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23/10/2024

[Le monde vu d'ailleurs] - Ukraine : un "plan de victoire" pour ramener la paix ?

[Le monde vu d'ailleurs] - Ukraine : un
 Bernard Chappedelaine
Auteur
Ancien conseiller des Affaires étrangères

Le "plan de victoire" de Volodimir Zelensky a été présenté aux partenaires européens de l’Ukraine et au Parlement. Adhésion à l’OTAN, concessions territoriales, moyens de dissuasion, solution diplomatique et conduite de la guerre : quelles en sont les grandes lignes et comment a-t-il été reçu par les principaux fournisseurs d’aide à l’Ukraine ? Comment comprendre les réticences de Washington et de Berlin, notamment dans le contexte des échéances électorales de chacun de ces pays ? Le monde vu d’ailleurs de Bernard Chappedelaine

Le "plan de victoire" et ses priorités

Au lendemain d'une tournée européenne au cours de laquelle il a présenté à ses principaux partenaires européens (Allemagne, France, Italie, Royaume-Uni) son "plan de victoire", Volodimir Zelensky en a exposé les grandes lignes le 16 octobre devant le Parlement ukrainien. L’objectif est de permettre à l'Ukraine d'aborder en bonne position le deuxième "sommet de la paix" prévu d'ici la fin de l’année. "L'Ukraine est ouverte à la diplomatie, mais à une diplomatie honnête à partir d'une position de force", a souligné le Président ukrainien. Le plan vise à "contraindre la Russie à la paix" et sa mise en œuvre "dépend de nos partenaires", a déclaré Volodimir Zelensky, qui a exclu aussi bien un "gel" du conflit que des "marchandages concernant le territoire de l'Ukraine et sa souveraineté". Le premier point, le plus important du "plan de victoire", qui en comprend cinq et trois annexes confidentielles, est une "invitation", adressée "maintenant" à l'Ukraine, à rejoindre l'Alliance, même si, admet-il, "cette adhésion concerne l’avenir et non le présent". La Russie a utilisé "l'incertitude stratégique en Europe" pour attaquer son pays, a expliqué Volodimir Zelensky. L’autre demande prioritaire concerne la levée des restrictions à l'emploi des armes occidentales en territoire russe. Les autres points ont trait au renforcement du potentiel militaire de l'Ukraine, notamment de ses capacités anti-aériennes, et au déploiement sur son sol d’un "ensemble de mesures de dissuasion" non nucléaires par les partenaires de l'Ukraine, qui sont aussi invités à protéger et à exploiter ses ressources minières (uranium, lithium...). Volodimir Zelensky, qui se déclare convaincu que la mise en œuvre du plan pourrait mettre un terme au conflit en 2025, propose aussi, une fois la guerre terminée, que l'armée ukrainienne se substitue à certains contingents américains stationnés sur le sol européen.

L’objectif est de permettre à l'Ukraine d'aborder en bonne position le deuxième "sommet de la paix" prévu d'ici la fin de l’année.

Dans un entretien avec le Financial Times, le président ukrainien a marqué qu'une invitation à rejoindre l'OTAN était "la seule manière" pour son pays de survivre à l'invasion russe. Cette adhésion renforcerait la main de l'Ukraine face à un Vladimir Poutine qui "ne comprend que la force", elle aurait un effet positif sur le moral de la population et des soldats ukrainiens.

Volodimir Zelinsky a souligné que les responsables occidentaux, qui ont évoqué la possibilité d'une adhésion de l'Ukraine à l'OTAN en contrepartie de concessions territoriales, ne l'ont pas consulté, il les invite à mettre ces propositions "sur la table" sans avoir recours à "des tiers". Le "modèle allemand", à savoir la solution retenue en 1954, dans le contexte d'une Allemagne divisée, pour permettre l'adhésion de la RFA à l'OTAN, est en effet régulièrement évoqué, note le FT, qui lui a consacré récemment un article ("Ukraine, Nato membership and the West Germany model"). "Les diplomates occidentaux et de plus en plus de responsables ukrainiens en viennent à l'idée que des garanties substantielles de sécurité pourraient constituer la base d'un accord négocié par lequel la Russie conserverait le contrôle de facto, mais non de jure, d'une partie ou de la totalité des territoires ukrainiens qu'elle occupe actuellement", explique le journal. Cette idée se heurte toutefois à de fortes résistances, notamment en Allemagne et aux États-Unis, l'administration Biden craignant d'être entraînée dans la guerre et refusant d'aller au-delà des termes agréés au sommet de l'Alliance à Vilnius en 2023 ("Nous serons en mesure d’adresser à l’Ukraine une invitation à rejoindre l’Alliance lorsque les Alliés l’auront décidé et que les conditions seront réunies"), libellé repris cette année dans le communiqué de Washington.

