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09/04/2024

China Trends #19 - Chine-Inde : une paix chaude

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China Trends #19 - Chine-Inde : une paix chaude
 François Godement
Auteur
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Asie et États-Unis
 Mathieu Duchâtel
Auteur
Directeur des Études Internationales et Expert Résident
 Manoj Kewalramani
Auteur
Chercheur sur les études chinoises et président du Programme sur les études Indo-pacifique de la Takshashila Institution
 Jabin T. Jacob
Auteur
Professeur associé au Département des relations internationales et des études de gouvernance de la Shiv Nadar Institution of Eminence
 Pierre Pinhas
Auteur
Chargé de projets - programme Asie
Introduction

Par François Godement

Les relations entre la Chine et le Japon ont souvent été qualifiées de "paix froide" (冷和平). Elles sont devenues suffisamment houleuses pour susciter un rejet massif de la Chine dans l'opinion publique japonaise et renforcer l'alliance américano-japonaise, alliance sur le point d’ouvrir un nouveau chapitre. Et pourtant, les relations économiques entre les deux pays sont restées fortes, avec une certaine dépendance des entreprises japonaises à l'égard de la Chine, et, réciproquement, une dépendance chinoise à l'égard du marché japonais.

La situation est différente avec l'Inde. Des conflits réels ont eu lieu, avec un triple front ouvert par la Chine au Ladakh, au Sikkim et, indirectement, dans l’Arunachal Pradesh depuis 2020. Des soldats chinois et indiens sont morts au combat. D’un point de vue matériel, la Chine a construit une lignée de bunkers, de tunnels et de villages fortifiés. De son côté, l'Inde a mobilisé 100 000 soldats près de la ligne de front et travaille sur sa propre infrastructure logistique. Une visite du Premier ministre Narendra Modi dans l'Arunachal Pradesh, région rattachée à l'Inde depuis le tracé britannique de la ligne McMahon en 1914, suffit à susciter l'ire du gouvernement chinois. Elle n’hésite pas à rappeler à l'Inde qu'il s'agit d'une terre chinoise, les dirigeants chinois successifs n'ayant jamais accepté la délimitation de 1914.

Au mieux, il s’agit donc d'une paix chaude. L'opinion publique indienne ressemble ainsi de plus en plus à celle du Japon, et New Delhi porte son regard vers l’ouest – vers les États-Unis, la France et d'autres pays tels qu'Israël – pour pallier le vieillissement de son armement russe.

Les liens entre la Chine et l'Inde n'ont jamais été rompus pour autant.

Les liens entre la Chine et l'Inde n'ont jamais été rompus pour autant. Certes, l’Inde a pris des mesures pour limiter son exposition à la Chine dans les infrastructures physiques et digitales – lui interdisant de construire des ports et des voies ferrées, proscrivant les applications chinoises, excluant les entreprises de télécommunications chinoises des marchés publics indiens et rejetant les projets d'investissement massif des constructeurs automobiles BYD et Great Wall Motors.

Toutefois, ce constat n’est qu’une face des relations en matière de commerce et d'investissements. Le commerce bilatéral a dépassé les 122 milliards d'euros au cours de l'année achevée le 31 mars 2022, avec un déficit important et grandissant de 91 milliards d'euros en défaveur de l'Inde. Dans les faits, les exportations indiennes se sont effondrées au moment même où les ventes de la Chine à l'Inde continuaient d’augmenter, BYD vendant par exemple les voitures qu'il ne peut construire localement. Les dirigeants indiens se disent encore ouverts aux investissements chinois, laissant entendre en janvier 2024 à Davos, que cette ouverture pourrait s'accroître à mesure que la question frontalière s'apaiserait.

À long terme, les gains potentiels tant pour la Chine que pour l'Inde restent flous. La Chine semble s'inspirer de la fable de La Fontaine où le renard, incapable d'attraper des raisins mûrs, déclare qu’ils sont "trop verts [et bons pour des goujats]". Les experts chinois et le Global Times, dont les tirades sont destinées à un public international, proclament que l'Inde est "un cimetière pour les investisseurs", insistant sur la complexité reconnue de faire des affaires dans le pays. Certains analystes non-chinois diraient que c’est le comportement belliqueux de la Chine sur les trois théâtres frontaliers qui a poussé l'Inde à former une quasi-alliance (准同盟) avec les États-Unis et à nouer, à partir des achats d’armes, un partenariat stratégique fort avec la France, partenariat sans doute moins contraignant. Mais ce comportement chinois provoque les mêmes réactions dans d’autres pays asiatiques. Pékin semble négliger ces changements en cours dans la région, tels que le dialogue Quad, AUKUS, l'augmentation du budget militaire japonais ou les projets européens dans l’Indo-pacifique qui laissent de facto la Chine de côté.

