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14/01/2025

2025 : sept défis géopolitiques pour la France

2025 : sept défis géopolitiques pour la France
 Michel Duclos
Auteur
Expert Résident, Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie

Après la conférence des Ambassadeurs et ambassadrices à l’Élysée, le 6 janvier, Michel Duclos identifie 7 défis pour une stratégie de la France à l'international qui tienne compte de son affaiblissement relatif, de son intégration dans une action européenne et des points forts qui dessinent un horizon d'attente pour ses partenaires. Ukraine, face-à-face avec l'Amérique de Donald Trump, rôle de l'Union européenne, reconfiguration du Moyen-Orient, relation avec les puissances moyennes, défense et promotion du multilatéralisme, rapports avec le Maghreb : dans l'interconnexion des priorités, que traversent certains défis transversaux comme celui que nous pose la Chine, il s'agit pour Paris de saisir le "kairos" d'une année qui s'annonce comme un tournant géopolitique majeur.

Salle des fêtes de l’Élysée, 6 janvier 2025 : en attendant que le président Macron vienne prononcer son discours à l’occasion de la conférence annuelle des ambassadeurs et ambassadrices, un groupe de collègues échangent des réflexions. "C’est depuis quatre ou cinq ans, résume l’un d’eux, que le monde a vraiment basculé".

Quatre ou cinq ans ? Peut-être en effet est-ce le retrait précipité des États-Unis d’Afghanistan fin août 2020 qui a marqué le début d’une séquence illustrée par l’invasion russe de l’Ukraine, des pressions sans précédent de la Chine sur Taiwan, l’attaque du Hamas contre Israël et l'enchaînement d’actions-réactions qui a suivi ; avec en parallèle, le durcissement de ce que l’on appelait jadis la relation Est-Ouest, la montée en puissance des grands émergents (Inde, Brésil, Turquie, Arabie-saoudite, Indonésie etc.), l’affaissement relatif de l’Europe dans les équilibres du monde, ne serait-ce qu’en termes de PIB, l’érosion des instances de gouvernance mondiale, à commencer par le Conseil de Sécurité des Nations-Unies et l’OMC, allant de pair avec un nouvel affaiblissement de l’autorité du droit international et l’affirmation des courants populistes et nationalistes ; le tout couronné par le retour de Trump à la Maison-Blanche, qu’un haut diplomate britannique qualifie en privé de facteur majeur de "distraction et de disruption".

"C’est depuis quatre ou cinq ans, résume l’un d’eux, que le monde a vraiment basculé".

Dans son discours aux Ambassadeurs ce même 6 janvier, Emmanuel Macron n’a pas manqué d’évoquer un nouveau "désordre du monde". Il s’est efforcé de réagir contre tout défaitisme, de souligner les atouts de la France et d’appeler à un sursaut de l’Europe.

Il était dans son rôle. Offrons de notre côté, avec le recul mais aussi la modestie d’un simple observateur, une évaluation de sept défis stratégiques pour la France en 2025, traités par ordre d’importance décroissante très approximative : l’Ukraine, l’Amérique de Trump, l’Europe, le Proche-Orient, le Sud-global, le multilatéralisme et le Maghreb. En évoquant en conclusion quelques autres priorités que nous n’avons pas retenues dans notre liste de "défis stratégiques", nous reconnaissons nous-même que notre sélection est évidemment sujette à débat.

Défi n°1 : Guerre et (éventuellement) paix en Ukraine

C’est en février 2022 que la Russie a entrepris de conquérir l’Ukraine, ayant fait le pari que le pays s’effondrerait rapidement. Cela n’a pas été le cas. La défense héroïque que les Ukrainiens ont opposée à leur agresseur a plus ou moins obligé les Occidentaux à leur venir en aide. Les transferts d’armes aux Ukrainiens, l’appui de leurs alliés, auront-ils été suffisamment fournis et opérés à temps ? Les historiens en débattront. Dans l’immédiat, en fait depuis plusieurs semaines, la Russie progresse sur la ligne de front, pas encore de manière décisive, et l’Ukraine souffre, notamment du fait de bombardements incessants sur ses infrastructures. L’Ukraine tient mais ses dirigeants ne peuvent exclure qu’un jour ou l’autre un pan entier du front s’effondre.

