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09/10/2024

China Trends #21 - La Chine et l’axe révisionniste : un jeu d’équilibriste

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China Trends #21 - La Chine et l’axe révisionniste : un jeu d’équilibriste
 François Godement
Auteur
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Asie et États-Unis
 Pierre Pinhas
Auteur
Chargé de projets - programme Asie
 Adam Cathcart
Auteur
Professeur associé en histoire de l’Asie de l’Est à l’université de Leeds
 Marcin Kaczmarski
Auteur
Maître de conférences en études de sécurité à l'université de Glasgow

Introduction

Par François Godement

Tout le monde se souvient du discours de George W. Bush de 2002 devant le Congrès américain, où avait surgi l’expression d’"axe du mal". À l’époque, cet axe était composé de l’Iran d’Ali Khamenei, de l’Irak de Saddam Hussein et de la Corée du Nord de Kim Jong-il. Pour décrire les interactions entre la Chine, la Russie, la Corée du Nord et l’Iran, des experts du Center for a New American Security parlent aujourd’hui d’un "axe du bouleversement", et le général H.R. McMaster d’un "axe des agresseurs". L'Europe est évidemment concernée par les liens toujours plus étroits qui unissent les théâtres stratégiques asiatique et européen, en raison de leurs implications pour la sécurité de notre continent. Comme le démontre Marcin Kaczmarski, contributeur de ce numéro, la Chine est dans une alliance de fait avec la Russie. Elle est aussi depuis peu dans une relation dite de "coopération stratégique" avec l’Iran, qui entretient son propre axe de perturbation au Proche et Moyen-Orient, comme le souligne Pierre Pinhas. Simultanément, Pékin a renouvelé en 2021 son traité de défense mutuelle avec la Corée du Nord - la seule alliance formelle que la Chine entretienne, comme l’explique Adam Cathcart.

Comme toujours dans ces relations entre puissances, on gagne à se demander qui contrôle l’autre, et qui est à l’inverse contrôlé : car il arrive que des junior partners étatiques, théoriquement soumis, parviennent à conserver une certaine autonomie dans leurs choix et décisions - voire à pousser l’autre puissance sur un chemin qu’elle n’aurait pas souhaité emprunter.

Junior ou senior partners, qui mène la danse ?

Voilà une question fondamentale pour la Chine. Prenons la Corée du Nord ; le pays se sert de presque toutes les crises internationales aiguës pour avancer son propre agenda. On soupçonne de plus en plus aujourd’hui, y compris en Chine, que le programme nucléaire et balistique nord-coréen bénéficie de technologies russes, obtenues en échange des armes et des munitions qui se retrouvent sur le front ukrainien. Ceci serait en sus de la contrepartie explicite qu’est l’aide alimentaire russe. D’autre part, nul ne sait si Poutine avait informé Pékin de ses projets d’invasion de l’Ukraine. Mais ses menaces d’emploi de l’arme nucléaire déplaisent au régime chinois presque autant que le ferait un emploi effectif : probablement parce qu’elles entraîneraient un effort de renouvellement de leur arsenal par les États-Unis eux-mêmes. L'Iran, engagé dans un nouveau conflit via le Hamas et la nécessité de soutenir le Hezbollah, a durablement mis à mal l'équilibre que la Chine cherchait à préserver dans ses relations avec Israël. La Chine a ainsi été obligée de choisir l'Iran au détriment d'Israël. Cette décision de circonstance pourrait en fin de compte s’avérer peu opportune…

Plus largement, la Chine a pris le soin d’établir des relations économiques solides et fructueuses avec des États qui se trouvent aujourd’hui confrontés aux nouveaux partenaires douteux de Pékin. La guerre menée par la Russie contre l'Ukraine est aujourd'hui la première des préoccupations sécuritaires de l’Europe, une préoccupation de plus en plus souvent décrite comme relevant d’un intérêt essentiel ou même vital (core interest) européen. La Chine a également atteint un solde commercial positif avec le Japon et plus récemment avec la Corée du Sud. Il y a même une intégration commerciale plus profonde de l’économie sud-coréenne dans la sphère commerciale de la Chine. En parallèle, la Chine a noué des relations florissantes avec l'ensemble du Proche et du Moyen-Orient, y compris avec tous les États du Golfe et avec Israël - la relation bilatérale entre Pékin et Jérusalem était jusqu’ici en plein essor.

La Chine a pris le soin d’établir des relations économiques solides et fructueuses avec des États qui se trouvent aujourd’hui confrontés aux nouveaux partenaires douteux de Pékin.

