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16/09/2025
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Grand oral d’Ursula von der Leyen : l’Europe saura-t-elle monter d’un cran ?

Grand oral d’Ursula von der Leyen : l’Europe saura-t-elle monter d’un cran ?
 Jeanne Lebaudy
Auteur
Chargée de projets au programme Europe
 Énora Morin
Auteur
Chargée de projets - Programme Europe

​L'Europe à cran ? Deux motions de censure déposées contre la Commission, deux incursions russes dans l'espace aérien européen, un bilan de la mise en œuvre du Rapport Draghi guère convaincant… La Présidente de la Commission européenne prononçait le 10 septembre son 5e discours sur l'état de l'Union. À un contexte sécuritaire et économique difficile s'ajoutaient des équilibres politiques et partisans toujours plus délicats. En reposant le contexte de crises, Jeanne Lebaudy et Enora Morin analysent les annonces de la Présidente. Encore faudra-t-il passer à l'action : l'Europe en aura-t-elle le cran ?

À chaque mois de septembre ses traditions : les élèves sur le chemin de l’école, les romans sur les étalages des librairies, et, depuis 2010, le discours sur l’état de l’Union de la Présidente de la Commission pour la rentrée politique des eurodéputés. Quinze ans après sa création, le SOTEU - State of the Union, vocable emprunté au lexique politique américain - s’est imposé comme un véritable rite européen : une heure consacrée au bilan et aux priorités de la présidence de la Commission, suivie d’un débat parlementaire, dans la grande nef de Strasbourg.

Ursula von der Leyen est familière d’une telle prise de parole - c’est la cinquième fois qu’elle s’y livre. Mais loin de l’opération routinière, l’édition 2025 prend un relief particulier. C’est la première fois qu’elle se prête à l’exercice depuis sa reconduction - le discours n’ayant traditionnellement pas lieu les années d'élection - et le premier qu’elle prononce devant les eurodéputés depuis le rejet, en juillet dernier, d’une première motion de censure déposée à son encontre par des eurodéputés d’extrême droite. La présidente réélue est tenue à une double exigence : rendre compte de ce qu’un an de mandat a réellement produit et esquissé, et proposer les solutions politiques capables de préserver la cohésion et les intérêts des Européens. En cette rentrée sous haute tension, susciter l’adhésion sera une gageure. Certes, le constat n’a rien de neuf : déjà en 2023, à la même époque, l’Europe paraissait engluée dans une succession de crises. La répétition n’enlève rien à la gravité : sur le plan sécuritaire, l’Europe évolue dans une recomposition stratégique, prise entre la guerre à l’Est, l’instabilité au Sud et les atermoiements d’un allié américain instable ; sur le plan économique, elle se cherche encore un modèle qui permette prospérité, autonomie stratégique et décarbonation. 

"Europe is in a fight"

“Europe is in a fight” : tel est le mot d’ordre qui a ouvert et structuré le discours d’Ursula von der Leyen – là où, en 2023, dominait encore l’imaginaire de la promesse et de la transmission aux nouvelles générations : “Deliver today, prepare for tomorrow”.

"Europe is in a fight" : tel est le mot d’ordre qui a ouvert et structuré le discours d’Ursula von der Leyen – là où, en 2023, dominait encore l’imaginaire de la promesse et de la transmission aux nouvelles générations : "Deliver today, prepare for tomorrow". Ce glissement rhétorique tient à un contexte extérieur d’une gravité inédite depuis la Seconde Guerre mondiale, que décrit la présidente de la Commission sans ambage.

L’amorce de son discours nous plonge d’emblée dans une rhétorique martiale, où l’Union se définit d’abord par la lutte pour sa survie et les Européens pour leur liberté ("fight" y figure treize fois). La lutte y est érigée en matrice symbolique : combat pour l’indépendance, combat pour la liberté, combat pour l’avenir. De cette lecture se dessinent trois chantiers structurants. Une Europe de la défense, capable de protéger son territoire et ses citoyens. Une Europe compétitive, qui garantit sa souveraineté économique et technologique. Une Europe démocratique et juste, qui protège ses valeurs, son État de droit et l’unité de son projet. Si l’accent mis sur l’indépendance, la liberté et le combat est inédit, le discours - tout comme l’agenda qu’il ouvre - s'inscrit dans la continuité du rapport Draghi : défense et compétitivité ne sont pas des thèmes inédits. Il ne faisait guère de doute qu’ils s’imposeraient encore cette année.