Un accueil mitigé en Ukraine et en Occident

La "feuille de route ambitieuse" présentée par Volodimir Zelensky à la Rada a été accueillie avec un certain scepticisme en Ukraine, note le Kyiv Post. Elle est critiquée par l'opposition et appréciée diversement par les experts, relève la Deutsche Welle (DW). Irina Gerachtchenko, co-présidente du principal parti d'opposition, estime que "la victoire ne peut dépendre de nos partenaires", elle déplore également l'absence de stratégie claire. C'est aussi le reproche formulé par Oleksii Honcharenko, qui y voit une "liste de souhait" et une approche "peu réaliste". Ancien chef d'état-major ukrainien, le général Zaloujny juge en revanche ce plan nécessaire. L'actuel ambassadeur d'Ukraine à Londres, relève l’agence AP, admet qu'il sera difficile pour l'armée ukrainienne d'obtenir des résultats sans assistance étrangère. C'est l'insuffisance du soutien occidental qui explique l'échec de la contre-offensive ukrainienne en 2023, rappelle Valéri Zaloujny. Une "guerre prolongée" avec la Russie lui paraît très probable. Les experts interrogés par la DW sont eux aussi partagés. "Il est déjà clair que l'adhésion de l'Ukraine à l'OTAN est une perspective très lointaine", juge Alexandr Kraev. Le plan peut être appliqué, mais pas tout de suite, il doit inciter les partenaires de l'Ukraine à des actions plus déterminées, estime Vladimir Fessenko. Il est très difficile d'intégrer dans une même équation le concept de paix juste, la crainte permanente d'une escalade de la part de l'Occident, les garanties de sécurité afin de prévenir une nouvelle agression russe, l'état d'esprit de la population ukrainienne et la réalité du champ de bataille, résume l'agence rbc.ua. Moscou attend comme tout un chacun le résultat des élections présidentielles américaines, d'ici là, il n'y a pratiquement pas d'espoir d'une percée diplomatique, ensuite, c'est terra incognita, écrit l'agence ukrainienne.

Les réunions à haut niveau qui se sont tenues à Bruxelles les 17 et 18 octobre n'ont pas permis d'avancées sur les deux demandes prioritaires de Kiev. L'Ambassadrice des États-Unis à l’OTAN a indiqué lors d’un briefing "n'avoir aucune annonce à faire" concernant l'emploi des armes occidentales en Russie, ajoutant que "nous ne sommes pas au point où l'Alliance évoquerait l'envoi d'une invitation à l'Ukraine à court terme". Le ministre allemand de la Défense n'a pas pris position sur le plan exposé par Volodimir Zelensky, rapporte Politico.

Moscou attend comme tout un chacun le résultat des élections présidentielles américaines, d'ici là, il n'y a pratiquement pas d'espoir d'une percée diplomatique, ensuite, c'est terra incognita, écrit l'agence ukrainienne.

L'assistance à l'Ukraine a été évoquée le 17 octobre par les chefs d'État et de gouvernement européens, en présence de Volodimir Zelinsky, mais le "plan de victoire" n'est pas mentionné dans les conclusions du Conseil, qui appelle "à achever rapidement les travaux sur les mesures d'assistance au titre de la facilité européenne pour la paix" (6,5 milliards€), et à respecter l'engagement pris lors du dernier sommet du G7 (d'un montant total de 45 milliards€) de venir en aide à l'Ukraine. La mise en œuvre de ces décisions se heurte aux objections de Viktor Orbán, "effrayé" par le discours de Volodmir Zelensky à la Rada. Le 18 octobre à Berlin, Joe Biden, Emmanuel Macron, Olaf Scholz et Keir Starmer ont "discuté" du "plan de victoire" sans pour autant l’endosser. "A l'approche des élections américaines, le chant du cygne de Biden à Berlin était tout en paroles, aucun acte pour l'Ukraine", déplore le Kyiv Independent.

"La tournée européenne du Président ukrainien lui a peu apporté, si ce n'est des politesses", conclut aussi Die Zeit. Lorsqu'il s'exprimait devant son Parlement, il s'adressait en priorité à Joe Biden et à Olaf Scholz, souligne Christoph Heusgen, président de la conférence sur la sécurité de Munich et ancien conseiller diplomatique d'Angela Merkel, cité par l’hebdomadaire. Depuis le début de la guerre, l'Ukraine a reçu 85 milliards€ d'aide des États-Unis et 15 milliards€ de l'Allemagne, rappelle Die Zeit, or ce sont ces deux pays qui freinent le plus son adhésion à l'OTAN. Depuis l'été, l'Allemagne est entrée dans une phase électorale, les partis (AfD, Bündnis Sahra Wagenknecht) favorables à des négociations avec la Russie et à un arrêt des livraisons d'armes à l'Ukraine ont obtenu des résultats très importants dans les scrutins régionaux. À Bruxelles comme à Berlin, rapporte la FAZ, le Chancelier a réitéré ses réticences sur la livraison des missiles Taurus et sur l'adhésion de l'Ukraine à l'Alliance ("vous connaissez la position de l'Allemagne sur ces questions, elle ne changera pas"), sans mentionner "le plan de la victoire", note le quotidien. Dans le même temps, Olaf Scholz se déclare prêt à reparler avec Vladimir Poutine. Cette attitude est approuvée par une partie de l'opinion. "Le soi-disant plan de victoire du Président Zelensky est aussi éloigné de la réalité que l'Ukraine, attaquée par la Russie, est loin d'une victoire dans sa guerre défensive", écrit ainsi Eva Quadbeck, éditorialiste de la presse régionale, qui redoute qu'à l'approche de l'élection du Bundestag, à l'automne 2025, le Président russe exploite ce débat pour déstabiliser le système démocratique allemand.