On sait que Donald Trump s’est vanté un certain nombre de fois de régler le problème en 24 heures. Depuis son élection, il se montre un peu plus prudent et parle de quelques mois. Le président Zelenski a par avance adapté sa posture : il se déclare maintenant prêt à envisager des concessions territoriales en échange d’une entrée dans l’OTAN ou de garanties de sécurité équivalentes. Il est probable qu’au fond d’eux-mêmes les dirigeants ukrainiens préfèrent la ligne Trump à celle de Biden : avec ce dernier, un soutien jamais assez net ou jamais à temps faisait peser sur eux le risque d’une lutte sans fin, que la simple démographie et un "recul stratégique" sans commune mesure avec celui de la Russie les condamnaient à perdre ; mais avec Trump, le risque est élevé qu’il consente à un "mauvais deal" pour en finir.

C’est là où la responsabilité des Européens apparaît cruciale. Certains commentateurs estiment qu’il ne faut pas exagérer le coût stratégique que représenterait une défaite de l’Ukraine (plus ou moins ouverte ou déguisée) pour l’Europe ; nous pensons le contraire, surtout d’ailleurs pour la France et le Royaume-Uni et leur image dans le monde ; et bien sûr pour la sécurité européenne puisqu’un succès russe serait lourd de menaces pour celle-ci dans un contexte où de surcroît il faut s’attendre à un engagement déclinant des États-Unis à l’égard du Vieux Continent.

Il est probable qu’au fond d’eux-mêmes les dirigeants ukrainiens préfèrent la ligne Trump à celle de Biden : avec ce dernier, un soutien jamais assez net ou jamais à temps faisait peser sur eux le risque d’une lutte sans fin.

On ne sait pas dans quelle mesure Londres et Paris, ainsi que d’autres capitales européennes en attendant que Berlin ait retrouvé un gouvernement stable, se sont préparées à engager une discussion serrée avec Washington sur l’Ukraine.
Quoi qu’il en soit, les Européens ne peuvent espérer peser sur la suite des événements que s’ils sont capables de mettre dans la balance une contribution forte à ces "garanties de sécurité" (c’est-à-dire une aide militaire dans la durée, impliquant vraisemblablement un certain niveau de déploiement de troupes européennes sur le territoire ukrainien) nécessaires pour que les Ukrainiens puissent se rallier à un accord ; de surcroît, rien ne laisse penser que la Russie de Poutine sera aussi pressée que M. Trump de conclure, ce qui pose de toute façon le problème d’un maintien et en fait d’un accroissement de l’assistance européenne à l’Ukraine, au plan militaire et d’ailleurs aussi économique et financier.

Défi n°2 : le paramètre Trump/Musk

Difficile de dire si le défi "retour de Trump" vient avant ou après la question ukrainienne. Les deux sont liés, comme on vient de le voir ; de plus, la réapparition de Trump à la Maison-Blanche - un Trump encore plus désinhibé qu’auparavant - a une portée structurante - ou plutôt déstructurante - pour l’ensemble de la scène internationale.

Dans les semaines qui ont suivi la réélection du candidat républicain, les capitales européennes ont tenté de se rassurer : après tout, "nous sommes déjà passés par là". Un autre argument a cours, surtout à Paris : "l’homme est un transactionnel, il suffit de trouver avec lui le bon ‘deal’". S’il réclame maintenant que ses alliés dépensent 5 % de leur PIB à la défense, ce serait seulement pour lancer la négociation. Pour l’Union européenne, le choc à prévoir sur le plan commercial était anticipé et c’est un créneau sur lequel des services de la Commission sont en principe bien préparés. Depuis quelques jours, cependant, le ton a de nouveau changé et une certaine fébrilité s’empare des décideurs européens. Loin de s’être assagi, le président-élu réclame le Groenland et veut annexer le Canada et le canal de Panama.

