Rechercher un rapport, une publication, un expert...
L'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.
17/02/2025

Ukraine : Trump est-il en train de réaliser le rêve de Poutine ?

Ukraine : Trump est-il en train de réaliser le rêve de Poutine ?
 Michel Duclos
Auteur
Expert Résident, Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie

La conférence de Munich sur la sécurité se tenait du 14 au 16 février, à quelques jours du troisième anniversaire de la guerre en Ukraine. Au-delà de la stupeur suscitée par les annonces de Keith Kellogg, émissaire pour l'Ukraine, qui a déclaré le 15 février que les négociations en vue du règlement de la guerre en Ukraine se dérouleraient avec les Russes et sans les Européens, comment l'Europe peut-elle réagir ? En proposant trois scénarios probables pour la suite des événements, Michel Duclos souligne combien l’action européenne, plus que jamais, est nécessaire. 

Depuis que Donald Trump est revenu à la Maison-Blanche, l’Ukraine ne paraissait pas figurer parmi ses premières priorités 

Dans son entourage, différentes écoles s'exprimaient ; les uns comme son vice-président J.D. Vance ou comme son fils Donald Junior ne cachaient pas leur souhait de couper toute aide à l'Ukraine, d'autres comme le conseiller national à la sécurité, Michael Waltz ou l'envoyé spécial sur le dossier, le général Kellogg, professaient des vues plus classiques, faisant valoir notamment qu'un soutien accru à Kiev était nécessaire pour amener Moscou à négocier. La question qui se posait était de savoir de quel côté Trump, admirateur bien connu de Vladimir Poutine, allait pencher. 

Une première indication est venue à ce sujet le 12 février. Après 90 minutes d’entretien téléphonique avec son homologue russe, le président américain annonçait qu'il s’était mis d’accord avec Vladimir Poutine pour entamer "immédiatement" des négociations en vue d'un cessez-le-feu sur la base d'un gel des positions en présence sur le terrain et d’un rejet de la candidature ukrainienne à l'OTAN. Quelques heures plus tard, le secrétaire à la Défense, Pete Hegseth, précisait dans une rencontre à Bruxelles au siège de l'OTAN l'approche américaine : "revenir aux frontières d'avant 2014 est un objectif irréaliste" ; de même "l’adhésion de l'Ukraine à l'OTAN n’est pas aux yeux de Washington une issue réaliste à un règlement" ; enfin, la paix devra être garantie par un "déploiement de troupes européennes et non-européennes" sans qu'il s'agisse d'une opération de l'OTAN et sans déploiement de troupes américaines. 

La désillusion européenne 

Dans le monde d’autrefois, les diplomates auraient scruté chacune de ces phrases pour y chercher des nuances potentiellement positives : si l’on parle des frontières de 2014, cela veut dire que les acquis territoriaux de la Russie depuis l’agression du 24 février 2022 restent négociables ; l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN ne peut, selon Pete Hegseth, faire partie d’un règlement, mais qu’en est-il si Russes et Américains ne parviennent pas à un accord ? Toutefois, nous avons changé de monde et il serait imprudent de prendre les propos, d’ailleurs fluctuants, des nouveaux dirigeants américains au pied de la lettre.

La réaction des Européens à cette première salve de nouvelles a été unanime : l'Ukraine et l'Europe doivent être à la table des négociations.

La réaction des Européens à cette première salve de nouvelles a été unanime : l'Ukraine et l'Europe doivent être à la table des négociations. Peut-être s'agissait-t-il d’une réaction préliminaire naturelle mais ayons la lucidité d'en voir les limites : d'une part, l'administration Trump, en écartant les Européens, fait preuve d’une brutalité dans la forme sans précédent, mais à vrai dire elle se situe dans le prolongement des négociations où, même si les Européens sont officiellement présents (et donc sur la photo), ce sont bien les États-Unis qui mènent la danse ; que l'on se souvienne par exemple des tractations qui ont mis un terme aux guerres dans les Balkans.

D'autre part, et peut-être surtout, si les Européens voulaient peser sur la négociation, ils auraient dû réfléchir depuis au moins novembre dernier (élection de Trump) à la mise au point de leviers leur permettant d’exister aux yeux des nouveaux maîtres des États-Unis. Le signataire de ces lignes avait plaidé par exemple pour que les grandes capitales européennes se mettent d’accord sur ces "garanties de sécurité" à l’Ukraine dont ils auraient pu prendre l’initiative ; finalement, c’est l'administration Trump qui maintenant décide de leur en imposer le fardeau, alors qu'ils n’y sont pas prêts, avec cette humiliation supplémentaire d’évoquer aussi des "troupes non-européennes". 

Quoi qu'il en soit, c'est à Munich quelques jours plus tard, lors de la conférence sur la sécurité, qu’est venue la réponse de l’administration Trump aux plaintes européennes : selon le général Kellog, des négociations russo-américaine auront lieu avec une délégation ukrainienne (à voir cependant !), sans participation européenne, et cela sans doute en Arabie saoudite (autre humiliation à l’égard de l'Europe). 

Première manche 

Quel bilan tirer de cette première manche russo-américaine en vue de négociations de paix sur l’Ukraine ? Nous dirions pour notre part : 1 pour la Russie, 0 pour les États-Unis. 

N’exagérons pas la portée des concessions faites d’emblée par les États-Unis - non-accession de l’Ukraine à l’OTAN, acceptation du statu quo territorial - car elles étaient déjà implicites dans l'approche de l’administration Biden. Soyons lucides en revanche sur l’évidente fascination de Trump - et d’ailleurs de son équipe - à l’égard du dirigeant russe. Le discours ébouriffant du vice-Président Vance à Munich illustre bien le fossé qui s’est creusé entre l’Amérique et l’Europe, non pas sur tels ou tels sujets, comme cela a toujours été le cas, mais sur les valeurs fondamentales. Dans le même ordre d’idées, la volonté de Washington de se faire payer en terres rares ukrainiennes pour le soutien américain à la cause ukrainienne témoigne d’un cynisme à toute épreuve. 

