AccueilExpressions par MontaigneUn 3 septembre à Pékin : lecture stratégique du défilé militaireLa plateforme de débats et d’actualités de l’Institut Montaigne Asie03/09/2025ImprimerPARTAGERUn 3 septembre à Pékin : lecture stratégique du défilé militaireAuteur Mathieu Duchâtel Directeur des Études internationales, Expert Résident Entre la défense du statu quo et un argumentaire révisionniste appuyé sur un équipement militaire de plus en plus sophistiqué, que retenir des signes contradictoires envoyés par Pékin depuis la place Tian'anmen le 3 septembre, lors d'une parade célébrant la fin de la Seconde Guerre mondiale et la victoire sur le Japon ? Dans quelle mesure le président Xi cherche-t-il à dupliquer, dans sa stratégie asiatique, les leçons de la guerre russe en Ukraine ? Mathieu Duchâtel décrypte les messages subliminaux adressés au monde par Xi Jinping, et ce qu'ils pourraient signifier dans un scénario de confrontation sino-américaine dans le détroit de Taiwan.Les missiles intercontinentaux de l’Armée populaire de libération n’avaient plus défilé dans les grandes avenues de Pékin depuis le 70e anniversaire de la fondation de la République Populaire, le 1er octobre 2019. Cinq ans plus tard, la capitale chinoise accueille à nouveau un défilé militaire d’ampleur, en présence d’invités internationaux que l’on peut répartir en trois cercles : d’abord l’axe de la confrontation avec les États-Unis et leurs alliés - Russie et Corée du Nord, invités d’honneur, mais aussi Iran et Biélorussie ; ensuite les voisins géographiques de la Chine - républiques d’Asie centrale, plusieurs pays de l’ASEAN, Pakistan et Mongolie ; enfin, un groupe plus disparate de dirigeants entretenant des liens privilégiés avec le Parti communiste chinois - Cuba, Slovaquie, Arménie, Congo, Zimbabwe.La politique mémorielle en Chine a pris une nouvelle ampleur : elle met en lumière, avec des accents rappelant parfois la mobilisation émotionnelle russe, le sacrifice tragique de dizaines de millions de Chinois, dont 3 millions de soldats, pendant la guerre de résistance contre l’invasion japonaise.La Chine commémore ainsi le 80e anniversaire de la capitulation du Japon, signée à bord du cuirassé américain USS Missouri dans la baie de Tokyo, le 2 septembre 1945, en présence du général MacArthur. Sous la direction de Xi Jinping, la politique mémorielle en Chine a pris une nouvelle ampleur : elle met en lumière, avec des accents rappelant parfois la mobilisation émotionnelle russe, le sacrifice tragique de dizaines de millions de Chinois, dont 3 millions de soldats, pendant la guerre de résistance contre l’invasion japonaise.Elle donne aussi un souffle historique au projet de Xi, qu’il a réaffirmé depuis le podium de la place Tian’anmen : "aucune force ne peut arrêter la grande régénération du peuple chinois" (中华民族伟大复兴势不可挡). Il ne s’agit pas seulement là d’un exercice d’éducation patriotique - celle-ci emprunte en Chine bien d’autres vecteurs que les défilés militaires, aussi spectaculaires soient-ils. Le message s’adresse clairement à l’international : il projette une vision chinoise de l’ordre mondial, de la guerre et de la paix, que l’on peut lire à deux niveaux.Le "camp de la paix" : messages politiques et historiquesLe premier consiste en une revendication de copropriété de l’ordre international né de la victoire sur le fascisme et le nazisme en 1945. Le Parti communiste chinois occulte certes le rôle déterminant du Kuomintang dans la guerre de résistance - une contribution plus importante que la sienne, qui laissa les troupes de la République de Chine exsangues, facilitant la victoire communiste dans la guerre civile et la fondation de la République populaire. Mais aujourd’hui, c’est bien le Parti communiste qui se pose en dépositaire de cette mémoire au nom de la Chine, et l’érige en héritage légitimant son statut de puissance responsable dans la communauté internationale. Au sommet de l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS) deux jours avant la parade, Xi Jinping pouvait ainsi déclarer : "Nous devons promouvoir une juste perspective historique de la Seconde Guerre mondiale et nous opposer à la mentalité de guerre froide, à la confrontation entre blocs et aux pratiques d’intimidation. Nous devons défendre le système international centré sur l’ONU et soutenir le système commercial multilatéral avec l’OMC en son cœur". Peu importent les incursions maritimes chinoises dans les zones économiques exclusives de ses voisins, ou la construction, avec l’OCS, d’un ensemble qui évoque