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24/02/2025

La tragédie après la catastrophe ? Guerre en Ukraine et démographie

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La tragédie après la catastrophe ? Guerre en Ukraine et démographie
 Bruno Tertrais
Auteur
Expert Associé - Géopolitique, Relations Internationales et Démographie

Trois ans après le début de la guerre en Ukraine, la Russie et l’Ukraine, dans des proportions et pour des motifs distincts, font face à une véritable crise démographique. Quelles en sont les causes conjoncturelles mais aussi plus structurelles ? En quoi ce facteur démographique est-il un paramètre crucial pour les belligérants, à la fois en tant qu’il est le moyen indispensable à la conduite des opérations mais aussi en tant qu’il fait partie des buts de guerre de Poutine ? Par Bruno Tertrais.

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Citons, entre autres faits, ce décroissement de population, cette pénurie d'hommes qui, de nos jours, se fait sentir dans toute la Grèce, et qui rend nos villes désertes, nos campagnes incultes, sans que cependant des guerres continuelles ou des fléaux tels que la peste aient épuisé nos forces. (..) les maisons sont devenues nécessairement peu à peu solitaires, et, de même que parmi les essaims d'abeilles, les villes ont perdu, avec leur population, leur puissance.

Polybe, Histoire Générale, Livre XXXVII

En 2022, nous avions souligné l’importance du facteur démographique dans l’invasion russe de l’Ukraine, au point que celle-ci pouvait être partiellement analysée comme une opération "d’ingénierie démographique" : la capture de territoires (et donc de populations) ainsi que les enlèvements d’enfants, pouvaient contribuer à alléger la crise démographique russe.

La prolongation de la guerre, et la poursuite d’évolutions démographiques défavorables, laisse penser que ce palliatif ne permettra pas d’endiguer le déclin de la population russe, d’autant plus que l’invasion est de plus en plus meurtrière pour les hommes jeunes, dont l’importance est cruciale pour l’avenir démographique et économique du pays.

Les projections à long terme suggèrent déjà un déclin de la population russe, à l’horizon 2100, supérieur à la moyenne mondiale. En effet, la Russie expérimente à l’échelle d’un pays-continent la “triple peine démographique” qui frappe l’Europe orientale : faible natalité, forte mortalité, forte émigration.

Les projections à long terme suggèrent déjà un déclin de la population russe, à l’horizon 2100, supérieur à la moyenne mondiale.

En dépit des efforts du Kremlin, la natalité continue de décliner : non seulement le nombre de femmes en âge de procréer reste faible, mais le taux de fécondité, après avoir remonté, baisse depuis le milieu des années 2010. Il était de 1,4 en 2023. Soit du même ordre que les pays méditerranéens aujourd’hui, mais ces derniers n’ont “rejoint” la Russie que plus récemment.

Surtout, la Russie fait face à une conjonction redoutable : à cette natalité en berne s’ajoute en effet une mortalité importante et persistante – aggravée lors de la crise du COVID – et, désormais, les conséquences directes et indirectes de la guerre.

Les causes de la mortalité élevée en Russie, surtout chez les hommes, sont bien connues. En premier lieu l’alcool (et ses conséquences indirectes : accidents, suicides, propension à la violence voire au meurtre), dont la consommation est stable en dépit des efforts de l’administration. Le "lobby de la vodka" fait régulièrement les preuves de son efficacité. Le différentiel d’espérance de vie hommes/femmes, de l’ordre de 10 ans, place de façon récurrente la Russie au sommet du classement mondial. Elle est aussi l’un des rares pays au monde dans lequel le "déficit d’hommes" est aussi important, puisque ceux-ci ne représentaient que 46 % de la population lors du recensement de 2020. Près de 40 % des mères sont célibataires.

À cette "cisaille" naturelle natalité/mortalité sont venues s’ajouter les conséquences de la guerre.

Avec un âge moyen des combattants de 35 ans, les pertes russes vont peser lourd sur l’avenir démographique, sociétal et économique du pays. Avec bientôt, si le conflit se poursuit, des pertes de l’ordre d’un million d’hommes (dont entre 120 000 et 200 000 tués), la Russie hypothèque non seulement sa jeunesse mais aussi son avenir. Les anciens combattants risquent fort d’être une charge plutôt qu’un atout pour la société russe, la prévalence des comportements violents (anciens prisonniers…) ou asociaux (syndromes post-traumatiques, consommation de stupéfiants…) étant importante chez eux. Ce qui impliquera sans doute aussi un déclin encore plus fort de la natalité : nombre d’entre eux n’auront ni la volonté ni la capacité de créer des structures familiales stables.

