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19/02/2025

La semaine où tout a basculé

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La semaine où tout a basculé
 Michel Duclos
Auteur
Expert Résident, Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie

Le sort de l’Ukraine se joue soudain dans une séquence de huit jours qui a déplacé les acteurs politiques de Washington et Bruxelles à Munich, Riyad ou Paris, mais qui a surtout déplacé les lignes de force. Les Européens ont tenté de réagir en se réunissant à l’Elysée, mais ne retient-on pas surtout de leurs rencontres les éléments de divergence ? À Riyad, entre fermeté et bluff, quels arguments sont mis en balance par les Russes et les Américains ? Dans l’ombre portée de l’esprit de capitulation de la Conférence de Munich de 1938 et de la tentation, évidente à Washington, d’un nouveau Yalta avec une Russie pourtant affaiblie, quels sont les scénarios qui se dégagent ? Michel Duclos dessine trois futurs possibles pour l’Ukraine, sans minorer les variantes optimistes vers lesquelles l’action des Européens, peut-être moins impuissants qu’il n’y paraît, doit tendre avec fermeté.

La rencontre russo-américaine qui s’est tenue le 18 février à Ryad était la première du genre depuis des années, en tout cas depuis l’agression russe contre l’Ukraine en février 2022.

Les deux délégations - conduites par Sergei Lavrov d’un côté et son homologue américain, Marco Rubio, de l’autre - sont convenues de rétablir entre les deux pays des relations plus normales. Sur l’Ukraine, des mécanismes de négociation ont été mis en place, mais sans avancée particulière à ce stade. Lavrov a fait preuve de son intransigeance habituelle en indiquant que la Russie n’accepterait aucun déploiement de troupes de pays membres de l’OTAN sur le sol ukrainien dans le cadre d’un règlement. 

La rencontre de Ryad concluait une séquence de huit jours qui apparaîtra peut-être un jour comme une semaine fatidique pour le sort de l’Ukraine, et sans doute au-delà :

  • Le 12 février, après 90 minutes d’entretien téléphonique avec son homologue russe, le président américain annonçait qu’il s’était mis d’accord avec Vladimir Poutine pour entamer "immédiatement" des négociations en vue d’un cessez-le-feu sur la base d’un gel des positions en présence sur le terrain et d’un rejet de la candidature ukrainienne à l'OTAN ;

  • Quelques heures plus tard, le secrétaire à la Défense, Pete Hegseth, précisait dans une rencontre à Bruxelles au siège de l'OTAN l’approche américaine : "revenir aux frontières d'avant 2014 est un objectif irréaliste" ; de même  "l'adhésion de l'Ukraine à l'OTAN n'est pas aux yeux de Washington une issue réaliste à un règlement" ; enfin, la paix devra être garantie par un "déploiement de troupes européennes et non-européennes" sans qu'il s'agisse d'une opération de l'OTAN et sans déploiement de troupes américaines ; 

  • Depuis Munich, où se tenait la conférence annuelle sur la sécurité, le représentant spécial de Washington pour l'Ukraine, le général Kellogg annonçait durant le weekend que la négociation sur la paix en Ukraine se tiendrait entre Russes et Américains sans les Européens, avec une implication ukrainienne, mais ce point était rapidement démenti par Washington ; 

  • Le 17, plusieurs chefs d'État et de gouvernement européens se réunissaient à l'Élysée à l’invitation du président Macron. Il s'agissait des dirigeants de l'Allemagne, du Royaume-Uni, de l'Espagne, de l'Italie, de la Pologne, des Pays-Bas et du Danemark ; le secrétaire général de l'OTAN, le président du Conseil Européen et la présidente de la Commission étaient également présents.

Arrêtons-nous sur cette rencontre du 17, et de celle qui a suivi le 19, l'une et l'autre convoquées avec un préavis inhabituellement court pour des événements de ce niveau. Comme d’habitude, la composition restreinte de la première réunion a été critiquée par les absents. C'est ce qui a conduit l'Élysée a en provoquer une seconde le 19, avec la participation des pays baltes et d'Europe centrale ainsi que du Canada.

