AccueilExpressions par MontaigneCanada, Japon et Australie : pivots ou pions pour la Chine ?La plateforme de débats et d’actualités de l’Institut Montaigne Asie16/07/2025ImprimerPARTAGERCanada, Japon et Australie : pivots ou pions pour la Chine ?Auteur Justin Bassi Directeur exécutif de l'Australian Strategic Policy Institute Auteur Naoko Eto Professeure au département de sciences politiques de l'université Gakushuin Auteur François Godement Expert Résident, Conseiller spécial - Asie et États-Unis Auteur Michael Kovrig Directeur exécutif de StrategicEffects et directeur général du Kovrig Group Auteur Juliette Odolant Diplômée de l'université de Cambridge en études chinoises Auteur Pierre Pinhas Chargé de projets - Programme Asie Découvreznotre série China Trends : capter les signauxTélécharger ce numéroIntroductionPar François GodementEn prévision du sommet UE-Chine qui se tiendra fin juillet à Pékin, sur demande insistante de la Chine, aucune concession visible n'a jusqu'à présent été faite par la partie chinoise. L'Europe gagnerait à tirer certains enseignements de l'expérience de puissances moyennes dans leur relation avec la République populaire de Chine.À première vue, l'Australie, le Canada, le Japon et l'Union européenne ont peu en commun. L'Australie et le Canada sont des puissances moyennes par leur économie, et tous deux ont la particularité d'être de grands pays exportateurs d'énergie, de matières premières et de produits agricoles vers la Chine : ces exportations représentent 74 % des ventes de l'Australie vers la Chine, gaz naturel liquéfié compris, et 66 % dans le cas du Canada. Le Japon est quant à lui la plus grande des puissances dites "moyennes" et voit toujours dans la Chine un partenaire industriel clé, en particulier dans le secteur automobile et l'électronique grand public.L'Union européenne - qui revendique une place à la table des grandes puissances mondiales - exporte à la fois des produits agricoles et industriels vers la Chine, et paraît fort susceptible d’attirer une part importante des surcapacités industrielles chinoises.Toutefois, ces mêmes exportations agricoles se sont souvent retournées en armes de négociation ou de coercition par la partie chinoise.Les quatre considérées comme des partenaires potentiels susceptibles de faire pencher la balance géopolitique mondiale du côté de la Chine ou de celui des États-UnisLa proximité géographique avec la Chine peut également avoir son importance. Mais, vu de Pékin, ces puissances sont toutes les quatre considérées comme des partenaires potentiels susceptibles de faire pencher la balance géopolitique mondiale du côté de la Chine ou de celui des États-Unis. Rien de nouveau à tout cela : c'est ce que Mao Zedong, puis Deng Xiaoping, ont appelé en 1974 le "second monde", qui devait se positionner entre les deux superpuissances de l’époque - l'Union soviétique étant alors l'une d'elles - et un tiers-monde censément révolutionnaire.Au cours des vingt dernières années, une série d'événements a renforcé l'idée qu'une telle bascule, de la zone intermédiaire vers le second monde et en faveur de la Chine, était en effet possible. Le principal facteur est bien sûr le pouvoir économique accru dont dispose désormais Pékin, grâce aux (inter)dépendances économiques existantes : la Chine manie aujourd’hui la question des terres rares à son avantage et démontre une propension croissante à la coercition économique et une détermination nette à lier commerce et politique de sécurité. Ironiquement, les éditorialistes chinois n'hésitent pas à condamner ce type de "harcèlement économique", tant que celui-ci provient d’autres pays.De l’autre côté de la balance, la fiabilité attendue des États-Unis est de plus en plus appréhendée avec scepticisme en Australie, au Canada, au Japon et dans l'Union européenne. Dans un passé récent, il y a eu l'échec du Partenariat transpacifique sous la présidence de Barack Obama. Le Partenariat transatlantique de commerce et d'investissement (TTIP en anglais) n'a jamais vu le jour avec l'Europe. Pensons aussi aux asymétries entre la puissance militaire américaine et sa propension réelle à entrer en conflit aujourd’hui, ou à une défense européenne encore inachevée d’autre part.Avec l'Asie, l'alliance américaine, qui s'apparente à un système de "réseau en étoiles" (hub-and-spokes en anglais), a perduré. Ce terme de "réseau en étoiles", souvent attribué à John Foster Dulles lors de