Xi mise sur une érosion lente de la volonté de se défendre des démocraties, et ce facteur semble peser plus lourd que le rapport de force actuel. Le budget chinois alloué à la défense a bondi de 7,2 % en 2024, une hausse significative alors que la croissance de l’économie réelle est très probablement en dessous de 5 %, y compris après la prise en compte d’une légère déflation.

Xi mise sur une érosion lente de la volonté de se défendre des démocraties, et ce facteur semble peser plus lourd que le rapport de force actuel.

2024 sera donc une année record pour l’acquisition d’équipements militaires. Avec ses 450 navires, une projection accrue dans l'océan Indien et une base clé à Djibouti, la Chine est, stratégiquement, de plus en plus imposante face à tous les pays, à l'exception de la marine américaine. Même face à celle-ci, elle peut espérer faire jeu égal dans un avenir proche.

La situation à la frontière est encore plus critique pour l'Inde, et ce pour plusieurs raisons. Tout d'abord, la tactique d'érosion de la Chine, avec des retraits de troupes fictifs suivis par des consolidations territoriales et physiques bien réelles, lui procure des acquis difficiles à contrer. Deuxièmement, pendant plusieurs années, après mars 2020, la Chine a disposé d'une marge de manœuvre encore plus large pour avancer. Le rapport de force en faveur des troupes au sol chinoises était en effet bien plus favorable que celui de sa marine. L'armée indienne, entravée par des lignes logistiques longues et difficiles, aurait pu être vaincue dans les hauteurs. Une telle humiliation aurait été une catastrophe pour un gouvernement tributaire du vote populaire, avec une opposition prête à bondir sur l’occasion. Tacticien patient, mesurant ses mouvements, Xi Jinping n'a pas accentué son avantage autant qu’il l’aurait pu. Doucement mais sûrement, l’Inde s'efforce donc de réduire sa vulnérabilité frontalière. Et ce rapport de force déséquilibré est la raison de son réarmement, que l’équipement soit Made in India ou en provenance de pays occidentaux. Narendra Modi doit également tenir compte d’une dépendance persistante à l'égard des armes et des munitions russes, même si cette dépendance se réduit.

Face au défi chinois, ces différents éléments façonnent la réponse diplomatique et la position de l'Inde, laquelle rend aussi un hommage limité à sa tradition neutraliste de non-alignement. Comme formulé habilement par le ministre indien des Affaires étrangères Subrahmanyam Jaishankar, le "multi-alignement" reflète le désir de combiner les avantages du soutien occidental et ceux d’une ouverture à d'autres partenaires – y compris à la Russie, et même à la Chine si l'occasion de négocier se présentait.

La relation avec la France, également préoccupée par l'idée d’« autonomie stratégique » et cherchant à se positionner comme « une puissance d'équilibre », est facilitée par ce fil conducteur.

La relation avec la France, également préoccupée par l'idée d’"autonomie stratégique" et cherchant à se positionner comme "une puissance d'équilibre", est facilitée par ce fil conducteur.  Elle préserve les chances de l'Inde d'exercer une influence sur le "Global South". La liste est longue des pays, dont l'Inde, qui considèrent la guerre russe contre l’Ukraine comme "un conflit entre Européens". Mais, inversement, la liste des pays prêts à se ranger du côté de l'Inde plutôt que de la Chine en cas de conflit sur l'Himalaya est très courte.

Dans les faits, l'Inde ne réclame guère de soutien diplomatique direct sur la question frontalière. Il est clair que New Delhi veut préserver sa capacité d’initiative et s'appuyer plutôt sur des accords concrets avec les partenaires pertinents. Pourtant, sur des questions aussi importantes que celles de Gaza ou des attaques en mer Rouge, l’Inde s'est désolidarisée de partenaires bruyants tels que l'Afrique du Sud et a apporté une contribution notable au rétablissement de la liberté de navigation. Plus récemment, elle a réduit ses achats de pétrole russe, refusant, semble-t-il, de passer à des paiements en renminbi.

Preuve de l'intensification des efforts déployés pour contenir collectivement l'attitude agressive de la Chine, l'administration Biden, apparemment de son propre chef, a officiellement déclaré pour la première fois qu'elle reconnaissait l'Arunachal Pradesh comme un territoire indien et, simultanément, qu'elle s'opposait à toute initiative unilatérale ou incursion au-delà de la ligne de contrôle effective (Line of Actual Control).

Même si l'on peut douter de la longévité de telles déclarations dans un contexte de politique internationale américaine instable, il s'agit d'une réussite pour la diplomatie indienne. Confrontée à une situation désastreuse dans l'Himalaya, à la recherche de soutiens tout en maintenant l'apparence d'une diplomatie d'équilibre, l’Inde sort la tête de l’eau à la veille de ses élections nationales. Mise à part une surprise stratégique en provenance de la Chine, elle devrait ainsi se retrouver plus forte à l'issue de cette échéance électorale.

