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08/09/2025
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Un été géopolitique, de Turnberry à Tianjin

Un été géopolitique, de Turnberry à Tianjin
 Michel Duclos
Auteur
Expert Résident, Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie

Un mois d'août dense s'est conclu sur le très médiatique sommet de l'OCS à Tianjin, suivi de la parade militaire orchestrée par Xi Jinping à Pékin. Grand raout télégénique ? Il ne s'agit pourtant pas, nous montre Michel Duclos, de minorer les rapprochements anti-occidentaux au prétexte de la relative pauvreté de leurs retombées concrètes. La Chine prépare un environnement stratégique de plus en plus favorable à ses intérêts et la Russie n'est rien moins qu'isolée face à des Européens soumis aux paradoxes trumpiens, en Ukraine comme à Gaza.

Le sommet élargi de l’Organisation de Coopération de Shangaï (OSC) les 30 et 31 août à Tianjin, suivi du grand défilé militaire à Pékin à l’occasion du 80e anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale en Asie, ont marqué une sorte de conclusion à un été très géopolitique. Dans les semaines précédentes, des développements majeurs étaient intervenus s’agissant de l’Ukraine (rencontre d’Anchorage puis de Washington) et de Gaza (initiative franco-saoudienne, attaque israélienne imminente sur Gaza city), sans oublier la reddition de l’Union Européenne (UE) devant les droits de douane américains opérée à Turnberry le 27 juillet dans le Golf de Donald Trump en Écosse.

La Chine en majesté, la Russie confortée, l’Inde multi-alignée

C’est sur la fin de cette séquence - les sommets de la semaine dernière en Chine - que nous voudrions nous arrêter. Ce qui a d’abord frappé les esprits, c’est la photo de famille des dirigeants eurasiatiques réunis à Tianjin, regroupant notamment, outre les dirigeants d’Asie centrale, plus ou moins dans le rôle d’otages, ou encore le Slovaque Fico, dans celui du traître de service, le quatuor des poids lourds : Vladimir Poutine (Russie), Xi Jinping (Chine), Narendra Modi (Inde) et Massoud Pezeshkian (Iran). Nous aurons garde d’oublier les invités : le Turc (Recep Tayyip Erdogan), l’Égyptien (Abdel Fattah al-Sissi), ou encore le président indonésien (Prabowo Subianto). Le cas de ce dernier est significatif : il avait prévu de ne pas venir mais a changé d’avis au dernier moment malgré une situation intérieure dans son pays qui aurait justifié de ne pas faire le déplacement. M. Orbán, un allié-clef de la Chine en Europe, aurait sans doute aimé être de la partie, mais il a craint de susciter le courroux de Donald Trump. Il s’est fait quand même représenter par un ministre.

Les commentateurs ont à juste titre souligné la tonalité anti-occidentale des déclarations faites lors du sommet, à vrai dire surtout dans la bouche de Vladimir Poutine et de Xi Jinping ; ceux-ci présentent le consortium réuni à Tianjin comme porteur d’une l’alternative potentielle à l’ordre international dominé par les Américains et leurs alliés depuis 1945, synonyme selon eux de "persistance de la Guerre froide". Quel serait le contenu de cette alternative ? À vrai dire, la réponse à cette question n’est pas évidente car si on lit les déclarations adoptées par les participants au sommet de Tianjin, on trouve une série de platitudes sur tous les sujets - du développement à l’IA en passant par l’écologie - sans que se dégage une vision de remplacement précise.

Si l’on veut du "concret" dans la rencontre de Tianjin, il faut le chercher dans l’accord qui aurait été conclu entre Pékin et Moscou - sous réserve de confirmation par les Chinois - sur la mise en place d’un second pipeline entre la Russie et la Chine pour augmenter l’approvisionnement de la Chine en hydrocarbures russes. Nous renvoyons le lecteur sur ce sujet au papier de Joseph Delatte et Rosalie Klein sur le site de Montaigne. Rappelons que ce projet était avancé depuis longtemps par la partie russe, et que jusqu’ici les Chinois paraissaient réticents. De facto, sa réalisation conduirait à accroître encore la dépendance de l’économie russe à l’égard de la Chine. Sur le plan politique, vu sur les écrans de la terre entière en train de bavarder gaiement avec M. Xi et M. Modi, après avoir été reçu avec égards en Alaska par Trump il y a quelques semaines, Vladimir Poutine ne peut que se réjouir du pied de nez ainsi adressé à ceux qui en Occident avaient prétendu l’isoler. Redoutons aussi, en matière de retombées "concrètes" des rencontres en Chine, que la direction iranienne se sente encouragée à continuer à résister aux demandes occidentales de renonciation à son programme nucléaire.

