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09/07/2024

China Trends #20 - COSCO, Huawei, State Grid : géants chinois des infrastructures

China Trends #20 - COSCO, Huawei, State Grid : géants chinois des infrastructures
 Mathieu Duchâtel
Auteur
Directeur des Études internationales, Expert Résident
 Misha Lu
Auteur
Journaliste principal de DIGITIMES Asia
 Anders Hove
Auteur
Senior Research Fellow à Oxford Institute for Energy Studies
 Léonie Allard
Auteur
Visiting Fellow au Centre Europe de l'Atlantic Council
 Pierre Pinhas
Auteur
Chargé de projets - Programme Asie
Introduction

Par Mathieu Duchâtel

De nombreux facteurs, ces dix dernières années, ont contribué à la détérioration de la relation entre l'Union européenne (UE) et la Chine. Parmi ceux-ci, on a tendance à occulter les investissements chinois dans certaines infrastructures stratégiques. Cet aspect de la grande stratégie de la Chine a pourtant pesé dans la balance, en poussant l’Europe à adopter la posture beaucoup plus défensive qui est désormais la sienne et en nourrissant la méfiance mutuelle entre les deux parties.

Qui se souvient aujourd'hui qu’en 2013, à Pékin, l’UE et la Chine adoptaient lors de leur sommet annuel l’agenda stratégique de coopération UE-Chine 2020 ? Rétrospectivement, ce document marque l’apogée de la stratégie d'engagement optimiste qui prévalait encore à l’époque en Europe à l’égard de Pékin. Sur le plan économique, la principale priorité résidait alors dans la négociation d'un accord d'investissement qui inclurait non seulement des éléments de protection des investissements mais aussi d’accès au marché, et qui était conçu alors - surtout par la partie chinoise -  comme une première étape devant mener à un "accord de libre-échange approfondi et complet". Avant 2013, les Européens avaient longtemps espéré que la Chine accepte de coopérer sur les questions de sécurité internationale ; Hu Jintao et Wen Jiabao, les deux dirigeants au pouvoir entre 2002 et 2012 (le premier en tant que secrétaire général du PCC et président de la RPC, le second en tant que Premier ministre), appréhendaient néanmoins la relation avec l’Europe presque exclusivement sous l’angle du commerce, de l'accès au marché unique, et de l’accès aux technologies et aux investissements européens. L’inclusion d’un "pilier paix et sécurité" à l’agenda 2020, sous cet angle, suscita la surprise de nombre d’observateurs qui s’attendaient à ce que la Chine persiste dans une approche étroitement centrée sur les dossiers économiques. L’ambition de ce pilier frappe aujourd’hui, tant aucun progrès n’a été accompli : il visait notamment à promouvoir la création d’un cyberespace sécurisé et pacifique, à renforcer le dialogue sur les droits de l'Homme et à intensifier les consultations UE-Chine sur l'Afrique, l'Asie centrale, l'Amérique latine et les voisinages respectifs de l'Europe et de la Chine.

La sommet de 2013 est le deuxième depuis l’accession de Xi Jinping au pouvoir suprême en Chine - à la fois en tant que chef de l'État, de l'armée et du Parti communiste. Il marque un bref moment d’optimisme en Europe, pendant lequel certains veulent croire que la fin de l'ère Hu-Wen permettra de lever au moins certains des obstacles qui entravent le développement du partenariat UE-Chine.

Or, avec Xi Jinping aux commandes, c'est l’exact inverse qui s'est produit : une accumulation d’obstacles, avec à la clé une déception croissante et une défiance mutuelle. Sur le front de la sécurité internationale, après une décennie sans coopération significative malgré les bonnes intentions affichées dans le communiqué de 2013, la Chine et l'Union européenne se retrouvent désormais dans des camps opposés s’agissant de la guerre Russie-Ukraine. Certains en Europe vont même jusqu’à affirmer que la Chine devrait être considérée comme une menace pour la sécurité européenne du fait de son soutien à la Russie. Sur le plan économique, on craint de plus en plus que l'Union européenne et la Chine en soient aujourd’hui aux prémices d'une guerre commerciale. Cette crainte serait d’autant plus justifiée en cas d’intensification des mesures commerciales américaines contre la Chine et d’intensification de la pression qu’exerceront les États-Unis sur l’Europe à des fins d’alignement - même s’il convient d’admettre qu’une telle attitude américaine en matière commerciale pourrait à l’inverse pousser Pékin à faire preuve de davantage de flexibilité vis-à-vis de l'Europe. Pour l'heure, ce qui se déroule sous nos yeux est l'aboutissement d'une tendance qui a mûri au cours de la dernière décennie, durant laquelle l'Union européenne n'a pas su trouver les leviers d’influence nécessaires pour remédier aux déséquilibres et aux asymétries de ses liens économiques avec la Chine.

Il marque un bref moment d’optimisme en Europe, pendant lequel certains veulent croire que la fin de l'ère Hu-Wen permettra de lever au moins certains des obstacles qui entravent le développement du partenariat UE-Chine.