Les interrogations sur les objectifs russes

Le "plan de victoire" répond à une demande de clarification des objectifs de Kiev de la part de ses partenaires, fait valoir la FAZ. Dans l'opinion et chez certains dirigeants occidentaux, le soutien à Kiev s'effrite, la situation sur le front inquiète et la population ukrainienne est lasse, relève le quotidien. Le Président Zelensky, s'il ne définit pas de stratégie, ne fait en réalité que "mettre sur la table" les promesses qui lui sont faites quotidiennement, il place la responsabilité d'une possible défaite du côté des dirigeants occidentaux, qui ont procrastiné dans l'aide à l'Ukraine, juge Die Zeit. Les Occidentaux mesurent leur assistance et n'ont pas défini d'objectif, observe aussi Gustav Gressel, les uns parlent de cessez-le-feu, certains veulent améliorer la position de négociation de l'Ukraine, d’autres espèrent sa victoire. Les Ukrainiens craignent d'être victimes des aléas de politique intérieure de leurs partenaires allemand, français et américain. Ils sont conscients que la seule garantie véritablement dissuasive envers Moscou est une adhésion à l'OTAN. Du point de vue ukrainien, accepter un cessez-le-feu serait irresponsable car, explique l'expert militaire de l'ECFR, les Européens, qui sont persuadés que toute solution diplomatique est préférable aux combats, ne comprennent pas que le Kremlin utilise les négociations et la diplomatie pour faire la guerre. Du point de vue russe, explique Gustav Gressel, les accords de Minsk (2014-5) ne conduisaient pas à la paix, mais préparaient la guerre. Si l'Ukraine restait en dehors de l'OTAN, le pays, en partie occupé, devrait se préparer à un nouveau conflit avec la Russie, les réfugiés ne rentreraient pas, les Ukrainiens fuiraient à l'étranger, ils n'investiraient pas dans l'avenir de leur pays, qui demeurerait dépendant du soutien financier occidental.

Les Européens, qui sont persuadés que toute solution diplomatique est préférable aux combats, ne comprennent pas que le Kremlin utilise les négociations et la diplomatie pour faire la guerre.

"Poutine et la Russie d'aujourd'hui. Ce que les pays occidentaux doivent avoir à l'esprit", ce commentaire, publié le 16 octobre par le rédacteur en chef de la Nezavissimaïa Gazeta, a intrigué les experts. "Il est très clair", écrit Konstantin Remtchoukov, que "le temps de véritables négociations" est venu, la vision impériale de la Russie, propagée notamment par Brzeziński, l’ex conseiller à la Sécurité nationale de Jimmy Carter, convaincu qu'elle ne pouvait exister comme grande puissance sans que l'Ukraine appartienne à la sphère d'influence russe, est, selon lui, dépassée.

Les opérations militaires montrent que le "principal objectif" des forces russes est le contrôle des régions de Donetsk et de Lougansk dans leurs frontières administratives et la continuité territoriale avec la Crimée. Aujourd'hui, poursuit Konstantin Remtchoukov, "la Russie admet que, dans leur grande majorité, les habitants de l'Ukraine ont choisi le pouvoir en place, se considèrent comme Ukrainiens et ne veulent pas d'un avenir commun avec la Russie". Aussi, le "narratif occidental" qui prétend que "Moscou veut anéantir l'Ukraine comme État ne correspond évidemment pas à la réalité d'aujourd'hui". Pour le FT en revanche, comme pour beaucoup de spécialistes de la Russie, les buts de guerre du Kremlin demeurent difficiles à cerner ("elusive"), mais ils dépassent l'enjeu territorial. Interrogé cette semaine sur l'hypothèse de négociations avec l'Ukraine, Vladimir Poutine a marqué sa disponibilité à un "dialogue sur un règlement pacifique du conflit, mais uniquement sur la base du document", élaboré lors des pourparlers d'Istanbul en 2022, qui pourrait être "discuté et ajusté". En réalité, les projets d'accord et de communiqué, rédigés fin mars 2022 et publiés au printemps dernier par le New York Times, laissaient en suspens de nombreux points essentiels et, comme l'ont analysé Samuel Charap et Sergey Radchenko, la responsabilité de l'échec de ces négociations est partagée.

Copyright image : François WALSCHAERTS / AFP
Volodimir Zelensky et Mark Rutte, secrétaire général de l’OTAN, à Bruxelles le 17 octobre

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