Son associé, l’homme le plus riche du monde, Elon Musk, menace le premier ministre britannique et s’affiche avec l’extrême droite allemande et d’autres partis réactionnaires en Europe. D’autres magnats de la haute technologie - le clan des Californiens - font allégeance à leur tour, le cas le plus emblématique étant celui de Mark Zuckerberg. Il faut lire la lettre que celui-ci a rendue publique pour annoncer la limitation du fact checking sur les réseaux sociaux qu’il contrôle : elle comporte des formules d’une incroyable violence contre l’Union européenne et son goût pour la régulation. On peut se demander au total si ce n’est pas une forme de guerre hybride au moins commerciale, économique et culturelle que l’Amérique va livrer à l’Europe, s’ajoutant à la guerre que mènent sous d’autres formes la Russie, voire la Chine. On recommandera sur ce sujet les analyses convergentes de François Godement sur ce site et de Gérard Araud dans le Point. Si la "ligne Musk-Zuckerberg" devait l’emporter, la distorsion des conditions de tout débat dans nos démocraties, à coup de conditionnement par les réseaux sociaux, risquerait de mettre en cause la possibilité même de tout "libre arbitre" - fondement de nos démocraties.

Le président Macron, s’il fait un bilan de son action internationale depuis 7 ans, ne peut pas ne pas observer que son crédit international était au plus haut quand il apparaissait de 2017 à 2021 comme le leader de substitution de l’ordre libéral international, en substitut du président des États-Unis. Cependant, le choc risque d’être beaucoup plus rude lors de ce deuxième mandat de M. Trump. Comment la stratégie française peut-elle s’adapter à ce défi et avec quels partenaires ?

Défi n°3 : une mauvaise passe persistante pour l’Europe ?

La réponse presque réflexe pour des Français à la question qui précède est d’invoquer en priorité l’entreprise européenne. Il est incontestable que l’UE constitue en effet la première ligne de défense de notre pays face aux turbulences du monde.

Il est incontestable que l’UE constitue en effet la première ligne de défense de notre pays face aux turbulences du monde.

Il se trouve cependant que l’Union européenne et ses États-membres traversent un moment de grande faiblesse. Depuis dix ans, le poids économique de l’Europe, jusqu’ici équivalent au poids de l’Amérique, a décroché par rapport à celui-ci.

Sur les technologies de pointe qui creusent aujourd’hui la différence, les Européens paraissent incapables d’exister dans la course effrénée ouverte entre les États-Unis et la Chine. L’épargne européenne - considérable - file aux États-Unis, privant d’autant les Européens de leur capacité d’investir chez eux. Sans doute convient-il de relativiser ce constat en notant par exemple qu’une partie colossale des sommes consacrées par les États-Unis aux investissements dans des secteurs de pointe est par construction perdue. Il est probable aussi que le remède de cheval que Trump va appliquer à l’économie américaine (déjà en surchauffe et proche du plein emploi) va avoir des effets inflationnistes et conduire la Réserve fédérale à maintenir des taux élevés.

On est frappé cependant d’un certain surplace du débat européen, qu’il s’agisse des remèdes avancés par Emmanuel Macron, ou plus récemment des propositions d’une nature comparable présentées dans leurs rapports respectifs par Enrico Letta et Mario Draghi. Une explication réside peut-être dans le caractère insidieux de la crise de langueur européenne. Le chômage reste en réalité peu élevé dans la zone euro et même la croissance, si faible soit-elle, n’a pas jusqu’ici plongé. L’Allemagne cependant connaît une véritable crise de croissance, et peut-être est-ce de l’Allemagne que viendra pour l’Union européenne un nouveau départ.