Le positionnement de l'Inde face à la Chine crée une convergence croissante avec l'Union européenne et ses États membres. Les questions de sécurité économique, telles que la diversification des chaînes d'approvisionnement ou les risques de coercition économique, rapprochent indéniablement l’Europe et l’Inde.

Le positionnement de l'Inde face à la Chine crée une convergence croissante avec l'Union européenne et ses États membres.

Les incertitudes concernant la Chine de Xi Jinping, son éventuelle utilisation de la puissance militaire et la mesure dans laquelle elle contestera l'ordre sécuritaire international établi sont clairement des préoccupations communes à l’Europe et à l’Inde. Dès lors, la manière de transformer ce diagnostic partagé des risques en opportunités réelles et la question du potentiel inexploité de leurs relations sont la priorité de l’Union européenne et de l’Inde.

Copyright image : Deshakalyan CHOWDHURY / AFP

"Plutôt stable" : la frontière sino-indienne vue de Pékin

Par Mathieu Duchâtel

Les officiels et les experts chinois qualifient de "plutôt stable" la frontière sino-indienne. Ils recommandent de séparer le différend frontalier des autres dossiers bilatéraux, et se réfèrent parfois au voyage de Rajiv Gandhi en Chine en 1988 comme un modèle d’évitement d’une expansion de la confrontation sur la frontière à l’ensemble de la relation bilatérale. En outre, ils attribuent les tensions à la grande stratégie du Premier ministre Modi et à l'influence du nationalisme hindou sur sa politique étrangère. Dans cette analyse des récents commentaires chinois concernant l'état des tensions à la frontière et de leur impact plus large sur les relations entre la Chine et l'Inde, Mathieu Duchâtel souligne que leurs propositions pour améliorer les relations bilatérales reposent toutes sur l'hypothèse que la question frontalière devrait être temporairement ignorée. Une telle position va complètement à l'encontre de la position indienne qui voit un retour au statu quo ante de 2020 comme une condition préalable à la normalisation des relations.

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Chaînes d'approvisionnement et échelle de marché : l'Inde remplace-t-elle la Chine ?

Par Manoj Kewalramani

L'Inde est-elle vraiment une alternative économique à la Chine ? Les analyses chinoises considèrent avant tout l'économie indienne sous l'angle de la concurrence stratégique avec les États-Unis et de la détérioration des relations bilatérales avec la Chine. En effet, ils affirment que si les États-Unis et d'autres pays occidentaux s'efforcent de faire de l'Inde une alternative à la Chine en tant qu'usine du monde, il est peu probable que l'Inde soit en mesure de reproduire ou de remplacer le rôle central qu’occupe la Chine dans les chaînes d'approvisionnement mondiales. De plus, un consensus se dessine sur le fait que la promesse économique de l’Inde restera une chimère, en raison de ses problèmes structurels. Mais derrière cette condescendance, Manoj Kewalramani souligne la colère et la frustration croissante alors que les entreprises chinoises perdent progressivement leur accès au marché indien et à son écosystème d'investissement.

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La concurrence non déclarée de la Chine avec l'Inde dans les instances régionales et internationales

Par Jabin T. Jacob

L'absence remarquée de Xi au sommet du G20 organisé par l'Inde est-elle le signe d'une rivalité croissante au sein des instances multilatérales ? Les relations bilatérales entre l'Inde et la Chine sont en effet à leur point le plus tendu depuis des décennies. La Chine a, en outre, violé plusieurs traités bilatéraux lorsqu'elle a mené des incursions au cours de l'été 2020 dans la partie orientale de la frontière. Et pourtant, la Chine ne veut pas admettre que sa relation avec l'Inde est une forme de compétition stratégique. Selon Jabin T. Jacob, admettre l'existence d'une telle concurrence serait incompatible avec le discours du PCC selon lequel la Chine est la seule superpuissance à pouvoir jouer en égale avec les États-Unis, et que Pékin est le leader naturel du Sud Global. Malgré cette posture, les experts chinois reconnaissent tout de même certains succès à la diplomatie indienne au sein des organisations de diplomatie multilatérale, et constatent la naissance d’une "confiance stratégique" indienne sur la scène internationale.

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À propos de China Trends

China Trends est une publication trimestrielle en anglais du programme Asie de l’Institut Montaigne. Chaque numéro est consacré à un thème unique et cherche à comprendre la Chine en s’appuyant sur des sources en langue chinoise. À une époque où la Chine structure souvent l’agenda des discussions internationales, un retour aux sources de la langue chinoise et des débats politiques - lorsqu’ils existent - permet une compréhension plus fine des logiques qui sous-tendent les choix de politiques publiques de la Chine.

China Trends #19 - Chine-Inde : une paix chaude (22 pages)Télécharger
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