l'élaboration du Traité de San Francisco en 1951, a aujourd'hui une portée mondiale sous l’effet des politiques menées par Donald Trump : l'Amérique préfère désormais les accords bilatéraux aux tractations multilatérales. Par conséquent, chacun des partenaires doute davantage de la fiabilité des États-Unis, un sentiment évidemment accentué par les tentatives de réengagement avec la Russie. Or, même les membres de l'administration Trump qualifiés de "hiérarchisateurs" (prioritizers en anglais) et plus enclins à travailler avec certains alliés ne parviennent pas à totalement rassurer ces derniers.En outre, la brutalité et l'imprévisibilité des négociations commerciales menées par Donald Trump depuis le "Liberation Day" du 2 avril, conduisent certains à examiner les arguments en faveur d'un réengagement avec la Chine - ou, au moins, à accepter d’engager à nouveau des pourparlers. Après tout, il s'agit du premier pays mondial en termes commerciaux. Pourrait-il consentir de meilleures conditions de négociation avec ses autres partenaires si la menace d’un "encerclement" mené par les États-Unis venait à se concrétiser ?Regarder du côté des diplomaties japonaise, australienne et canadienne permet de constater que ce réengagement a déjà bien eu lieu. À l’origine, ces trois pays étaient tous partis d'une position favorable dans leurs relations avec la Chine, y compris sur le plan commercial, avant de traverser une longue période de tensions ou de crises politiques et diplomatiques sévères. Aujourd'hui, sans s'excuser pour des revers en grande partie dus au comportement de la Chine elle-même, ils cherchent à normaliser leurs relations, voire à les renforcer. C'est le cas du gouvernement travailliste australien récemment réélu, même s'il continue de soutenir la stratégie Indopacifique de ses prédécesseurs, du gouvernement libéral canadien, empêtré dans des débats acrimonieux avec les États-Unis, et des libéraux-démocrates japonais, qui s'accrochent encore à leurs relations historiques avec Washington tout en recherchant une forme de normalisation avec Pékin.Un examen des points de vue chinois sur ce changement et cette relative détente révèle que ceux-ci trouvent des limites fixées par Pékin : la principale concession est une baisse de la rhétorique agressive, sauf à l’égard des États-Unis ou de prétendus "faucons" locaux accusés d'être responsables de la détérioration des relations. Les questions militaires priment, qu'il s'agisse des positions offensives ou défensives de la Chine: ceci est particulièrement saillant dans le cas de l'Australie.Un examen des points de vue chinois sur ce changement et cette relative détente révèle que ceux-ci trouvent des limites fixées par Pékin.Il est rare que des commentateurs chinois se hasardent à critiquer leur propre pays en matière de politique étrangère. C'est pourtant ce qu'ils font aujourd'hui, dans une certaine mesure, à l'égard de l'Australie, reprochant à la Chine ses tactiques coercitives qui ont entraîné, entre autres, la création du Quad et de l'AUKUS. La riposte australienne, telle que menée par l'Australian Strategic Policy Institute, un think tank australien réputé spécialisé dans les questions de sécurité, pourrait bien avoir touché un point sensible à Pékin. Il s'agit là d'un rare (et officieux) revirement de la part de la Chine.En d'autres circonstances, les revirements de la Chine portent sur des sanctions qu'elle avait elle-même imposées au départ, et pas seulement en représailles à des mesures qui lui déplaisent. La prise en otage de deux Canadiens après les poursuites engagées contre la directrice financière de Huawei, Meng Wanzhou, les sanctions commerciales et les droits de douane sur le canola imposés après l’instauration au Canada de droits de douane élevés sur les véhicules électriques produits en Chine, les droits de douane et les barrières non tarifaires sur le bœuf, l'orge, le cuivre, le charbon, le bois et le vin et les homards australiens - mais pas sur le minerai de fer, dont la Chine continuait d’avoir besoin - sont autant d'exemples de sanctions réversibles mises en place.Les petits pays comme la Lituanie et les puissances moyennes, à commencer par la Corée du Sud, ont été les premiers à subir les effets de cette tactique. Elle vise également un effet dissuasif sur les autres. Une "normalisation des relations" exprimée en grande pompe et avec beaucoup de bonne volonté rhétorique de la part des responsables chinois n'inclut pour autant aucune autre concession. Ainsi, l'interdiction d’importer du poisson japonais a été levée, mais pas pour les municipalités de Fukushima et Tokyo, bien qu'il n'y ait plus de motifs sanitaires valables. L'Union européenne a obtenu la levée des sanctions contre les membres, anciens et en exercice, du Parlement européen, mais pas contre d'autres personnalités ou institutions visées. La leçon à tirer des relations de l'Australie, du Canada et du Japon avec la Chine est que la Chine adopte les mêmes tactiques avec l'Europe.