Sur le fond, selon ce qui a transpiré de ces conciliabules, quatre points d’entente se dégagent entre Européens : 1/ un accord avec la Russie ne peut se faire que sur la base de "la paix par la force", comme Trump l’a lui-même proclamé ; 2/ les Européens sont prêts à augmenter leurs budgets de défense pour mieux partager le fardeau avec les États-Unis ; 3/ il ne doit pas y avoir de d’accord de cessez-le-feu avec la Russie sans un accord de paix, sauf à retomber dans les errements qui avaient marqué la mise en œuvre des accords de Minsk ; 4/ enfin, les participants sont prêts à apporter à l’Ukraine des garanties de sécurité, selon des modalités à discuter et en fonction d’un nécessaire appui américain.

Le troisième de ces points - pas de cessez-le-feu sans accord de paix - vise à contrer un risque d'autant plus réel qu'il reproduirait un schéma bien connu, celui du cessez-le-feu qui avait suivi l’annexion de la Crimée.

Le troisième de ces points - pas de cessez-le-feu sans accord de paix - vise à contrer un risque d'autant plus réel qu'il reproduirait un schéma bien connu, celui du cessez-le-feu qui avait suivi l’annexion de la Crimée : pendant les négociations dites de Minsk, visant en principe à trouver un accord de paix, les Russes avaient continué d'entretenir les combats dans le Donbass. Dès lors, dans l'esprit des Européens, un cessez-le-feu ne doit intervenir dans la guerre actuelle que si des "garanties de sécurité" sont apportées à Kiev - c'est le quatrième point mentionné ci-dessus - de nature à dissuader la Russie de relancer son agression.

En pratique, et compte tenu des oukases prononcés à Bruxelles par M. Hegseth, il ne peut s'agir que du déploiement d'un certain volet de troupes venant d'États européens, dans des conditions, encore une fois, à définir.

Les Français, promoteurs depuis des mois de cette idée, et désormais les Britanniques - qui ont bougé très vite après le coup de fil Trump-Poutine - sont sur la même longueur d'onde. Les Polonais se disent plus prudents, mais cela est dû sans doute à la proximité de leurs élections générales. Le Chancelier Scholz est sorti mécontent de la réunion et Madame Meloni s'est montrée aussi peu convaincue. Le premier devrait perdre son poste dans quelques semaines et la seconde s'orientera sans aucun doute en fonction de ce que souhaitera Washington. 

Pour autant, il n'y a pas pour l'instant de consensus sur les modalités que devrait revêtir un éventuel déploiement de troupes venant d'États européens, ni même leur fonction exacte (maintien de la paix, c'est-à-dire surveillance du cessez-le-feu, ou soutien à l'armée ukrainienne, avec en particulier un rôle de "tripwire", c'est-à-dire de déclenchement d’une intervention plus large en cas d'attaque russe). Le président Macron lui-même a cru devoir, dans des déclarations à la presse régionale, préciser que d’éventuelles troupes européennes en Ukraine n'auraient pas une vocation combattante. Il est certain cependant que les Européens n’accepteront pas de déployer des forces sans une forme de soutien américain, au moins en matière logistique et d'intelligence

Pour autant, il n'y a pas pour l'instant de consensus sur les modalités que devrait revêtir un éventuel déploiement de troupes venant d'États européens, ni même leur fonction exacte.

On a déjà noté que le premier soin de Sergei Lavrov, à Riyad, a été de rejeter l'hypothèse d'un déploiement de forces de pays de l'OTAN en Ukraine. Cela prouve que le concept discuté à Paris correspond bien à un réel besoin - celle d’empêcher l'Ukraine de perdre sa souveraineté et de retomber dans la sphère d'influence de Moscou. Il reste à savoir si les Européens seront capables d'aller jusqu'au bout de leur logique et peut-être plus encore si Washington, c'est-à-dire le président Trump, tiendra tête à Vladimir Poutine sur un point aussi capital. Après tout, c’est son secrétaire à la Défense, Pete Hegseth, qui a officiellement introduit l'idée d’un déploiement de troupes étrangères. 

Le concept discuté à Paris correspond bien à un réel besoin - celle d'empêcher l'Ukraine de perdre sa souveraineté et de retomber dans la sphère d'influence de Moscou.