La conclusion en 2020 de l'accord global UE-Chine sur les investissements, souvent cité par la Chine comme attestant de sa bonne volonté et de sa flexibilité en matière d'accès au marché, n'aurait résolu ces déséquilibres qu’à la marge. En tout état de cause, l'accord est désormais gelé en raison de désaccords politiques. Dans l’intervalle, l'Union européenne a plutôt choisi de concentrer ses efforts sur la construction d'une boîte à outils de mesures défensives. Certaines de ces mesures sont nouvelles, comme l'instrument de lutte contre la coercition (anti-coercion instrument - ACI), le règlement établissant un cadre pour le filtrage des investissements directs étrangers et l'instrument relatif aux marchés publics internationaux (international procurement instrument - IPI).

D'autres ont été révisées et mises à jour, comme le contrôle des exportations de biens à double usage et les mesures anti-subventions. Lorsque les consultations avec l’autre partie échouent, consolider ses défenses devient la seule option viable pour rééquilibrer une relation asymétrique.

Depuis le lancement en Chine des réformes économiques de la fin des années 1970, les investissements dans les infrastructures ont constitué la colonne vertébrale du miracle économique chinois. Ces investissements ont créé de nouvelles opportunités pour l’entrepreneuriat privé, tout en assurant aux entreprises d’État un marché à l’échelle sans égale. Néanmoins, depuis l'avènement de la "nouvelle ère" (新时代) annoncée par Xi Jinping, le poids donné aux infrastructures stratégiques va désormais au-delà du simple développement économique. L’Europe a opéré un changement de perspective sur la Chine s’adaptant à l’effet combiné de la taille du marché chinois, de la vision de Xi Jinping d’une Chine leader dans le monde, et de la tendance des grandes entreprises chinoises d'infrastructures à mener des stratégies d'intégration verticale. L’espoir européen de mener une relation économique centrée sur les bénéfices mutuels a dû prendre en considération les asymétries inéquitables dans les modes opératoires des grands fournisseurs d’infrastructure, et les risques de sécurité créés par l’effet de levier excessif dont ils disposent, d’autant que la présence dans les infrastructures s’accompagne souvent d’un accès à des données sensibles.

Prenons l’exemple de trois entreprises chinoises évoluant dans trois secteurs économiques différents : COSCO (China Ocean Shipping Company), State Grid Corporation of China et Huawei Technologies. Chacune opère dans un secteur jugé important par le gouvernement chinois d’un point de vue stratégique : le commerce mondial et la logistique, les infrastructures et la distribution d'énergie, et les télécommunications et les technologies. Chacune investit massivement dans l'innovation. Chacune a fini par rencontrer une résistance fortement politisée dans ses efforts de développement en Europe - soit pour des raisons de sécurité nationale, soit du fait de distorsions faussant la libre concurrence sur le marché - distorsions induites par le capitalisme d'État chinois.

La position dominante de COSCO dans le domaine de la logistique maritime découle du caractère complet de son intégration horizontale et verticale : elle possède et exploite à la fois lignes maritimes, transporteurs, navires spécialisés, terminaux, chantiers navals et gère en parallèle la logistique des chaînes d'approvisionnement. COSCO s'aligne sur les objectifs de sécurité nationale de la Chine en intégrant les actifs maritimes civils aux opérations militaires, en soutenant la marine de l'Armée populaire de libération (APL) et en renforçant l'influence chinoise sur les principales routes commerciales du monde.

State Grid Corporation, qui fournit de l’électricité à plus d’un milliard de personnes dans 26 provinces chinoises, avec un chiffre d’affaires annuel qui dépasse 450 milliards de dollars, opère à une échelle comparable à celle de pays entiers. State Grid exerce une influence politique importante en Chine et joue un rôle clé dans l’élaboration des politiques énergétiques du pays, y compris son "objectif double carbone" (双碳). L’entreprise mise sur les lignes de transmission à ultra-haute tension et a investi, rien qu’en 2023, la somme de 76 milliards de dollars pour développer ces couloirs à ultra-haute tension et encourager l’intégration des énergies vertes. State Grid poursuit en parallèle une stratégie de développement mondial à travers des investissements stratégiques réalisés dans le transport d’énergie.

Depuis le lancement en Chine des réformes économiques de la fin des années 1970, les investissements dans les infrastructures ont constitué la colonne vertébrale du miracle économique chinois.

Huawei a habilement surmonté les défis posés par les sanctions américaines, dont beaucoup pensaient en 2020 et 2021 qu'elles décimeraient ses activités de conception de smartphones et de semi-conducteurs. Tirant parti de son accès privilégié au vaste marché intérieur chinois et de ses investissements conséquents dans l’intelligence artificielle, le cloud computing et les systèmes d'exploitation, Huawei a enregistré une forte hausse de ses bénéfices début 2024. En 2023, l'entreprise a présenté sa stratégie "All Intelligence", qui vise à tout connecter en étendant le périmètre d’application des modèles d'intelligence artificielle à grande échelle aux individus, aux familles et à de nombreux secteurs économiques. Cette stratégie vise l’intégration parfaite des différents secteurs d'activité de Huawei.