Pour autant, les exportations chinoises se heurtent à de nouveaux obstacles et les politiques de de-risking deviennent une tendance largement partagée parmi ses partenaires commerciaux. Les risques géopolitiques peuvent ainsi entraîner les échanges économiques dans une spirale infernale. Cela dit, les dirigeants chinois ne semblent pas avoir pris pleinement la mesure de ces risques. Ils considèrent que leurs succès en termes d'exportations résultent plus des politiques qu’ils mènent que de la prudence géopolitique de leurs prédécesseurs.

La posture assertive, voire agressive de la Chine dans son voisinage crée déjà des remous, comme en témoigne l'augmentation des dépenses militaires en Asie et le renforcement des partenariats de défense avec les États-Unis. Mais dans l’hypothèse où Chine, Russie, Iran et Corée du Nord uniraient leurs forces, les États-Unis auraient-ils les moyens militaires et la volonté de les en dissuader ? Manifestement, la Chine considère que projeter sa puissance et intimider ses voisins va de pair avec le fait de se rendre économiquement indispensable sur les marchés mondiaux.

Mais jusqu’à quel point cette stratégie s'étend-elle à ses partenariats, si cela est déjà la source d’effets néfastes pour la Chine ? Où fixer les limites ? Les réponses chinoises à ce dilemme donnent à voir un jeu d’équilibriste. Comme souvent, il convient de distinguer les paroles des actes. Sur le plan diplomatique, la Chine se présente comme un promoteur de la paix et un médiateur, mais également comme l’archétype de la stabilité. Elle reconnaît la souveraineté nationale et l'intégrité territoriale des pays - sans toutefois appliquer ces principes à l'invasion russe de l'Ukraine.

La Chine dénonce aujourd’hui une vision du monde "scindé en deux camps", une formulation générale qui entend être plus large que son rejet traditionnel des alliances. L’expression choisie suggère qu’il convient de résoudre les crises à l’échelon bilatéral ou régional, en évitant toute escalade et en donnant la priorité aux États pris individuellement plutôt qu'à un quelconque alignement stratégique. Évidemment, suivant ce postulat, la proclamation par la Chine d'une "amitié sans limites" avec la Russie quelques jours seulement avant l'invasion de l'Ukraine fait tache, de même qu’un manque de nuances remarqué dans les déclarations faites par Pékin à propos de crises spécifiques. En dépit d’une neutralité affichée quant à la guerre de la Russie contre l'Ukraine, la Chine rejette la responsabilité du conflit sur la déficience de l’architecture sécuritaire européenne et sur l'expansion de l'OTAN vers l'Est, sans jamais condamner les actions militaires russes.

Sanctions : la nouvelle doctrine chinoise

La Chine proclame régulièrement son respect de l'Organisation des Nations unies en tant qu'arbitre des différends internationaux. Cependant, au-delà de la mention abstraite du droit international, cela ne s'accompagne plus d'un soutien à la mise en place de sanctions internationales. En principe, la Chine souscrit aux sanctions approuvées par l'ONU. Dans les faits, elle se range du côté de la Russie pour bloquer toute décision de cette nature au Conseil de sécurité et a neutralisé le comité de l'ONU dédié à la supervision des sanctions contre la Corée du Nord. En effet, les sanctions de plus en plus lourdes imposées par les Occidentaux à l'encontre de la Russie depuis 2022 - y compris la saisie des avoirs financiers étatiques à l'étranger - ont changé le calcul chinois. Elle considère aussi les contrôles aux exportations technologiques décidés par certains de ses partenaires comme des sanctions. Elle s'oppose dès lors systématiquement à leur adoption, tout en créant en parallèle une législation miroir, qui autorise des restrictions et interdictions similaires.

En réalité, la Chine a toujours su profiter des sanctions américaines et européennes pour améliorer ses propres relations économiques avec les États visés par ces sanctions - avec l’aval tacite de Washington dans certains cas. Afin de maintenir l’équilibre mondial de l'approvisionnement en énergie, les achats chinois de pétrole iranien étaient ainsi tolérés, y compris à travers l’accord (jamais pleinement mis en œuvre) qui visait à développer le champ gazier iranien de South Pars.

Les sanctions de plus en plus lourdes imposées par les Occidentaux à l'encontre de la Russie depuis 2022 - y compris la saisie des avoirs financiers étatiques à l'étranger - ont changé le calcul chinois.