Consolider les efforts en matière de défense européenne

Les annonces d’Ursula von der Leyen s’inscrivent ainsi - sans surprise -- dans le programme de travail 2024-2029 de la Commission, dont l’ambition est d’établir une véritable Union européenne de la défense (EDU) à même d’intégrer davantage les industries de défense des différents États membres. L’Union s’engage dans le combat pour la liberté de l’Ukraine qui "est celle de l’Europe". D’ailleurs, la présidente a aussi souligné que l'Europe "défendrait chaque centimètre carré de son territoire". Comme pour donner une matérialité tragiquement concrète à ce registre martial, une escadrille de drones russes pénétrait, quelques heures avant le discours, dans l’espace aérien polonais, tandis que la Roumanie dénonçait, ce dimanche, de nouvelles incursions.

Dans ce contexte, on a rappelé quels instruments avaient déjà été déployés : Readiness 2030 (ex-ReArm Europe), appelé à mobiliser jusqu’à 800 milliards d’euros pour la défense, et le programme SAFE (Security for Action for Europe), consacré aux achats conjoints d’armements, doté de 150 milliards et déjà adopté par 19 États membres. À l’image des vaccins, du plan de relance ou du soutien à l’Ukraine, l’Europe a montré qu’elle savait agir de manière unie, rapide et conséquente.

La présidente de la Commission entend aller plus loin, annonçant une nouvelle série de mesures pour l’Ukraine, d’abord, avec le programme "Qualitative Military Edge", destiné à garantir la supériorité technologique de Kiev dans la durée, en particulier dans le domaine des drones. Elle propose également une "Drone Alliance", dotée de six milliards d’euros prélevés sur le prêt ERA - contribution de l'UE à l'initiative de prêts du G7 pour l'"Extraordinary Revenue Acceleration Loans for Ukraine" ("ERA"). Enfin, elle plaide pour l’utilisation des actifs russes gelés afin de garantir un prêt de réparation à l’Ukraine, qui ne serait remboursé que le jour où la Russie paiera des réparations de guerre. Pour l’Union elle-même, elle esquisse une feuille de route : mise en place d’un Eastern Flank Watch pour renforcer la frontière de la Baltique à la mer Noire ; développement de capacités communes de surveillance spatiale en temps réel ; construction d’un "drone wall" avec les pays baltes ; et création d’un European Defence Semester à l’horizon 2030 pour coordonner et planifier les efforts

L’ambition d’une défense européenne intégrée continue de diviser : si Paris ou les pays baltes y voient une nécessité stratégique, Varsovie et La Haye voient l’OTAN comme le seul garant de sécurité du Continent.

Certaines de ces annonces se heurtent à des limites structurelles. L’usage des actifs russes gelés soulève de vives réserves juridiques et politiques, plusieurs États craignant un précédent qui grèverait la sécurité des avoirs étrangers en Europe. Sur le plan politique, l’ambition d’une défense européenne intégrée continue de diviser : si Paris ou les pays baltes y voient une nécessité stratégique, Varsovie et La Haye voient l’OTAN comme le seul garant de sécurité du Continent.

Enfin, sur le plan industriel, la transformation d’initiatives de l’UE en productions de masse en Ukraine suppose une capacité de coordination, notamment public-privé, qui reste à démontrer.

Une présidente attendue au tournant sur la compétitivité

En cohérence avec les orientations de sa seconde Commission, et quelques semaines après la signature de l’accord commercial controversé avec les États-Unis, Ursula von der Leyen a érigé, dans son discours, la compétitivité en condition structurante du combat pour l’indépendance et la liberté.

S’appuyant sur le rapport Draghi, la Commission a pris des engagements en début d’année avec la Boussole de compétitivité et le Pacte pour une industrie propre. Rien de nouveau dans ces annonces à caractère performatif plutôt que porteuses d’inflexions réelles : il s’agit avant tout pour von der Leyen de réaffirmer sa détermination à mettre en œuvre les mesures déjà actées et de rassurer les entreprises et industriels européens, en attente de résultats. La Commission réitère ainsi sa volonté de poursuivre son programme de simplification pour réduire les formalités administratives des entreprises - lasses de la mécanique normative bruxelloise. S’ajouteront aux six omnibus déjà proposés depuis février 2025 deux nouveaux dans les domaines de la mobilité militaire ou du numérique. De même, et conformément à son plan de travail basé sur le rapport Letta, le travail sur l'intégration du marché unique se poursuit : s’ajoute à la préparation d’une feuille de route pour le marché unique à l'horizon 2028 celle du 28e régime, visant à créer un nouveau cadre juridique commun pour l’ensemble des entreprises européennes ; "accélération" des travaux relatifs à l'Union de l'épargne et des investissements, marche supplémentaire vers l'intégration financière de l'UE. 