Il subsiste une certaine ambivalence en Europe dans la manière d’appréhender nos relations avec les grandes entreprises chinoises, en particulier celles dont les activités ont trait aux infrastructures critiques. On observe certes une prise de conscience générale du fait que le système politique de la République populaire de Chine permet à l'État de mobiliser ces entreprises en tant qu’instruments d'influence, de contrôle et peut-être même de rétorsion en cas de tensions politiques. Malgré cela, l’Europe n’investit pas assez de ressources dans la compréhension des stratégies propres de ces entreprises et de leurs méthodes opérationnelles.

À l'avenir, tout invite à penser que l'Europe donnera la priorité à la sécurité économique comme composante principale de son cadre d‘action politique, car elle cherchera à se prémunir contre les risques d'influence et de contrôle excessifs et contre les distorsions sur le marché générées par les pratiques propres au capitalisme d'État. Dans ce processus de réduction des risques, les mesures défensives de l'Europe seront façonnées par l'interaction de trois facteurs : l'intensification des actions américaines contre les entreprises chinoises, le degré d'affirmation de la Chine en Asie orientale et en soutien à l'impérialisme russe, et l'attractivité des offres chinoises en matière d'infrastructures critiques par rapport à leurs alternatives - y compris celles que l'on peut trouver en Europe, qu'il s'agisse de fournisseurs européens répondant aux besoins d'infrastructures du continent ou d'activités à l'étranger, ce à l'intérieur ou à l'extérieur du cadre de "Global Gateway".

Face à l'ampleur du défi et quelle que soit la forme exacte que pourrait prendre la détérioration de l'environnement sécuritaire international, il est urgent pour l'Europe d'investir dans le renforcement de ses capacités de renseignement afin de mieux gérer les risques qu’elle doit affronter, de poursuivre la construction d'une boîte à outils défensive efficace et d'épouser une approche des infrastructures critiques en tant que sources de puissance dans les relations internationales.

Le retour en force de Huawei

Par Misha Lu

564 %, soit la progression des bénéfices de Huawei au premier trimestre 2024 en glissement annuel – une démonstration éclatante de la résilience de l'entreprise et de sa capacité à contourner les sanctions américaines. Misha Lu, chercheur et journaliste de DIGITIMES Asia, dresse un panorama instructif des mutations historiques de Huawei telles que perçues par les analystes de l'industrie chinoise. De la "période de décollage" initiale jusqu’à la stratégie plus récente de "All Intelligence", les experts insistent également sur le moment charnière, il y a quinze ans, lorsque le succès de l'iPhone modifia la trajectoire de développement de Huawei. Les commentateurs chinois continuent toutefois de souligner l’ampleur des défis à relever, compte tenu de l'influence persistante des tensions géopolitiques.

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L’empreinte des réseaux State Grid

Par Anders Hove

State Grid est le plus grand fournisseur d'électricité public mondial, se distinguant par sa couverture du territoire chinois et ses investissements conséquents à l'étranger. À Pékin, l’entreprise détient une influence politique notoire, façonnant les politiques énergétiques chinoises. Anders Hove, de l'Oxford Institute for Energy Studies, explore ainsi la stratégie de développement de l'entreprise, soulignant la capacité de la Chine à mettre en œuvre des réformes efficaces pour assurer sa transition écologique. Il insiste aussi sur le leadership de la Chine en matière de lignes de transmission à ultra-haute tension (UHV). Les réformes en cours se heurtent néanmoins à divers obstacles, notamment une dépendance historique aux contrats à long terme et aux flux intra-provinciaux, ainsi qu’une priorité continue donnée à la sécurité énergétique aux dépens de solutions énergétiques à plus faibles émissions.

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La Chine des mers, dans le sillage de COSCO 

Par Léonie Allard

Les chiffres parlent d'eux-mêmes pour évaluer l'empreinte de COSCO à l’international. Entité publique, l’entreprise possède la quatrième flotte mondiale de conteneurs et détient des participations dans 17 ports étrangers aux emplacements stratégiques. Léonie Allard, chercheuse invitée au Europe Centre de l'Atlantic Council, explique les facteurs à l'origine de la position unique de COSCO et explicite sa transformation en acteur inégalé de la stratégie maritime nationale de la Chine. Selon les sources chinoises, l’image qui se dévoile de COSCO est celle d’un atout puissant dans l’ambition chinoise de devenir une "puissance maritime mondiale", et un mélange des genres ambigu entre intérêts commerciaux et intérêts de sécurité nationale.

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À propos de China Trends

China Trends est une publication trimestrielle en anglais du programme Asie de l’Institut Montaigne. Chaque numéro est consacré à un thème unique et cherche à comprendre la Chine en s’appuyant sur des sources en langue chinoise. À une époque où la Chine structure souvent l’agenda des discussions internationales, un retour aux sources de la langue chinoise et des débats politiques - lorsqu’ils existent - permet une compréhension plus fine des logiques qui sous-tendent les choix de politiques publiques de la Chine.

China Trends #20 - Critical Infrastructures and Power Games in EU-China Relations (22 pages)Télécharger
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