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05/09/2025
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De Nord Stream à Power of Siberia : la Chine gagne, la Russie plie, et l’Europe paie

De Nord Stream à Power of Siberia : la Chine gagne, la Russie plie, et l’Europe paie
 Joseph Dellatte
Auteur
Expert Résident - Climat, énergie et environnement
 Rosalie Klein
Auteur
Chargée de projets - Programme Asie

​Des annonces discrètes, des effets retentissants : en parallèle des cérémonies officielles célébrant la réunion des dirigeants des membres de l’Organisation de Coopération de Shanghai​ à Tianjin, l’entreprise russe Gazprom a annoncé la prochaine mise en service du gazoduc Power of Siberia 2​, qui permettrait à la Chine d'absorber les deux tiers des exportations gazières russes actuelles​. Quelles conséquences géo-stratégiques ? Qui sort gagnant de cet accord ? Quel impact pour l'Europe, dont la politique de sanctions est ostensiblement ignorée et qui subit la pression américaine ?

Le sommet de l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS) à Tianjin, le 1er septembre, apparaît d’abord comme une grand-messe destinée à afficher le renversement du rapport de forces face à un "ordre mondial occidentalo-centré" - les États-Unis de Donald Trump étaient tout spécialement visés. Les partenaires qui se sont réunis pouvaient bien avoir des intérêts divergents - Inde, Chine, Pakistan - ils se retrouvaient dans un rejet commun des politiques commerciales agressives de Washington. Le sommet a surtout offert une vitrine à l’alliance entre Pékin-Moscou et leur a permis d’afficher une solidarité stratégique renforcée. À cet égard, ce n’est pas tant la proclamation, quelque peu hyperbolique, de l’avènement d’un "nouvel ordre mondial" chinois qui doit retenir l’attention, mais plutôt des annonces très concrètes dans le domaine de l’énergie. 

L’agence officielle Xinhua a annoncé que Moscou et Pékin avaient signé plus d’une vingtaine d’accords de coopération, notamment dans le secteur de l’énergie. L’un d’eux est particulièrement lourd d’enjeux : bien que Pékin ne l’ait pas encore confirmé, Gazprom PJSC a annoncé mardi 2 septembre avoir signé un accord juridiquement contraignant pour la construction du très attendu gazoduc Power of Siberia 2 vers la Chine via la Mongolie ; il prévoit aussi l’extension des livraisons par d’autres itinéraires. Un tel projet a d’importantes conséquences stratégiques : il redirigerait du gaz provenant des champs de Yamal et de la péninsule d’Orb - auparavant destinés aux marchés européens via les gazoducs désormais désaffectés de Nord Stream - vers la Chine.

Ce n’est pas tant la proclamation, quelque peu hyperbolique, de l’avènement d’un "nouvel ordre mondial" chinois qui doit retenir l’attention, mais plutôt des annonces très concrètes dans le domaine de l’énergie. 

Dans des déclarations aux agences de presse russes, le PDG de Gazprom, Alexeï Miller, a indiqué que le nouveau gazoduc pourrait livrer jusqu’à 50 milliards de mètres cubes (mmc) de gaz par an pendant 30 ans. En comparaison, Nord Stream 1 fournissait à l’Europe 55 milliards de mètres cubes de gaz par an

Miller a également annoncé que le prix du gaz serait inférieur à celui que la Russie facture à ses clients européens. Cela n’a certes rien de très surprenant - la Chine fait l’objet d’un traitement préférentiel -, mais ce constat n’en reste pas moins contre-intuitif : Yamal, péninsule du cercle arctique, est loin de la Chine, ce qui enchérit nécessairement d’autant la livraison. Le fait que Gazprom n’ait pas encore rendu publics les termes de cet accord, tout comme le fait que Pékin n’ait fait aucune déclaration sur le sujet, est révélateur : c’est la Chine qui a l’avantage. La Russie cherche désespérément à trouver des acheteurs pour son gaz, mais la Chine dispose de multiples options d’approvisionnement (notamment en provenance d’Asie centrale), qui lui ont permis de négocier les prix à la baisse - même si les modalités exactes de l’accord restent inconnues, comme c’était déjà le cas avec Power of Siberia 1. Ainsi, alors que la Russie a longtemps poussé à la conclusion de cet accord, la Chine a joué la montre, consciente du ralentissement de la croissance de sa demande en gaz et soucieuse de ne pas accroître sa dépendance à un fournisseur unique.