C’est la présence de M. Modi, et la proximité qu’il a affichée avec Poutine et Xi qui ont vraiment changé le caractère de cette réunion de la famille eurasiatique élargie

Cela dit, c’est la présence de M. Modi, et la proximité qu’il a affichée avec Poutine et Xi qui ont vraiment changé le caractère de cette réunion de la famille eurasiatique élargie. On connaît la rivalité qui oppose les Chinois et les Indiens depuis des décennies. Les dernières escarmouches entre les deux armées ne datent que de 2022, dans l'État de l’Arunachal Pradesh.

On se souvient qu’il y a deux ans encore, en juillet 2023, alors qu’il occupait la présidence tournante de l’OCS, le Premier ministre indien s’était contenté d’organiser un sommet par vidéo-conférence, sans les grandes démonstrations d’amitié que comportent les sommets in vivo. Les dirigeants chinois l’avaient assez mal pris. En septembre de la même année, Xi Jinping avait boudé le sommet G20 de New-Delhi. Depuis lors, Donald Trump a été élu à la Maison-Blanche. M. Xi s’est rendu à New-Delhi et dans la ville natale de M. Modi en septembre 2024 et M. Modi a effectué une visite de retour à Pékin et sur les terres natales de de M. Xi en mai dernier.

Qu’est-ce qui a conduit les Indiens à accélérer leur rapprochement avec la Chine ? Une première réponse paraît évidente : les droits de douane américains élevés désormais à 50 %, la vexation qu’a constitué pour M. Modi la prétention de Trump d’avoir facilité une trêve entre le Pakistan et l’Inde lors de leur dernier affrontement, le réchauffement concomitant de la relation entre Islamabad et Washington. Mais il y a aussi des raisons plus profondes. Depuis plusieurs années, Christophe Jaffrelot, expert associé à l'Institut Montaigne et spécialiste des questions indiennes, indique que des raisons économiques (la dépendance de l’Inde à l’égard de la Chine) conduiraient presque nécessairement à un apaisement des rapports entre les deux puissances asiatiques. Cependant, quand nous avons interviewé pour Montaigne au début du mois d’août un célèbre analyste indien, Roja Mohan, celui-ci faisait encore entendre un son de cloche classique chez les Indiens ; il préconisait la patience stratégique vis-à-vis d’une Amérique toujours perçue comme le grand partenaire par excellence. Désormais, d’autres interlocuteurs indiens mettent en avant une musique différente : au-delà des droits de douane, les relations économiques et autres avec les États-Unis (reconfiguration de la chaîne de valeurs des firmes américaines au détriment des investissement en Inde, restrictions à l’immigration) ne peuvent que se durcir dans la durée ; M. Modi ne peut exclure de se retrouver un jour face à un "deal" entre le versatile Donald Trump et M. Poutine et/ou un deal entre le même Trump et M. Xi. En attendant, il ne renoncera pas à importer les hydrocarbures de la Russie comme l’exige M. Trump. L’Inde va jusqu’au bout de sa stratégie de "multi-alignement".

Les nouveaux équilibres globaux

Quelle interprétation en profondeur donner à ce qui vient de se passer en Chine ? Dans la foulée de leur scepticisme face à la consolidation du club des BRICS, la plupart des commentateurs français affichent leurs doutes sur la portée réelle du "grand show" eurasiatique autour des dirigeants chinois. Nul ne nie bien sûr que la stratégie de Trump a pour l’instant poussé l’Inde à flirter avec le camp adverse, éloigné d’autres partenaires naturels de l’Amérique (cas de l’Indonésie) et finalement fait le jeu de la Chine. Des éléments plus structurels des relations internationales ne vont pas pour autant changer : les dissensions de fond entre les nouveaux amis de Tianjin, à commencer par les différends territoriaux entre l’Inde et la Chine, ne vont pas disparaître par enchantement ; la Russie finira un jour par se lasser de sa dépendance à l’égard de Pékin et d’autres ne tarderont pas à redouter l’hégémonie chinoise ; en bref, le consortium réuni autour de M. XI en cette fin d’été n’a rien d’une alliance très solide. C’est aussi l’analyse, à l’étranger, pour donner un exemple, du bon historien de la Guerre froide, Sergueï Radchenko, telle qu’il l’exprime dans Foreign Policy).

La plupart des commentateurs français affichent leurs doutes sur la portée réelle du "grand show" eurasiatique autour des dirigeants chinois.

Sans nier naturellement ces notations importantes, nous souhaiterions cependant avancer une autre analyse. Elle tient en deux points. En premier lieu, les Chinois sont manifestement très attentifs à l’expérience des autres pays. Ils observent avec le plus grand soin ce qui se passe avec la Russie.

Les BRICS - qui sont comme nous l’avons souvent dit une "invention des Russes" au départ (en témoigne la première réunion au niveau ministériel en 2006 en marge de l’Assemblée Générale des Nations-Unies) - n’ont peut-être pas de réalisations très marquantes à leur actif mais ils se sont révélés très utiles pour casser la tentative d’isolement de la Russie après l’annexion de la Crimée et plus encore après son agression contre l’Ukraine en 2022. Sans les achats d’hydrocarbures russes par la Chine et l’Inde, sans la contribution militaire de la Corée du Nord et de l’Iran, mais aussi sans la bienveillance générale du Sud dit global, Vladimir Poutine ne serait pas en mesure de poursuivre année après année sa guerre en Ukraine.