M. Scholtz devrait en effet céder le poste de chancelier, après les élections générales de fin février, à Frédéric Merz, le chef de la CDU. Il faudra ensuite quatre à six semaines pour que soit constitué un cabinet de coalition - peut-être CDU-Verts. Si tel est bien le cas, une chance sérieuse existe que Paris et Berlin puissent de nouveau coopérer, ce qui avait été virtuellement impossible pendant les années Scholtz. On lira avec profit le profil de Merz rédigé par Joseph de Weck pour le Grand Continent. Cet excellent observateur ne nie pas ce qu’il peut y avoir d’orthodoxe dans le projet économique du dirigeant CDU. Mais celui-ci - disciple favori de Wolfgang Schauble - a un sens élevé de l’idéal européen. Ses positions sur l’Ukraine tranchent avec la frilosité de Scholz.

Merz paraît résolu à donner un élan et un contenu sans précédent à la coopération européenne en matière de défense. Cela implique bien entendu une entente avec la France, le Royaume-Uni et la Pologne. Un nouvel élan de ce type peut-il se concevoir sans une relance également en matière économique ? Joseph de Weck suggère que là aussi le futur chancelier - si les prévisions électorales se réalisent - pourrait faire preuve d’une capacité d’innover. Et donc de rejoindre certaines propositions françaises (capacité d’emprunt au niveau de l’UE par exemple ?). Inutile de dire qu’il serait alors vital que la France, malgré sa situation intérieure incertaine, soit présente au rendez-vous.

Défi n°4 : la nouvelle carte géopolitique du Proche-Orient

Israël a tremblé le 7 mars de l’année dernière sous les coups imprévus et d’une rare férocité du Hamas. Depuis lors, l’État hébreux a réagi avec une très grande force en plusieurs temps, en quelque sorte par cercles concentriques : la bande de Gaza, traitée avec une brutalité inouïe et interminablement prolongée, ses ennemis dans la région, y compris l’Iran, bombardé à deux reprises, enfin le Hezbollah en son fief du Liban. Au point que l’on peut se demander s’il n’y a pas eu de la part d’Israël une sorte de stratégie visant d’abord à rétablir sa capacité de dissuasion vis-à-vis des Palestiniens, évoluant ensuite pour provoquer une modification en profondeur de la carte géopolitique de la région ; avec pour résultat majeur l’affaiblissement de l’Iran, désormais privé d’une grande partie de sa ceinture de "proxies" dans la région et vulnérable à des frappes massives sur ses installations nucléaires. Avec aussi, en quelque sorte en sous-produits de cette manœuvre d’ensemble : le changement de régime en Syrie, une montée en puissance, au moins relative, de la Turquie dont des protégés se sont installés à Damas, et maintenant l’élection d’un président au Liban et la désignation d’un nouveau Premier ministre - qui avaient été impossibles depuis deux ans.

Que nous réservent les prochains mois, sous l’effet, là comme ailleurs, du retour de Trump à la Maison Blanche ? Le 45è et futur 47è président des États-Unis a déjà fait savoir qu’il voulait que les armes se taisent au Proche-Orient. Le Premier ministre israélien pourrait avoir au moins deux cartes vis-à-vis de la nouvelle administration américaine : une collaboration sur l’Iran (pouvant aller jusqu’à des frappes communes sur les installations nucléaires iraniennes), alors que Trump a annoncé vouloir exercer de nouveau sur Téhéran des "pressions maximum" ; la poursuite des "accords d’Abraham" (cette fois avec l’Arabie saoudite), qui avaient structuré l’approche de Trump dans la région lors de son premier mandat.

On peut se demander s’il n’y a pas eu de la part d’Israël une sorte de stratégie visant d’abord à rétablir sa capacité de dissuasion vis-à-vis des Palestiniens, évoluant ensuite pour provoquer une modification en profondeur de la carte géopolitique de la région.