Sur le terrain de la réindustrialisation, la Commission a à ce jour adopté le CISAF, qui simplifie les règles en matière d'aides d'État et contribue à accélérer les investissements dans les industries à forte intensité énergétique ou vertes ; elle a également présenté une proposition visant à simplifier le MACF, que le Parlement a adopté le jour-même du discours. Dans cette même logique de réassurance, Ursula von der Leyen a ciblé des secteurs clés, comme la sidérurgie, promettant un nouvel instrument commercial de long terme pour protéger l’industrie européenne de la concurrence déloyale.

Joindre les actions aux mots n’est cependant pas mince affaire. Von der Leyen a longuement insisté sur l’importance de développer le marché des voitures électriques en Europe, rappelant l’arrivée d’un Battery Booster Package, mais s’est engagée deux jours après le discours à réexaminer l’interdiction de la vente des véhicules thermiques neufs en 2035, ouvrant la porte à un recul de l’échéance. 

Une question demeure en suspens : von der Leyen annonce vouloir accélérer le calendrier mais ne donne aucune indication quant à celui-ci. Les industries et les entreprises l’attendront au tournant sur la concrétisation de ces engagements alors que, un an après sa publication, seulement 11 % des mesures du rapport Draghi semblent avoir été appliquées.

La démocratie, troisième front du combat européen

Le combat se joue aussi sur le front de la démocratie, une démocratie "menacée", selon la Présidente, dont la défense n'est pas un choix mais une nécessité, dans un continent désormais confronté à la progression des nationaux-populistes.

Elle renvoie aux campagnes de désinformation et aux ingérences qui se sont multipliées ces dernières années en Europe, menant jusqu’à l’annulation du premier tour de l’élection présidentielle en Roumanie en décembre 2024. Pour y répondre, la Commission mettra en place le European Democracy Shield, déjà annoncé en juillet 2024, qui devrait contribuer à une plus grande mutualisation des efforts des États membres dans la lutte contre la manipulation de l’information. Nouveauté du SOTEU, s'y ajoute un Media Resilience Programme pour défendre le journalisme indépendant, alors que fin août l’administration Trump annonçait vouloir réduire la durée des visas accordés aux journalistes étrangers. Von der Leyen réaffirme également que le respect de l’État de droit constitue le socle même de la démocratie - et qu’il demeure une exigence intangible pour l’accès aux fonds européens.

La Commission mettra en place le European Democracy Shield, déjà annoncé en juillet 2024, qui devrait contribuer à une plus grande mutualisation des efforts des États membres dans la lutte contre la manipulation de l’information.

Enfin, si l’Europe veut une économie prospère et des démocraties solides, elle doit aussi être construite pour, et par ses citoyens. Afin de construire cette "équité" sociale et assurer à chacun une meilleure "qualité de vie", la Commission met sur la table une Feuille de route pour des emplois de qualité, une Stratégie de lutte contre la pauvreté, et une nouvelle Initiative  pour la résilience en matière de santé mondiale.

Enfin, le logement, qui relève pourtant de la compétences des États membres, mais pour lequel von der Leyen a nommé le premier commissaire européen dédié, est de nouveau une priorité. Dan Jørgensen devra ainsi dévoiler un plan pour le logement abordable dans le courant de l’année. 

Comme dans les SOTEU précédents, les enfants (le terme est utilisé 12 fois) et la jeunesse sont présents tout au long de son discours, la construction d’une Europe libre et indépendante passant aussi par la formation des futures générations de citoyens européens. À ce sujet, et en lien avec la résilience démocratique, von der Leyen a également ouvert la porte à l’imposition d’un âge minimal d’accès aux réseaux sociaux. 