Les sanctions actuelles contre la Russie présentent des trous dans la raquette encore plus importants concernant les secteurs pétrolier et gazier. La Chine a ainsi considérablement augmenté ses ré-exportations en provenance de Russie, supplantant l'Europe en tant que principal acheteur d’énergie auprès de Moscou.

D'un point de vue rhétorique, la Chine continue de brouiller les pistes sur ses relations avec les partenaires les moins fréquentables en adoptant et en utilisant la notion de "Sud global". Ce terme a vu le jour en Occident, mais la diplomatie chinoise l'utilise désormais à son avantage dans le dossier ukrainien. La Chine affirme que tous les pays du "Sud global" ont en commun le sentiment que cette guerre résulte d’une architecture de sécurité européenne défectueuse - sans même parler de l'influence américaine. Par ricochet, la Chine justifie ainsi le rejet de sanctions désignées comme "occidentales" - c’est passer vite sur le fait que des pays asiatiques comme le Japon, la Corée du Sud ou Singapour les appliquent aussi.

Il est vrai, la Chine est plutôt bien suivie dans le monde dans son refus de mise en place ou son contournement des sanctions à l'encontre de la Russie. Hormis les alliés européens et est-asiatiques, aucun pays n’applique ces sanctions, sauf lorsqu’il y est contraint. Une grande partie des échanges commerciaux de la Chine avec la Russie passe ainsi par des pays aussi divers que le Kazakhstan et la Turquie, tandis que le gaz naturel liquéfié se retrouve ré-exporté vers l'Europe.

Mais faut-il réellement y voir la conséquence de "changements profonds qui n'ont pas été observés depuis un siècle", comme le formule et ainsi que nous y invite la Chine ? Le "Sud global" est-il autre chose que le refuge rhétorique dans lequel la Chine s’abrite pour justifier ses partenariats les plus discutables ? Le doute est permis. Sans aller jusqu’à ressusciter la notion de Tiers Monde, les pays émergents et en développement - à l'exception de ceux qui étaient directement engagés dans un conflit - n'ont jamais rejoint les alliances occidentales ou les coalitions plus formelles lors des guerres de Corée, du Vietnam ou du Golfe. Le problème qui se pose aujourd'hui aux États-Unis, à leurs alliés transatlantiques et du Pacifique n'est pas tant le changement des mentalités dans le "Sud global". Il s'agit plutôt d’un bouleversement de la répartition mondiale de la croissance économique, qui donne aujourd’hui une bien plus grande importance à des États regroupés sous les étiquettes de neutralité ou de non-alignement.

Soutenir sans se compromettre

Avec les membres de cet axe révisionniste, la Chine reste consciente des risques qu'elle prend si elle en venait à franchir des lignes rouges. Les experts chinois cités dans ce numéro montrent une certaine lucidité sur les points faibles de la Russie, de l’Iran et de la Corée du Nord - même s’ils s’expriment avec retenue. La dépendance nord-coréenne à l’aide extérieure est soulignée. La nouvelle étape franchie par l’alliance Russie-Corée du Nord est particulièrement critiquée, en raison notamment des possibles transferts de technologie nucléaire, mais aussi face au risque d’une réponse plus ferme de la part des États-Unis et de leurs alliés asiatiques.

La Chine reste consciente des risques qu'elle prend si elle en venait à franchir des lignes rouges.

Sur l'Iran, si les commentateurs chinois minimisent l'impact des manifestations consécutives à la mort de Mahsa Amini ou de l'élection de Massoud Pezeshkian, ils reconnaissent l'aggravation des problèmes sociaux et n'hésitent pas à mentionner l’infiltration de l'appareil de sécurité iranien par l’ennemi.

Il est également intéressant de noter qu'en décembre 2022 et en juin 2024, la Chine a publiquement apporté son soutien aux Émirats arabes unis dans leur différend territorial avec l’Iran sur la question des îles du golfe Persique (Abu Musa et Tunb).

En revanche, hormis cette réticence exprimée à l'égard des relations toujours plus étroites entre la Russie et la Corée du Nord, il est difficile de trouver une quelconque prise de distance de Pékin par rapport à Moscou. La déclaration conjointe de Xi Jinping et d’Olaf Scholz contre l'utilisation ou la menace d'utilisation d'armes nucléaires a souvent été citée par d’autres, mais peu par la Chine elle-même. En outre, toute mention de livraisons d'armes ou de biens à double usage, que ce soit par la Chine elle-même ou par l'Iran et la Corée du Nord, semble proscrite. S'agit-il d'une simple retenue verbale ou s’applique-t-elle aussi aux actes ? Les flux vers la Russie de semi-conducteurs via Hong Kong et des pays tiers sont grandissants. Mais même les États-Unis restent prudents sur ces questions, peut-être convaincus que le silence est une arme plus efficace pour obtenir des résultats. Quant à l'Europe, elle n'a pas encore trouvé la bonne recette pour réfréner le soutien de la Chine à la Russie.