En second lieu, le sommet de l’OCS à Tianjin prend tout son sens à la lumière du défilé militaire à Pékin le 2 septembre. M. Modi avait quitté la scène mais le duo Poutine-Xi avait été rejoint par le dirigeant nord-coréen, Kim Jong-Un. Nous renvoyons le lecteur à l’analyse serrée de notre collègue Mathieu Duchâtel pour Expressions. Il en résulte que la Chine se prépare de plus en plus nettement à une "opération militaire spéciale" contre Taiwan - même si c’est peut-être avec l’arrière-pensée d’atteindre son objectif sans avoir à mettre en œuvre les moyens militaires. On ne peut pas s’empêcher de penser que les Chinois mettent aussi en place l’environnement politique qui leur faciliterait les choses en cas de crise autour de Taiwan, voire en Mer de Chine du Sud : comme dans le cas russe avec l’Ukraine, peut-être seraient-ils condamnés par des résolutions de l’Assemblée Générale des Nations-Unis (à une majorité très faible compte tenu du poids de la Chine) mais ils pourraient compter, sinon sur le soutien actif, du moins sur la bienveillance de leurs nombreux "amis" dans le monde. Et ainsi éviter, comme c’est le cas des Russes aujourd’hui, tout réel isolement.

Le paradoxe de la stratégie trumpienne

Au total donc, le grand show de Tianjin et Pékin illustre une évolution des rapports de force dans le monde, au détriment d’une Amérique trumpienne peut-être pas "isolationniste" mais qui en fait risque, malgré ses alliés en Europe et en Asie (que Trump s’attache à maltraiter avec soin), de se retrouver un jour plus isolée que la Chine - qui, elle, n’a pas d’alliés au sens formel du terme.

Le vrai paradoxe trumpien se situe cependant ailleurs : s’il affaiblit son pays dans les équilibres globaux, ses alliés dépendent de plus en plus des desiderata du président Trump. Comme l’a indiqué Alain Frachon dans sa chronique au Monde du 4 septembre, si l’Union Européenne a plié devant Washington en acceptant des droits de douane à 15 %, c’est largement parce que les Européens ont besoin de l’Amérique pour éviter un désastre en Ukraine. Avec le risque d’encourager l’administration américaine à avancer d’autres exigences (réglementation sur les GAFA par exemple) et d'accroître leur dépendance notamment en matière d’industries de défense à l’égard du protecteur/racketteur américain. Dans l’immédiat, sous l’impulsion de la France et du Royaume-Uni, les Européens ont réussi avec leur projet de "garanties de sécurité" à remettre un pied dans la porte d’un éventuel règlement du conflit ukrainien. Mais le sort de l’Ukraine et donc de la sécurité européenne continue de dépendre d’une stratégie américaine toujours aussi imprévisible ; par ailleurs, c’est maintenant que les défenses de l’Ukraine, face à l’intensification des frappes russes y compris sur Kiev, auraient besoin d’être renforcées.

Le grand show de Tianjin et Pékin illustre une évolution des rapports de force dans le monde, au détriment d’une Amérique trumpienne peut-être pas "isolationniste" mais qui en fait risque, malgré ses alliés en Europe et en Asie (que Trump s’attache à maltraiter avec soin), de se retrouver un jour plus isolée que la Chine - qui, elle, n’a pas d’alliés au sens formel du terme.

En Israël/Palestine, même situation. En termes diplomatiques, l’initiative franco-saoudienne a remarquablement réussi. Il y a des chances que la France soit rejointe à New-York le 22 septembre dans la reconnaissance d’un État palestinien par le Royaume-Uni, le Canada, l’Australie et la Belgique. En échange de ce mouvement, les promoteurs de l’initiative ont obtenu d’ores et déjà des gains appréciables, contenus notamment dans la déclaration de la conférence ministérielle de New-York le 29 juillet

On citera par exemple l’engagement de l’Autorité Palestinienne à procéder à des élections dans un délai d’un an et l’exigence par les grands États arabes d’un départ du Hamas de Gaza et de sa démilitarisation (ce qui confère un caractère absurde à l’accusation de Netanyahou et de ses porte-paroles américains que "la reconnaissance d’un État palestinien récompense le Hamas").

Ce qui est exact, c’est que la suite du processus dépend d’un cessez-le-feu et, dans l’immédiat, d’une annulation de l’attaque israélienne sur Gaza-city, terrifiante sur le plan humain et qui risque d’enlever toutes chances à un règlement de paix. Or seule l'administration Trump peut arrêter le bras de M. Netanyahou. On retombe sur le paradoxe trumpien.

Vladimir Poutine lors d’une conférence de presse à Pékin, le 3 septembre 2025
Copyright Sergei BOBYLYOV / POOL / AFP

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