Quel rôle pour la France et au-delà pour l’Europe - dès lors que l’une et l’autre ne peuvent rester indifférentes aux bouleversements en cours à leur porte ? D’abord apporter une contribution, sans doute modeste, à l’après-guerre israélo-palestinienne. Le président Macron a marqué un point en proposant avec l’Arabie Saoudite une conférence en juin à New-York pour sortir du dilemme "reconnaissance ou non d’un État palestinien". C’est quand même plutôt sur la Syrie et le Liban que nous serions dans notre rôle en jouant, parmi d’autres certes, un rôle moteur. Dans ces deux pays, il y a toujours une "attente de France", pour utiliser une expression galvaudée. S’agissant de l’Iran, le président de la République, dans son adresse aux ambassadeurs, en a fait un "défi stratégique et sécuritaire" au même degré que la Russie ("l’autre grand défi sécuritaire et stratégique"). Cependant, compte tenu de la position de faiblesse actuelle de la République islamique iranienne, n’y a-t-il pas en ce moment une occasion d’entrer avec celle-ci dans une nouvelle phase de négociation ?

Défi n°5 : Sud global et coalition des moyennes puissances

La notion de "Sud global" se heurte en France au scepticisme - même si heureusement l’idée progresse qu’il est maladroit de contester aux pays émergents le droit de s’attribuer l’étiquette de leur choix. Le club des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) - longtemps traité aussi avec condescendance par les observateurs français - est désormais pris plus au sérieux, en fait depuis qu’il s’est réuni en majesté à Kazan en octobre 2024 ou peut-être depuis que son attractivité dans le Sud global oblige à en tenir compte. Entre le Sud global et les BRICS, une autre catégorie de pays est apparue aussi depuis quelques années dans les réflexions, celle de "middle powers" qui, là aussi, a du mal à faire recette dans la patrie de Descartes. Chez nos voisins britanniques, réputés plus pragmatiques que nous, cela fait plusieurs années que le Foreign Office a monté une cellule précisément dédiée aux "middle ground powers".

Pourquoi persistons-nous à estimer qu’il y a là pour la diplomatie française une piste à explorer sans tarder ? Retenons d’abord cette donnée de fait, que nous avons mentionnée en introduction : dans le monde d’aujourd’hui, les moyennes puissances du Sud - de l’Inde à la Turquie, de l’Arabie saoudite à l’Indonésie, du Kazakhstan au Maroc et un certain nombre d’autres - ont pris un poids économique - et donc politique - qui n’est plus marginal. C’est leur refus d’isoler économiquement la Russie, leur refus des sanctions (pour la plupart d’entre elles), qui a permis à Vladimir Poutine de continuer à financer sa guerre en Ukraine. Ne sous-estimons pas par ailleurs le rôle que joue le sentiment du "deux poids deux mesures", cristallisé hélas par la guerre Israël-Palestine, dans l’éloignement de ces pays vis-à-vis des Occidentaux.

Les Européens doivent bien mesurer leur isolement - face à la menace stratégique venant de la Russie et (sous une autre forme) de la Chine, et face à un retournement de l’Amérique que laisse présager le retour de Trump.

Ajoutons à cela deux autres arguments. En premier lieu, les Européens doivent bien mesurer leur isolement - face à la menace stratégique venant de la Russie et (sous une autre forme) de la Chine, et face à un retournement de l’Amérique que laisse présager le retour de Trump, aggravé comme on l’a vu par son association avec les magnats de la tech. Les Européens ne doivent rien négliger pour élargir leur horizon notamment économique et commercial et donc créer des cercles de coopération et d’échanges adaptés aux données du monde actuel.

En second lieu, le temps se rattrape difficilement, en diplomatie comme ailleurs : lorsque les BRICS décollaient, à la fin des années 2000, une offre de cercle privilégié entre grands Européens et l’Inde, le Brésil et l’Afrique du Sud (les IBAS) aurait sans doute retenu l’attention de ces grand émergents ; c’est beaucoup moins clair depuis quelques années. Le retour de Trump pourrait présenter l’avantage de rebattre - provisoirement - les cartes.