Les premières indications en provenance de Washington ne sont pas encourageantes. Sans que cela soit confirmé à ce stade, la Maison-Blanche aurait en tête un schéma exactement contraire aux vues européennes : 1/ cessez-le-feu 2/ élections en Ukraine 3 /accord de paix. Au découplage entre cessez-le-feu et accord de paix, un tel schéma ajoute le risque supplémentaire d’élections ukrainiennes prématurées, que demandent les Russes ; dans un pays en guerre, de telles élections pourraient conduire à une défaite de Volodimir Zelenski et en tout cas ne manqueraient pas d’affaiblir le gouvernement ukrainien. Plus généralement, on doit constater à chaque jour qui passe que les déclarations de Trump se font de plus en plus l’écho du narratif russe.

Quels scénarios pour les jours qui viennent ?

Si l'on tente de prendre du recul et d’imaginer comment les choses peuvent évoluer à la suite de cette semaine fatidique, trois types de scénarios peuvent être retenus :

  1. Dans la foulée de Riyad, les négociations progressent vite, notamment lors de rencontres directes entre Poutine et Trump. Un accord de fait sur la base du schéma que l'on vient d'évoquer ou sur tout autre du même genre - clairement défavorable à l'Ukraine (limitation de ses armements, garanties de sécurité réduites à des mesures sans portée, réformes constitutionnelles pour introduire un droit de véto des Russophones etc.). Dans une telle hypothèse, quelle serait l'attitude des Ukrainiens d’une part, des Européens d'autre part ? Les premiers rejetteraient-ils le diktat de Washington et Moscou et les seconds les soutiendraient-ils ? Autrement dit, alors que l'esprit de Munich rôde clairement sur les tractations russo-américaines en cours, un nouveau Yalta est-il en gestation ? C'est en effet, il faut bien le dire, l’impression qui domine au moment où cette note est écrite ; 

  2. Inversement, on peut imaginer que les négociations traînent en longueur, les Américains résistant aux demandes russes les plus exorbitantes ; l'ancien agent du KGB qu’est M. Poutine s’efforcera de donner des satisfactions à l'ego de M. Trump pour prolonger les discussions, sans pour autant conclure s’il n’obtient pas les limitations de la souveraineté ukrainienne qui constituent son objectif. Dès lors, il est à craindre que, comme ce fut le cas dans son approche de la Corée du Nord, le président américain se détourne du dossier, et abandonne plus ou moins l'Ukraine à son sort

  3. D'autres scénarios peuvent être imaginés, y compris celui d'un effondrement de l'un ou l'autre camp. Effondrement militaire, voire social et politique du côté ukrainien ; effondrement économique et financier, ou en tout cas crise profonde sur ces terrains, du côté russe. 

N'écartons pas par principe les scénarios "optimistes". Ainsi, en cas de refus des Russes de vraiment conclure, l'administration Trump - sensible aux critiques (le président n'aime visiblement pas qu'on l'accuse de choisir la "capitulation") - se décide à redoubler d’effort pour aider l'Ukraine à l’emporter. Ou encore, Vladimir Poutine, conscient des difficultés de son pays, après quelques tentatives pour obtenir plus, se résout à un accord acceptable pour l'Ukraine. C'est évidemment vers ce dernier résultat que les Européens doivent peser auprès de Washington, sans jérémiades sur leur place dans la négociation mais en mettant en avant une contribution forte de leur part à un règlement durable.

Les Européens doivent peser auprès de Washington, sans jérémiades sur leur place dans la négociation mais en mettant en avant une contribution forte de leur part à un règlement durable.

Sont-ils capables de s'unir sur un tel objectif ? Trump de son côté peut-il résister à sa fascination pour Poutine et mener avec fermeté une négociation dans laquelle les États-Unis ont en réalité une main assez forte ? Autre question : dans quel sens l'argument chinois peut-il peser chez les décideurs américains ? Washington peut-il céder au mirage d'une manœuvre pour éloigner Moscou de Pékin, ce qui semble être le cas pour l'instant ; ou l'administration Trump prendra-t-elle conscience que face à l’axe Chine-Russie, antagoniser les Européens serait absurde du point de vue américain ? 

Ce ne sont là que quelques-unes des graves interrogations qui surgissent à l'issue de cette semaine où tout a basculé pour l'Ukraine, mais vraisemblablement aussi pour les équilibres dans le monde.

 

Copyright Image : Ludovic MARIN / AFP

Emmanuel Macron et Ursula von der Leyen à l'Élysée le 17 février 2025

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