industrielles. "Il ne faut pas construire sa maison sur les fondations d’un autre" (那就好比在别人的墙基上砌房子). Telle semble être la ligne directrice générale de l’approche chinoise comme le souligne Filip Šebok. Dans un pays qui contrôle étroitement les communications vers l’extérieur, il convient d'ajouter que tout doute ou interrogation ne peut être dévoilé à des yeux étrangers.

La planification industrielle chinoise resterait structurée de manière à atteindre, a minima, une quasi-parité avec les États-Unis, au mieux une supériorité.

Les experts souhaiteraient que ces restrictions jouent le rôle de catalyseur pour l'innovation, comme le résume l'expression "pression à court terme, accélération à long terme" (短期承压, 长期加速). Dans ce contexte, le développement des puces Ascend AI de Huawei, des logiciels de conception électronique automatisée EDA et de capacité de lithographie chinoise, ainsi que les progrès réalisés en matière d'encapsulation 3D et de chiplets semblent stratégiquement indispensables. Mais même si les contrôles à l'exportation américains étaient assouplis, la planification industrielle chinoise resterait structurée de manière à atteindre, a minima, une quasi-parité avec les États-Unis, au mieux une supériorité, étant donné que les deux pays sont désormais engagés dans une compétition d’écosystèmes.

Les analyses chinois soulignent que la trajectoire de la Chine est restée inchangée malgré les revirements politiques américains. À l’avenir, le pays maintiendra quoiqu’il arrive son cap vers la souveraineté technologique, la supériorité en matière d'innovation et la domination commerciale à l’échelle mondiale. À court terme, les États-Unis devraient conserver leur avance dans le domaine des puces haut de gamme inférieures à 3 nm et de l'écosystème CUDA de Nvidia pour l’IA. En revanche, le développement d'applications spécialisées devrait connaître des progrès fulgurants en Chine, soutenu par l’ampleur de son marché intérieur. Grâce à ses politiques industrielles, Pékin devrait renforcer progressivement son avantage comparatif dans les nœuds les plus mûrs. Seules des mesures coordonnées de défense commerciale de la part des États-Unis, de l'Union européenne, du Japon, de la Corée du Sud, de Taïwan et, peut-être même d'Inde ou de Singapour, semblent pouvoir entraver cette trajectoire. Toutefois, une telle coordination stratégique semble être à l’heure actuelle un objectif hors de portée.

Copyright Image : ANTHONY WALLACE / AFP
L'article d'introduction à cette édition de China Trends, rédigé par Mathieu Duchâtel, a également été publié par The Diplomat.

Se battre pour gagner : la réponse de Pékin aux restrictions américaines sur les semi-conducteurs

Par Filip Šebok

Ces contrôles américains peuvent-ils réellement contraindre la Chine, ou vont-ils simplement accélérer sa volonté d'indépendance vis-à-vis des fournisseurs occidentaux ? Filip Šebok, directeur du bureau de Prague du Central European Institute of Asian Studies, examine les discours chinois sur ce qui peut être qualifié de "guerre des écosystèmes", une guerre qui va bien au-delà de la simple rivalité technologique traditionnelle. Cependant, les doutes et les débats internes restent soigneusement dissimulés au public étranger. Dans cette compétition polarisée, où les États-Unis dominent le haut de gamme et où la Chine progresse rapidement dans la production de nœuds matures et d’applications ciblées, la question clé est de savoir dans quelle mesure la Chine peut localiser efficacement sa chaîne d'approvisionnement. La réponse à cette question déterminera ainsi l'équilibre futur de l'écosystème mondial des semi-conducteurs.

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Microélectronique : comment le deuxième "China shock" est advenu

Par Jeremy Chang

La Chine est en passe de dominer de multiples nouvelles technologies à l’échelle mondiale grâce à des subventions publiques importantes et à une expansion massive de ses capacités de production. Ce deuxième "choc chinois" (ou China shock en anglais) est largement considéré comme une conséquence de la voie industrielle empruntée par la Chine, que l'on pourrait qualifier de "guidé par le marché mais contrôlé par l'État". Jeremy Chih-Chen Chang, directeur de l'Institut de recherche du Democracy, Society, and Emerging Technology (DSET), affirme, en outre, que l'intégration verticale et la consolidation des entreprises chinoises pourraient au final ouvrir la voie à leur domination sur les marchés internationaux des hautes technologies, et les semi-conducteurs ne feront pas exception.

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Pensée systémique et dynamisme chinois dans les puces IA

Par Mathieu Duchâtel

L'intensification de la concurrence États-Unis–Chine influence inévitablement la trajectoire du développement de l'IA, et le prochain plan quinquennal est l'un des principaux instruments dont dispose Pékin pour relever ce défi. Mathieu Duchâtel, Senior Resident Fellow et directeur des études internationales à l'Institut Montaigne, souligne que la Chine est prête à faire tout ce qu’il faut pour renforcer sa compétitivité et favoriser l'innovation afin de produire des puces IA chinoises et des capacités de calcul haute performance accrues. En appliquant une "pensée systémique" et en tirant parti de ses avantages comparatifs liés à divers outils de politique industrielle, l'industrie chinoise des semi-conducteurs devrait donc suivre une voie similaire à celle du secteur des instruments optiques.

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