Quant à l’émigration massive du fait de la guerre – y compris pour échapper à la conscription ou au recrutement forcé – elle s’est ajoutée à une "fuite des cerveaux" déjà bien entamée dans les années 2010. Parmi les centaines de milliers de Russes ayant quitté le territoire depuis février 2022 (certaines estimations allant jusqu’à 700 000 personnes), nombre d’entre eux reviendront au pays – y compris parce que Moscou a durci les conditions du travail à distance pour les entreprises russes. Mais pas tous. À titre d’exemple, les retours n’étaient que 45 000 en 2023. L’économie russe y perdra donc nécessairement.  

Les autorités russes ont tiré la sonnette d’alarme. En juin 2024, le Premier ministre Dmitry Chernyshenko a averti que le Russie pourrait avoir un déficit de population active de 2,4 millions de personnes en 2030. La présidente du Comité de la Douma pour la protection de la famille, Nina Ostanina, a proposé le lancement d’une "opération démographique spéciale" (sic) pour stimuler la démographie nationale.
Sans qu’un véritable plan d’ensemble soit perceptible, on a pu constater qu’un certain nombre d’orientations avaient été prises depuis deux ans :  


En 2024, Vladimir Poutine s’est saisi solennellement du sujet en annonçant un nouvel objectif de fécondité pour le pays : 1,6 enfant par femme en 2030 et 1,8 en 2036.

Simultanément, le Kremlin reconnaissait que le pays avait plus que jamais besoin d’immigration. Le problème, pour Moscou, est que celle-ci, essentiellement en provenance d’Asie centrale, devient justement plus difficile du fait de la conjonction de deux facteurs : un moindre bénéfice (baisse du rouble) et des risques accrus (engagement forcé d’étrangers, racisme et méfiance à l’égard des Tadjiks depuis l’attentat de mars 2024).

Alors que la natalité ne reste dynamique que dans quelques régions périphériques (Caucase, Touva), c’est la perspective d’une "Russie sans Russes" qui se dessine désormais à long terme, ou, si l’on inverse le slogan de la propagande nazie, d’un "espace sans peuple" (plutôt qu’un "peuple sans espace"). En revanche, cette crise démographique russe, pour l’heure, n’a aucune conséquence décelable sur la capacité du Kremlin à mobiliser et à recruter

C’est la perspective d’une "Russie sans Russes" qui se dessine désormais à long terme, ou, si l’on inverse le slogan de la propagande nazie, d’un "espace sans peuple" (plutôt qu’un "peuple sans espace").

La situation démographique de l’Ukraine n’est pas meilleure. Évaluée, en l’absence de référendum récent, à quelques 42 millions avant la guerre – alors que sa population était équivalente à celle de la France lors de l’indépendance – elle ne serait plus que de 31 millions aujourd’hui selon Kiev sur le territoire contrôlé par l’État, auxquels s’ajouteraient 4 millions dans les territoires occupés et 7 à 8 millions d’Ukrainiens à l’étranger.

Il s’agit d’une population âgée, avec notamment un "creux" important dans la classe d’âge 15-30 ans, et un taux de fécondité parmi les plus bas du continent, de l’ordre de 1,1 avant la guerre et de 0,9 aujourd’hui. À tel point que la projection médiane de l’ONU était, en 2024, de 15 millions seulement à l’horizon 2100.  

La guerre a naturellement aggravé cette situation, avec un nombre de morts qui serait compris entre 60 et 120 000. À la différence de la Russie, l’Ukraine ne souhaite pas enrôler, pour la défense de son territoire, les classes d’âges les plus jeunes. Le dilemme actuel de Kiev est simple : privilégier le présent, en maximisant la mobilisation de la ressource humaine pour sa défense ; ou sauvegarder l’avenir, en exemptant le plus tard possible cette ressource du recrutement. L’âge de la conscription était de 27 ans en 2023. Il a été abaissé à 25 ans en 2024 (Les États-Unis ont, un temps, fait pression sur l’Ukraine pour qu’il soit abaissé jusqu’à 18 ans.)

Le dilemme actuel de Kiev est simple : privilégier le présent, en maximisant la mobilisation de la ressource humaine pour sa défense ; ou sauvegarder l’avenir, en exemptant le plus tard possible cette ressource du recrutement.

À la différence de la Russie, l’Ukraine pourrait compter sur un rebond nataliste après-guerre – même si tous les démographes ukrainiens n’y croient pas – et surtout au retour d’un grand nombre d’expatriés. À la condition que la paix soit accompagnée de perspectives de reconstruction rapide… et d’intégration dans l’Union européenne. À défaut, la "perte définitive" de 1 à 3 millions d’habitants pourrait causer une rétraction annuelle du PIB ukrainien de 2,7 à 6,9 %.

En attendant, ce cœur de l’Europe orientale est de nouveau la "terre de sang" qu’elle fut au vingtième siècle, décrite par Timothy Snyder dans son ouvrage éponyme.

Copyright image : Yuriy DYACHYSHYN / AFP
Une femme et son bébé à Lviv, à l’ouest de l’Ukraine, le 23 août 2022

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