Tout changement dans les relations Chine-Iran sera intéressant à observer dans un avenir proche. Les pertes stratégiques conséquentes et soudaines pour le régime des ayatollahs au Liban changeront-elles les calculs de Pékin ? Au fur et à mesure que les bénéfices d’un soutien à l'Iran s'amenuiront, la Chine procédera-t-elle à une réévaluation des coûts de ce soutien ? Le test est réel pour la Chine et permettra de déterminer les motivations profondes pour lesquelles la Chine entretient des relations avec les nouveaux pays de l'axe du bouleversement.

Copyright image : Greg BAKER / AFP

Un soutien chinois prudent au régime iranien

Par Pierre Pinhas

Malgré le tourbillon formé par les troubles internes au pays et par l’escalade de sa confrontation avec Israël, le régime politique iranien fait preuve d’une résilience frappante. Du point de vue de la Chine, alors que le Moyen-Orient s’engouffre dans la guerre, l’Iran est "pris au piège, mais ne chancelle pas". Pour combien de temps encore ? Pierre Pinhas, chargé de projets à l’Institut Montaigne, analyse les perspectives les plus récentes de Pékin quant à la stabilité du pouvoir iranien, son révisionnisme régional, et son "axe de la résistance" qui a tant fait couler d’encre. Il ressort des sources étudiées l’évidence que le révisionnisme iranien est dans l’intérêt chinois. Les sources exposent tout de même sans équivoque les limites des risques que la Chine est prête à prendre dans son soutien tacite aux diverses attaques menées par Téhéran au Moyen-Orient.

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Par Adam Cathcart

Tant que la Russie n’est pas prise en flagrant délit de livraison de technologies nucléaires ou de missiles à Kim Jong-un, l'allié indispensable pour la Corée du Nord restera la Chine. Adam Cathcart, professeur associé à l’université de Leeds, analyse les débats chinois en cours sur un dilemme désormais central pour Pékin : le renforcement de la coopération stratégique entre la Corée du Nord et la Russie dans le contexte de l'invasion toujours en cours de l'Ukraine - et ses implications pour la Chine. L’invasion russe est activement soutenue par Pyongyang qui fournit des munitions et des pièces d’artillerie à Moscou. À ce stade, les experts chinois considèrent que la relation Chine-Corée du Nord appelle davantage de coordination politique pour favoriser les échanges commerciaux transfrontaliers, gérer les tensions intra-coréennes, et assurer les flux d’aides alimentaires - une manière de mettre en lumière les aspects positifs de la relation bilatérale.

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La Russie : la non-alliance essentielle

Par Marcin Kaczmarski

Le passif historique a, à de nombreuses reprises, constitué un obstacle à la formalisation de la coopération entre Moscou et Pékin en ce qui aurait pu prendre les contours d’une alliance. Marcin Kaczmarski, maître de conférences à l’université de Glasgow, démontre que, malgré les aspects positifs régulièrement mis en avant et la quasi-absence de critiques directes, les commentateurs chinois expriment tout de même des réserves évidentes sur les actions menées par la Russie. Dans l'ensemble, parce que la perception des menaces diffère à Pékin et à Moscou, c’est davantage la partie russe qui est en position de demande de renforcer la coopération avec la Chine, avec l’ambition de contrer le fameux "Occident collectif".

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À propos de China Trends

China Trends est une publication trimestrielle en anglais du programme Asie de l’Institut Montaigne. Chaque numéro est consacré à un thème unique et cherche à comprendre la Chine en s’appuyant sur des sources en langue chinoise. À une époque où la Chine structure souvent l’agenda des discussions internationales, un retour aux sources de la langue chinoise et des débats politiques - lorsqu’ils existent - permet une compréhension plus fine des logiques qui sous-tendent les choix de politiques publiques de la Chine.

L'article d'introduction de François Godement a également été publié par The Diplomat.

China Trends #21 - China’s Balancing Act with the "Axis of Upheaval" (23 pages)Télécharger
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