Il est possible qu’inquiets eux aussi du retour de Trump, les grands émergents soient en ce moment plus intéressés qu’en d’autres temps par une concertation plus étroite avec des "moyennes puissances" de l’Ouest. Cela durera-t-il ? Ce n’est pas certain, car au jeu du "deal making" avec l’Amérique de Trump, l’Inde et l’Arabie saoudite, ou encore la Turquie, l’Indonésie et d’autres, se sentent beaucoup plus sûres d’elles que les Européens. Les grands du Sud peuvent toutefois, dans les circonstances présentes, considérer utile de disposer d’une sorte de "contre-assurance". Nous devrions utiliser cette chance, sous une forme à définir (par exemple un groupe composé de 3 grands Européens et du Canada d’un côté, de l’Inde, du Brésil et de l’Afrique du Sud plus l’Indonésie de l’autre). À terme, et quelles que soient les péripéties des mois et années à venir, la constitution d’un club de moyennes puissances de l’Ouest (essentiellement de l’Europe) et du Sud global présenterait l’intérêt d’offrir un pôle de stabilité potentiel dans un monde qui risque de rester secoué pendant de longues années par les rivalités des mastodontes.

Défi n°6 : faut-il désespérer du multilatéralisme ?

Si nous faisons figurer le multilatéralisme dans cette liste de priorités pour 2025, c’est d’abord qu’il s’agit depuis des années d’un domaine d’excellence de la diplomatie française, peu perceptible souvent d’ailleurs par l’opinion publique mais reconnue comme tel à l’étranger, au moins dans les cercles dirigeants. Soyons plus précis : le dernier grand succès vraiment planétaire de la diplomatie de notre pays a été l’accord de Paris sur le climat de 2015.

On objectera que précisément la mise en œuvre de cet accord laisse pour le moins à désirer, que l’élan entre temps s’est perdu (cf. résultats décevants du dernier sommet à Bakou), que Trump II ne sera pas plus clément pour ce traité que Trump I (rappel : celui-ci avait retiré les États-Unis de l’accord). Tout cela est exact. Notons en contrepoint que la Chine a connu ces derniers mois une décélération spectaculaire de son énergie fossile. Beaucoup d’experts estiment que la consommation - donc la production - de pétrole dans le monde pourrait atteindre en 2025 un plateau et qu’elle ne peut plus désormais que décroitre. Même sans les États-Unis, le processus lancé par l’accord de Paris continuerait d’offrir un cadre utile à la coopération internationale.

En dehors de ce sujet central, Paris a tenté au cours des années précédentes de compenser la désaffection de l’Amérique à l’égard du multilatéralisme par des initiatives dites "minilatérales" (en cercle plus restreint). Il n’est pas certain que la série des One planet summit soit appelée à un grand avenir. Sur le projet phare du "Pacte de Paris pour la Planète et les Peuples" - en fait une coalition pour la réforme des institutions financières internationales (Banque mondiale et FMI) - le fait d’avoir réuni plus d’une soixantaine de pays constitue en soi un succès pour la France. Il faut en voir les limites : les institutions financières internationales ont modifié en partie leur approche pour s’adapter à la nouvelle donne du développement, ce qui les a conduit, comme le préconisait Paris, à dégager 100 milliards de dollars vers les pays le plus pauvres ; mais le changement majeur que constituerait une modification des quota du capital dans les deux institutions dites de Bretton Wood continue de se heurter à la rigidité du Congrès américain. Alors même que le risque d’une telle rigidité est que la Chine monte de son côté son propre système alternatif de financement du développement comme elle a commencé (timidement à vrai dire) à le faire avec la Banque de Développement des BRICS.