Pourtant, le gaz naturel est devenu l’un des piliers de la vision stratégique de Pékin. Grâce aux énormes investissements consentis dans l’exploration, le transport et le stockage de gaz naturel liquéfié (GNL), la Chine a été propulsée au rang de plus grand importateur mondial. En 2023, elle a surpassé le Japon en important 72 millions de tonnes de GNL, contre les 66 millions de tonnes importés par son voisin. Les importations ont encore augmenté en 2024, atteignant 78 millions de tonnes, dont 6  % provenaient des États-Unis. Le GNL a été une variable d’ajustement utile dans les relations sino‑américaines : sous la première présidence de Trump, Pékin s’est servi de ses achats de GNL pour atténuer les tensions liées au déficit commercial des États-Unis à l'égard de la Chine. Au début du second mandat de Donald Trump, Pékin a reconduit cette stratégie et de nouveau proposé d’augmenter ses importations de GNL américain - mais cette fois avec bien moins de succès.

La stratégie gazière chinoise : le choix de "l’ambiguïté stratégique"

Officiellement, la trajectoire gazière de la Chine s'inscrit dans son 14ᵉ plan quinquennal, aligné avec les objectifs de l’Accord de Paris. Dans les faits, le rôle du gaz reste ambigu : il est à la fois utilisé dans des politiques concrètes, au cœur de scénarios de recherche et mis au service de la vision industrielle chinoise. Son déploiement reflète bien la devise de la transition énergétique chinoise : "Tout, partout, en même temps".

Il s’agit pour Pékin d’optimiser chaque mètre cube de la ressource, de réduire ses dépendances et de garder de la marge de manœuvre dans le contexte d’un marché énergétique mondial tendu. 

Le gouvernement a révisé sa politique d’utilisation du gaz le 1er août 2024, illustrant ce délicat exercice d’équilibriste. Il réserve le gaz - qu’il soit produit sur le sol chinois ou importé - aux ménages, aux industries stratégiques et aux services essentiels ; il limite son usage dans la pétrochimie. Ce faisant, il s’agit pour Pékin d’optimiser chaque mètre cube de la ressource, de réduire ses dépendances et de garder de la marge de manœuvre dans le contexte d’un marché énergétique mondial tendu.

Le résultat en est une stratégie pragmatique dans laquelle la sécurité énergétique passe en priorité et où le gaz acquiert le statut de carburant de transition par excellence pour compenser l’intermittence des énergies renouvelables - mais reste toujours derrière le charbon.

Les approvisionnements supplémentaires en provenance de Russie s'inscriront à merveille dans cette vision stratégique : ils permettront à la Chine de sécuriser davantage de volume, et à moindre coût, face à un fournisseur prêt à tout après l’effondrement de ses contrats en Europe. Une configuration où Pékin est incontestablement en position de quasi-contrôle sur le gaz russe.

Le piège de la dépendance

Il n'y a qu’à laisser parler les chiffres. En 2024, la Russie a exporté environ 145 milliards de mètres cubes de gaz (111 par gazoduc et 35 en GNL), dont 31 mmc étaient encore acheminés par pipeline vers l’Union européenne, et 20 mmc redirigés en GNL - soit un total d’environ 51,7 milliards. Ce chiffre est en baisse depuis l’invasion de l’Ukraine mais l’Europe demeure encore le principal débouché de la Russie. En revanche, la Chine a importé 31 mmcs via Power of Siberia 1 (gaz de la région de Yakoutie, proche de la Chine) et environ 8 mmc de GNL - soit 40 milliards au total. Une fois Power of Siberia 2 en service, la Chine absorberait les deux tiers des exportations gazières russes actuelles : environ 98 milliards sur les 145 milliards, avec plus de la moitié de ces flux verrouillés via pipeline (environ 80 milliards). Quand bien même la Russie augmenterait sa production - et sachant qu’avant la guerre, c’était l’Europe qui était la destinataire de deux tiers des exportations russes -, la Chine se trouverait dans la situation paradigmatique d’un monopsone, sous couvert d’un discours d’"amitié sino-russe".

De plus, même avant la mise en service de Power of Siberia 2, Gazprom a accepté, lors du sommet de Tianjin, d’augmenter de 6 milliards de mètres cubes par an ses livraisons vers la Chine, via Power of Siberia 1. Enfin, certains rapports semblent indiquer que les flux via l’itinéraire extrême‑oriental prévu pour 2027 dépasseront les 10 milliards de mètres cubes par an, accentuant encore le monopsone exercé par la Chine sur le gaz russe.

Les gagnants de l’histoire - et ses perdants …

Cet accord est présenté comme une victoire majeure pour Vladimir Poutine, qui dépend de plus en plus de la Chine pour remplacer l’Europe comme principal acheteur de gaz russe. À lui seul, un tel accord pourrait compenser près de la moitié des exportations perdues depuis le début de la guerre en Ukraine. En réalité, c’est une victoire à la Pyrrhus pour la Russie, dont la moitié de ses exportations dépendra d’un client unique qui lui achète ses ressources à prix fortement réduit.