Quel bilan tirer de cette première manche russo-américaine en vue de négociations de paix sur l'Ukraine ? Nous dirions pour notre part : 1 pour la Russie, 0 pour les États-Unis. 

Le discours ébouriffant du vice-Président Vance à Munich illustre bien le fossé qui s’est creusé entre l’Amérique et l’Europe, non pas sur tels ou tels sujets, comme cela a toujours été le cas, mais sur les valeurs fondamentales

Mais finalement, la seconde manche d'une négociation commence, ou devrait commencer. La reprise par les Américains du thème des garanties de sécurité - à condition que celles-ci en soient vraiment - constitue un élément encourageant. Si de telles garanties (essentiellement un déploiement de troupes de pays de l'OTAN) font effectivement partie du "deal" final, l'Ukraine aurait des chances de conserver sa souveraineté et de consolider son ancrage à l'Ouest.

Mais précisément, s’il a empoché les ouvertures de Trump, Vladimir Poutine a déjà fait savoir que cela ne lui suffisait pas : le communiqué du Kremlin rendant compte de la conversation Poutine-Trump rappelle que la Russie n'acceptera un règlement que si les "causes à la racine du conflit" sont traitées. Vu de Moscou, la cause principale du conflit, c’est le refus des Ukrainiens de revenir dans la zone d’influence russe (sans compter la présence de l’OTAN dans les anciens satellites soviétiques). 

Quels scénarios pour la suite ? 

En pratique, la seconde manche va donc commencer par l’énoncé des demandes supplémentaires russes pour envisager un règlement. On peut argumenter que les Russes auraient tort de ne pas saisir maintenant l’occasion de sortir du conflit, car ils sont quand même affaiblis. Tout laisse penser que ce ne sera pas l’instinct de Vladimir Poutine : son économie va peut-être plonger dans la crise dans un an ou deux (les experts en débattent) mais pour l’instant elle connaît une phase de croissance, ses troupes ne progressent que lentement sur le terrain mais elles ont quand même le dessus face à des Ukrainiens épuisés, enfin l’homme est un joueur qui joue la partie décisive de sa vie, celle du retour de la Russie au rang de grande puissance, celle de la "legacy" qu’il laissera derrière lui à son pays.

Dès lors, les scénarios restent très ouverts pour la phase qui s’ouvre :

  • La négociation progresse très vite - stimulée par une ou deux rencontres directes Poutine-Trump- mais elle conduit à un résultat si déséquilibré que Zelensky refuse d'y souscrire. C'est d’ailleurs, entre autres motifs, une telle évolution que visait à prévenir la demande russe d'élections présidentielles anticipées en Ukraine avant toute négociation (sous prétexte que Zelensky "n’est pas légitime"). Notons que Trump lui-même a réservé sa réponse sur cette prétention russe.
     

Dans un tel cas de figure, l'Amérique de Donald Trump ne manquerait pas de cesser tout soutien à l'Ukraine. La responsabilité de poursuivre le combat incomberait alors aux Ukrainiens - et aux Européens - seuls. 

  • Les tractations qui vont s'ouvrir en Arabie saoudite ne sont pas concluantes et traînent en longueur, essentiellement du fait des Russes. Compte tenu de ce que l’on sait du comportement de Poutine, c'est un scénario hautement probable ; l'ancien agent du KGB s'efforcera de donner des satisfactions à l’ego de M. Trump pour prolonger les discussions, sans pour autant conclure s’il n'obtient pas les limitations de la souveraineté ukrainienne qui constituent son objectif. Dès lors, il est à craindre que, comme ce fut le cas dans son approche de la Corée du Nord, le président américain se détourne du dossier, et abandonne plus ou moins l'Ukraine à son sort ; 
     
  • D’autres scénarios peuvent être imaginés, y compris celui d'un effondrement de l'un ou l’autre camp. Effondrement militaire, voire social et politique du côté ukrainien ; effondrement économique et financier, ou en tout cas crise profonde sur ces terrains, du côté russe. N'écartons pas par principe les scénarios "optimistes". Ainsi, en cas de refus des Russes de vraiment conclure, l'administration Trump - sensible aux critiques (le président n'aime visiblement pas qu'on l'accuse de choisir la "capitulation") - se décide à redoubler d'effort pour aider l'Ukraine à l'emporter. Ou encore, Vladimir Poutine, conscient des difficultés de son pays, après quelques tentatives pour obtenir plus, se résout à un accord acceptable pour l'Ukraine. 

On l'a vu pour le premier scénario, mais c'est également vrai pour les autres, le rôle des Européens, contrairement aux apparences, sera crucial pour la suite des événements. L'heure pour les capitales européennes n'est donc pas aux jérémiades mais à la prise de conscience de cette réalité - et à l'action.

Le rôle des Européens, contrairement aux apparences, sera crucial pour la suite des événements. 

Un autre point commun à l'éventail de ces scénarios devrait aussi faire réfléchir les Européens : quoi qu'il arrive, la Russie a mis son économie sur le pied d’une économie de guerre ; en cas de cessez-le-feu en Ukraine, Poutine percevra un accord comme un moment de répit pour mieux se lancer ultérieurement dans une nouvelle agression.

 

Copyright Image : Tobias SCHWARZ / AFP


James David Vance lors de la Conférence de Munich sur la sécurité le 14 février 2025

Recevez chaque semaine l’actualité de l’Institut Montaigne
Je m'abonne