précisément un "bloc" : l’invocation de cette lecture de l’histoire vise avant tout à créer l’impression d’une posture de défense du statu quo.Le deuxième niveau, à l’inverse exact, relève d’un certain révisionnisme chinois. Vu d’Europe, il se manifeste d’abord par le soutien tacite et silencieux - le mot "Ukraine" n’a pas été prononcé publiquement par Xi tout au long de la séquence diplomatique allant du sommet de l’OCS au grand défilé du 3 septembre - à la lecture russe de l’histoire.Le deuxième niveau, à l’inverse exact, relève d’un certain révisionnisme chinois. Vu d’Europe, il se manifeste d’abord par le soutien tacite et silencieux - le mot "Ukraine" n’a pas été prononcé publiquement par Xi tout au long de la séquence diplomatique allant du sommet de l’OCS au grand défilé du 3 septembre - à la lecture russe de l’histoire, qui présente l"’opération spéciale" en Ukraine comme la poursuite de la Grande Guerre patriotique contre l’Allemagne nazie. Dans son discours d’accueil, Xi Jinping a déclaré que "l’humanité est aujourd’hui de nouveau confrontée à un choix entre la paix ou la guerre, le dialogue ou la confrontation, la coopération gagnant-gagnant ou le jeu à somme nulle".Il se positionne ainsi, avec ses invités, dans le camp des défenseurs de la paix, en faisant porter la responsabilité de la guerre en Europe à l’expansionnisme de l’OTAN - avec un message subliminal sur les risques que la politique américaine fait peser sur la paix en Asie. La question de Taiwan, et l’avenir du statu quo dans le détroit, constituent en effet le véritable centre de gravité de cette parade.Messages militairesCar au‑delà des postures diplomatiques, ce sont les équipements présentés à la population chinoise et au reste du monde qui transmettent les messages les plus concrets sur la vision chinoise des rapports de force en Asie. Ensemble, ils illustrent la sophistication technologique de l’industrie de défense chinoise, dessinent les contours de sa dissuasion, et mettent en lumière les aspects précis de l’équilibre militaire sino‑américain autour de la question de Taïwan sur lesquels la Chine cherche à asseoir un avantage. Quatre éléments méritent une attention particulière.Comme en 2015, la dissuasion nucléaire est mise en avant : les missiles intercontinentaux de la force de frappe, dont le haut commandement est par ailleurs affaibli par des enquêtes de corruption et de loyauté, ouvrent le défilé sur leurs plateformes de lancement mobiles à 16 roues. Pour la première fois, les missiles de la triade ont été présentés ensemble dans un même défilé : la composante navale (Julang-3), terrestre (Dongfeng -5C, avec capacité de mirvage, DF 31-BJ, missiles de silos, et DF-61, ce dernier ayant constitué une surprise pour les observateurs avisés), et le missile JL-1 air-sol. La modernisation continue de la triade accompagne le changement de format en cours des forces nucléaires chinoises, un choix qui constitue l’une des grandes décisions stratégiques de Xi Jinping. Trop vulnérables il y a dix ans face aux défenses anti-missiles et aux opérations anti-sous-marines américaines, les forces stratégiques bénéficient d’investissements substantiels et soutenus. L’arsenal, qui comptait 300 têtes en 2019, aurait atteint 600 têtes en 2025. Les projections américaines anticipent 1 000 têtes opérationnelles à l’horizon 2030. L’enjeu, vu de Pékin, est d’éviter à la fois le risque d’une frappe désarmante et celui d’une menace d’escalade de la part des États-Unis en cas de confrontation conventionnelle. La Chine pourrait en outre s’inspirer de la stratégie russe de sanctuarisation du théâtre d’opérations en Ukraine par le chantage nucléaire, dans sa planification des scénarios les plus extrêmes pour le détroit de Taiwan.L’enjeu, vu de Pékin, est d’éviter à la fois le risque d’une frappe désarmante et celui d’une menace d’escalade de la part des États-Unis en cas de confrontation conventionnelle.