Qu’on ne s’y trompe pas : le récit qui enrobe les accords de Tianjin est avant tout géopolitique. Le sommet a permis aux participants de défier Donald Trump et ses politiques commerciales. Pour la Chine, le message adressé à Washington est double : au-delà de la volonté de se prémunir contre une architecture financière et commerciale dominée par les États-Unis (désigné comme l’ordre occidental), elle montre qu’elle n’a guère besoin du GNL américain, sauf peut-être à titre symbolique. C’est indubitable : les États-Unis ne représentent que 6  % des importations chinoises de GNL, à la cinquième place derrière l’Australie (34  %), le Qatar (24  %), la Malaisie (10  %) et la Russie (9  %). En revanche, la Chine représente 29  % des exportations américaines de GNL en 2024 : la dépendance joue donc largement aux détriments des Américains. La Chine fait ainsi d’une pierre deux coups : en s’assurant que la Russie soit bien son fournisseur à long terme, elle se préserve des risques tout en portant un coup aux États-Unis - contraints de s’appuyer davantage sur l’Europe pour écouler leur production.

La Chine fait ainsi d’une pierre deux coups : en s’assurant que la Russie soit bien son fournisseur à long terme, elle se préserve des risques tout en portant un coup aux États-Unis - contraints de s’appuyer davantage sur l’Europe pour écouler leur production.

Il ne s’agit donc pas tellement de s’affranchir d’une soi-disant dépendance au GNL américain, ou d’afficher les signes d’une défiance volontaire : la Chine ne cherche même plus à faire semblant de respecter les sanctions contre la Russie, et coupe les derniers liens qui pouvaient encore la rattacher à l’opinion publique occidentale - sans même parler de l’opinion publique américaine. Rien de nouveau : un tel signal avait déjà été adressé plusieurs fois à la communauté internationale, que ce soit concernant les importations de pétrole iranien ou plus récemment, fin août, quand la Chine a reçu dans ses ports la première cargaison du projet Arctic GNL 2, bien que sous sanction américaine depuis novembre.

Washington a imposé des sanctions sur des centaines d’organisations et d’entités depuis novembre, en réponse au soutien à la guerre d’agression russe en Ukraine, dont des entreprises liées à la construction du projet Arctic GNL 2 et aux exportations russes de GNL. Le marché conclu avec Moscou à Tianjin apparaît donc pour la Chine comme une opportunité unique pour assurer son accès à une énergie très bon marché en provenance d’un "pays ami", sans oublier au passage de renforcer la dépendance des Russes à son égard. Quel que soit l’endroit d’où l’on se place pour juger les choses : la Chine ressort gagnante.

Certes, l’accord n’en est encore qu’au stade du protocole. Il ne s’agit pas encore d’un accord en bonne et due forme. Il en dit toutefois déjà long sur la trajectoire que la Chine entend suivre dans les années à venir - non seulement concernant sa politique énergétique ou de décarbonation, mais aussi concernant sa stratégie industrielle. Pékin cherche, à tout prix, à contester l’ordre établi, que ce soit par ses paroles ou par ses actes, tout en sécurisant sur le long terme des approvisionnements russes bradés à vil prix. En parallèle, Pékin continue à déployer massivement sur son territoire des équipement d’énergie renouvelable produit sur son sol et à s’appuyer sur un charbon domestique bon marché - une combinaison qui résume bien sa politique industrielle d’abondance bon marché.

C’est entendu, la Russie ne ressort donc pas réellement gagnante de cet accord, mais c’est l’Europe qui est la vraie grande perdante de ce nouvel ordre énergétique mondial, et ce, pour plusieurs raisons. D’abord, l’invasion de l’Ukraine par la Russie - et la volonté européenne de réduire sa dépendance - ont fortement accru les prix de l’énergie sur le continent, et cela sur le long terme. Ensuite, les négociations commerciales récentes entre les États-Unis et l’UE ont montré un rapport de force à la défaveur de Bruxelles : Donald Trump a exigé que le contrat prévoie des importations énergétiques européennes - surtout des énergies fossiles et du gaz - à hauteur de 750 milliards de dollars. Si la Commission européenne n’est pas habilitée à s’engager officiellement dans des contrats énergétiques qui dépendent de la volonté des États-membres, cet épisode montre crûment les difficultés auxquelles l’UE fait face : coûts de l’énergie prohibitifs, relation transatlantique tendue qui impose une réalité de plus en plus contraire aux objectifs européens de décarbonation, et concurrence directe avec une économie chinoise alimentée par une énergie bon marché - verte ou émettrice - venue de fournisseurs nationaux ou étrangers que Pékin tient à sa merci…

Xi Jinping et Vladimir Poutine lors du sommet 2025 de l'Organisation de coopération de Shanghai (OCS) à Tianjin, le 1er septembre 2025.
Copyright image : SUO TAKEKUMA / POOL / AFP.

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