À qui la Chine s'adresse-t-elle en réalité lorsqu'elle manifeste une réelle volonté de négocier, joignant aux paroles de réelles concessions pratiques ? Tout bonnement à son ennemi juré, les États-Unis. Dans une tribune faisant autorité, bien qu'anonyme, publiée le 8 juillet, le Quotidien du Peuple exhorte Washington de "faire la moitié du chemin en direction de la Chine", ce qui implique clairement que la Chine parcourra l’autre moitié pour arriver à un compromis. Vous ne trouverez de la part de la Chine une telle dialectique avec aucun autre pays.En somme, à l'exception de la première puissance mondiale, il faut y voir la stratégie de Pékin à l’égard de toutes les autres : parler plutôt que faire un pas vers l’autre. La Chine fait désormais preuve de plus de franchise, et même d'hyperréalisme. Ainsi, le ministre des Affaires étrangères Wang Yi a reconnu devant Kaja Kallas, haute représentante de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, que la Chine ne pouvait consentir à une défaite russe. Cette transparence fait suite à des années de prétendue "neutralité" sur une question que les Européens avaient placée en tête de leur agenda stratégique avec Pékin. Critiquer vertement le Vietnam pour avoir accepté les droits de douane supplémentaires imposés par les États-Unis sur les ré-exportations en provenance de Chine revient également à reconnaître largement que la Chine utilise tous les détours possibles dans son commerce international.La Chine fait désormais preuve de plus de franchise, et même d'hyperréalisme.Peut-être ce paramètre a-t-il poussé la nouvelle administration Trump à adopter des tactiques qui font souvent écho à celles de la Chine elle-même. Si la Chine se montre généralement plus polie dans cet exercice, les deux pays privilégient désormais les négociations bilatérales et les résolutions au cas par cas au détriment des accords multilatéraux. Tous deux recourent à des mesures extraterritoriales et imposent des droits de douane et autres tactiques coercitives, sans manquer d’en faire des moyens de négociation.Ce paradoxe ne devrait pas être trop extrapolé pour autant, car la situation reste fluide : les États-Unis reviennent effectivement sur certaines de leurs mesures, parfois très rapidement, tandis que la Chine reste plus prévisible, principalement sous l’effet de sa constante rigidité. Cela démontre que, vu de Pékin, les petites et moyennes nations n'ont aucune marge de manœuvre, à moins de disposer d'un atout irremplaçable et indispensable ou de ne présenter aucune vulnérabilité face aux menaces commerciales et sécuritaires. Or les cas se font rares dans un monde où les États-Unis et la Chine sont respectivement la première et la deuxième puissance économique et militaire - avec les dépendances qui en découlent pour leurs partenaires. Pour contrer la fragmentation commerciale et, plus largement, l'effondrement des règles internationales, ces autres nations sont-elles en mesure de former des coalitions fondées sur des intérêts communs ? Ce serait ce que Thucydide aurait appelé une Ligue lacédémonienne, ou une Ligue achéenne pour être plus juste. Cette coalition devrait s'opposer à Athènes (les États-Unis) lorsque cela s'avère nécessaire, tout en excluant Sparte ou la Macédoine (la Chine). La tâche semble difficile, mais c'est peut-être le défi inévitable qui nous attend dans un avenir proche.Copyright Image : Asanka Ratnayake / POOL / AFP L'article d'introduction à cette édition de China Trends, rédigé par François Godement, a également été publié par The Diplomat.Après les droits de douane américains, un rééquilibrage prudent plutôt qu’un nouveau départ avec le CanadaPar Michael Kovrig L'élection du nouveau Premier ministre canadien Mark Carney a suscité un certain optimisme chez les commentateurs chinois, qui entrevoient la possibilité d'une relance des relations diplomatiques entre les deux