Cette attention portée aux questions sociales démontre la volonté de la présidente de la Commission de satisfaire l’aile gauche de sa majorité. Et la plupart des rares nouvelles annonces répondent à ses attentes : von der Leyen a proposé une suspension partielle des dispositions commerciales de l'accord d'association UE-Israël ainsi que des sanctions à l'encontre des ministres et des colons israéliens radicaux. Si sa mise en œuvre dépendra in fine du bon vouloir des États membres, la proposition traduit une position plus ferme de la Commission sur ce sujet - engagement que l'opinion publique, plusieurs gouvernements et une partie du Parlement réclamaient depuis un certain temps.

Le climat et la Chine, en marge du discours

Certains sujets comme l’élargissement et la politique de cohésion ont été moins évoqués que dans les discours précédents. Les questions climatiques, et plus largement les questions environnementales, n’ont été abordées qu’à la fin du discours, et surtout illustrées par la solidarité entre États membres dans la lutte contre les incendies. Cette absence tranche avec son premier discours sur l'état de l’Union en 2020, où le Pacte Vert et la réponse au changement climatique occupaient une place centrale. Quant à la Chine, elle est reléguée loin derrière la Russie et ses 29 mentions.

L’Union fait la force ?

L’ensemble du discours tournait autour d’un mot clé : l’Unité, condition non-négociable pour que les Européens aient une chance de préserver leur liberté dans un "nouvel ordre mondial basé sur la force ". C’est bien l’unité entre les groupes politiques du Parlement, les différentes institutions de l’UE et les États membres qui déterminera la capacité de la Commission à agir, mieux et plus rapidement.

La difficulté de la tâche s’est immédiatement fait sentir, lorsque les présidents des deux plus grands groupes du Parlement européen (le PPE et les S&D), soutiens de la majorité de von der Leyen, réagissaient avec véhémence quelques minutes après la fin du discours. S’accusant mutuellement de freiner l’agenda et de fragiliser la majorité européenne, ils jettent d’emblée le doute sur la capacité de l’Union à trouver des compromis efficaces et à agir plus rapidement. Le discours fut par ailleurs interrompu par les cris et invectives des groupes d’extrême-droite, prompts à déposer, le jour même, une nouvelle motion de censure, à laquelle s’ajoute une motion du groupe de la Gauche. Un an seulement après l’ouverture de son nouveau mandat, ce sera déjà la troisième. S’il est très peu probable que ces initiatives aboutissent, la présidente n’en devra pas moins ressouder sa famille politique - et, au-delà, la majorité pro-européenne - à l’heure où les divisions suscitées par l’accord commercial avec les États-Unis continuent de peser sur la cohésion de son camp.

Von der Leyen a ouvert la porte à davantage de majorité qualifiée au Conseil - notamment sur la politique étrangère - pour "se libérer des chaînes de l’unanimité".

L’unité et l’agilité de l’Europe passeront aussi par la cohésion et la collaboration entre les différentes institutions européennes. La veille du discours, la Commission et le Parlement avaient finalisé des négociations pour renforcer le droit d’initiative du Parlement. À l’issue du discours, von der Leyen a ouvert la porte à davantage de majorité qualifiée au Conseil - notamment sur la politique étrangère - pour "se libérer des chaînes de l’unanimité", un engagement déjà formulé en 2023 mais jusque-là resté lettre-morte face aux réticences des États membres.

Un horizon décisif se dessine : celui d’une Europe dotée d’une puissance militaire et d’une autonomie stratégique. Derrière le souffle volontariste, la réalité demeure cependant plus prosaïque : l’Union paraît isolée, ses marges de manœuvre limitées par des tensions croissantes, qu’elles soient internes, au sein de la coalition parlementaire, ou externes, face à la difficulté persistante de peser significativement dans le jeu international. Plus décisifs encore, les projets restent suspendus à la volonté des États, notamment dans la mutualisation des moyens, des décisions et des coûts dans les réponses à nos défis communs. Pour reprendre les mots de la présidente de la Commission, face au retour de la puissance et de la brutalité : "L’Europe a-t-elle le cran nécessaire pour mener ce combat ? Sommes-nous capables d'agir unis face à l’urgence ?" La messe n’est pas encore dite

Ursula von der Leyen lors de son discours sur l’état de l’Union à Strasbourg, le 10 septembre 2025. 
Copyright image : SEBASTIEN BOZON / AFP

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