À travers sa parade, la Chine met également en avant ses nouvelles capacités anti‑sous‑marines, dont les performances restent aujourd’hui indéterminées en sources ouvertes. La supériorité américano‑japonaise dans ce domaine est connue, et la Chine se sait vulnérable face à la présence possible de sous‑marins nucléaires d’attaque de l’US Navy dans les mers de Chine.Le défilé a insisté sur l’éventail des moyens de l’APL : torpilles, mines, système de pose de mines sans pilote, et un véhicule sous‑marin sans pilote dédié à la lutte anti‑sous‑marine, le HSU‑100. Ce dernier suscite un intérêt particulier chez les observateurs souhaitant évaluer le niveau réel des capacités chinoises. L’approche générale de l’APL est résumée ainsi par un commentateur militaire chinois dans la presse officielle : "Les grands véhicules sous-marins sans pilote (UUV) sont encore plus furtifs que les sous-marins, peuvent embarquer des torpilles ou mener des attaques-suicide plus dévastatrices que les torpilles. Des essaims de ces UUV pourraient former des réseaux de capteurs sous-marins et des zones de chasse que les sous-marins nucléaires auraient l’impossibilité d’éviter ou de détruire". Sous les mers, la course sino‑américaine à la supériorité en matière de lutte anti‑sous‑marine déterminera largement l’équilibre stratégique dans le détroit de Taïwan. La Chine pourra‑t‑elle contester aux États‑Unis cette supériorité historique ?La parade a également souligné les progrès de la Chine dans le domaine des armes à énergie dirigée. L’accent a été mis sur la lutte anti-drone, grâce à des systèmes laser et à un dispositif micro-ondes haute puissance de grande taille, conçu pour protéger troupes et installations militaires contre les attaques de drones. L’industrie de défense chinoise intègre ainsi un enseignement clé tiré de la guerre en Ukraine et cherche parallèlement à anticiper le développement en cours d’une industrie de drones militaires à Taiwan.Enfin, la parade a été l’occasion pour l’Armée Populaire de Libération de donner à voir pour la première fois sa nouvelle génération de système de défense anti-missile, le HQ-29, un système d’interception en haute altitude parfois aussi décrit comme une arme antisatellite, ou la "version chinoise du PAC-3", dont les capacités ont été démontrées aux yeux de tous en Ukraine. La Chine investit patiemment dans la défense aérienne, et les Européens devraient s’en inspirer.L’aggiornamento de la stratégie de déni d’accèsL’ensemble de l’équipement présenté lors du défilé devant les hauts dirigeants du Parti communiste chinois et leurs invités internationaux prend tout son sens dans un scénario de confrontation sino-américaine dans le détroit de Taiwan. Depuis la crise de 1995-1996, marquée par le déploiement de deux groupes aéronavals américains à proximité de l’île pour répondre aux exercices militaires chinois menaçant Taiwan à l’occasion de sa première élection présidentielle au suffrage universel direct, la logique de déni d’accès (access denial) reste le fil conducteur des principaux choix d’investissement de l’APL. Il s’agit d’empêcher le déploiement d’unités navales, aériennes et sous-marines américaines au sein de la première chaîne d’îles, et, de plus en plus, de les contenir ou les menacer entre la première et la deuxième chaîne d’îles. Sur trente ans, les progrès accomplis par la Chine dans la réalisation de cet objectif sont spectaculaires, et la parade de 2025 illustre sa détermination à persévérer dans cette même voie, en colmatant progressivement les brèches, notamment dans la lutte anti-sous-marine et anti-drone.Alors que la Russie justifie son invasion de l’Ukraine par une rhétorique de "dé-nazification", il convient de s’interroger sur la possible future convergence entre les efforts de modernisation militaire de la Chine et son discours sur "l’antifascisme".Alors que la Russie justifie son invasion de l’Ukraine par une rhétorique de "dé-nazification", il convient de s’interroger sur la possible future convergence entre les efforts de modernisation militaire de la Chine et son discours sur "l’antifascisme". À ce stade, il n’existe pas d’équivalence assumée dans le récit officiel chinois entre l’objectif d’unification avec Taiwan et la lutte contre une hypothétique résurgence du fascisme en Asie de l’Est.Néanmoins, certains signes anecdotiques suggèrent que Pékin observe et évalue attentivement l’efficacité des éléments de langage russes pour nourrir sa campagne de dé-légitimation de l’exécutif taiwanais. Il reste heureusement possible que la Chine choisisse de ne pas emprunter cette voie glissante et risquée.Copyright Alexander KAZAKOV / POOL / AFP Vladimir Poutine, Xi Jinping et Kim Jong Un avant la parade militaire pour le 80e anniversaire de la victoire face au Japon, à Pékin, le 3 septembre 2025.ImprimerPARTAGERcontenus associés à la uneJanvier 2025[Scénarios] - Chine 2035 : un succès sans entraves ?L’ère Xi Jinping vise la prévisibilité, mais la Chine intrigue encore. Entre ambitions technologiques, centralisation et défis internes, son avenir dépendra des réactions mondiales. 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