pays. Cependant, selon Michael Kovrig, ancien diplomate et directeur exécutif de StrategicEffects, il faut davantage s’attendre à un rééquilibrage prudent qu'à un véritable rapprochement. Si les interdépendances économiques ont autrefois permis aux deux pays de tirer de leur relation des bénéfices mutuels, ce sont aujourd’hui les vulnérabilités stratégiques du Canada qui sautent aux yeux. Michael Kovrig souligne l’écart constaté entre le discours conciliant des responsables chinois et les actions du Parti communiste qui servent ses objectifs de domination et d’étouffement des critiques. Les tensions sino-canadiennes sont d’autant plus exacerbées par des préoccupations nourries par des cyberattaques, des tentatives répétées de coercition économique, des ingérences politiques et des violations des droits de l'Homme.▶ Lire l'articleUne normalisation inévitable des relations sino-japonaises ?Par Naoko EtoSi les récents échanges diplomatiques et économiques laissent entrevoir un début de dégel dans les relations sino-japonaises, Naoko Eto, responsable Chine à l'Institut de géoéconomie, estime que cette évolution ne constitue pas pour autant un véritable rapprochement. En effet, la perception du Japon par les analystes chinois reste entachée d'un parti pris stratégique, la diplomatie japonaise étant souvent appréhendée en Chine comme un instrument au service d'une stratégie occidentale plus large de containment. La lecture que font les experts japonais de la Chine révèle un réalisme plus mesuré : le Japon reconnaît la centralité économique de Pékin mais fait preuve d’une méfiance grandissante à l'égard des dépendances stratégiques et des risques sécuritaires encourus.▶ Lire l'articleUn dégel tactique : le message stratégique de la Chine à l'AustraliePar Juliette OdolantDepuis la réélection d'Anthony Albanese, la presse officielle chinoise n’hésite pas à parler d’une opportunité en or pour approfondir l'interdépendance économique sino-australienne et, par ricochet, pour dé-légitimer l'alliance américano-australienne. Mais cela suffira-t-il à rééquilibrer les rapports de force en faveur de Pékin ? La Chine considère en effet l'Australie comme un État pivot potentiel, tenté par le pragmatisme économique mais également rattaché à l’architecture sécuritaire des États-Unis pour l’endiguer. Juliette Odolant, diplômée en études chinoises de l'université de Cambridge, explique ainsi la manière dont les experts chinois instrumentalisent ce dégel pour fracturer le consensus occidental dans l’Indopacifique. Son texte démontre comment, dans un monde multipolaire, l'Australie semble disposée à approfondir ses relations commerciales et diplomatiques avec la Chine.▶ Lire l'articlePression continue et menaces implicites de la Chine sur l'AustraliePar Justin BassiOriginalité de cette édition de China Trends, la présence d'un article sur les relations sino-australiennes cette fois vues de Canberra. La stabilité de l'Australie ne peut se faire au prix d'une soumission à Pékin. Les droits de douane ont peut-être disparu, mais les menaces implicites persistent. La stratégie coercitive de la Chine à l'égard de l'Australie a simplement évolué. L'intimidation militaire, les menaces économiques en zone grise, les manipulations diplomatiques et son emprise technologique croissante constituent autant d’éléments d’un arsenal chinois plus subtil et plus puissant. Justin Bassi, directeur exécutif de l'Australian Strategic Policy Institute, explique comment les politiques australiennes ont peut-être fermé les yeux sur la stratégie coercitive de la Chine ces dernières années. Or, la normalisation des échanges commerciaux ne vaut pas détente politique : comment l’Australie peut-elle alors affirmer sa souveraineté tout en gérant habilement les attentes de Pékin ?▶ Lire l'articleImprimerPARTAGERcontenus associés 19/02/2025 China Trends #22 - L'ambition spatiale de la Chine, une quête "sans fin" Blaine Curcio Jyh-Shyang Sheu Raphaël Tavanti Mathieu Duchâtel Pierre Pinhas 09/07/2024 China Trends #20 - COSCO, Huawei, State Grid : géants chinois des infrastru... Mathieu Duchâtel Misha Lu Anders Hove Léonie Allard Pierre Pinhas 09/10/2024 China Trends #21 - La Chine et l’axe révisionniste : un jeu d’équilibriste François Godement Pierre Pinhas Adam Cathcart Marcin Kaczmarski 09/04/2024 China Trends #19 - Chine-Inde : une paix chaude François Godement Mathieu Duchâtel Manoj Kewalramani Jabin T. Jacob Pierre Pinhas