Dès lors, la France doit-elle continuer d’investir sur le créneau du multilatéralisme ? La réponse est oui, et cela d’autant plus que la coopération internationale sur les « enjeux globaux » (développement, transition écologique, biodiversité, nouvelles technologies etc.) peut constituer un pont entre des mondes que des forces centrifuges éloignent, les pays développés, les émergents ou encore les pays en voie de développements. À cet égard, plusieurs événements prévus en France au cours de l’année serviront de tests de ce qui reste de la coopération internationale sur les enjeux globaux : citons le sommet sur l’intelligence artificielle en février, le sommet sur la nutrition et la santé en mars, celui sur l’océan en juin à Nice, en attendant sans doute d’autres initiatives de ce type. Répétons-le : ce créneau classique de la diplomatie française prend d’autant plus d’importance dans le monde fracturé et repolarisé d’aujourd’hui.

La France doit-elle continuer d’investir sur le créneau du multilatéralisme ? La réponse est oui, et cela d’autant plus que la coopération internationale sur les "enjeux globaux" [...] peut constituer un pont entre des mondes que des forces centrifuges éloignent

Défi n°7 : Algérie et Maghreb

N’est-il pas contre-intuitif d’inclure dans notre liste des enjeux stratégiques de l’année 2025 la question de nos rapports avec le Maghreb ? La relation avec l’Algérie comme celle avec le Maroc ne sont-elles pas condamnées à connaître des hauts et des bas ? Nous nous garderons bien dans ce papier synthétique de début d’année d’avancer des propositions précises pour traiter de la dernière crise en cours entre Alger et Paris. Nous voudrions plus modestement appeler l’attention sur deux données de nature permanente. 

D’abord, en sus de l’évidente incidence sur notre politique intérieure, il faut bien mesurer ce que représente pour notre action internationale "globale" nos relations avec nos anciennes colonies. Dans notre rapport avec Washington, par exemple, le fait que la France "tenait" l’Afrique de l’Ouest (c’est en ces termes simplistes que cela était vu aux États-Unis) faisait partie de la crédibilité de la diplomatie française
. Un certain désengagement du Sahel était inévitable mais les conditions de ce désengagement ne renforcent pas notre prestige. Ne croyons pas que nos rapports avec le Maghreb s’inscrivent dans une logique très différente. Elles constituent un élément dans le prisme par lequel nous sommes observés à l’étranger.

En second lieu, si l’on admet que nos relations avec ces pays resteront marquées, nolens volens, par une sorte d’intimité inévitable, le défi pour nous consiste à trouver avec eux un mode de relation stable sur le long terme, qui permette d’absorber les à-coups des crises récurrentes. C’est d’ailleurs vrai aussi pour la Syrie, où au fil des décennies passées, les phases d’emballement enthousiastes ont alterné avec des phases de rupture. S’agissant de la crise actuelle avec Alger, elle met en lumière un aspect spécifique de la relation : les Algériens, comme ils le disent eux-mêmes, nous connaissent à fond ; ils savent que les rétorsions économiques ne sont pas perçues comme dramatiques par l’opinion française ; depuis Voltaire et Rousseau, s’en prendre à un écrivain touche au contraire le nerf le plus sensible de l’idiosyncrasie française. Le jour viendra cependant où il faudra reconstruire.

Conclusion : les impasses de notre liste de priorités

C’est évidemment en partie par provocation que nous plaçons l’Algérie parmi les sept enjeux géostratégiques prioritaires pour l’année qui s’ouvre et non la Chine, l’Indopacifique ou l’Afrique, qui paraîtraient avoir une place évidente dans une liste des principaux "défis stratégiques" pour la France. Tentons cependant de nous justifier. S’agissant de la Chine, il va de soi qu’elle constitue pour notre politique un défi majeur : on en trouvera la preuve en ceci qu’elle joue un rôle dans pratiquement tous les sujets que nous avons abordés. Il en sera ainsi en 2025 mais aussi très probablement pour les décennies à venir. La question qui se pose est de savoir dans quelle mesure notre action extérieure doit traiter la Chine comme un objet bilatéral ou comme un défi relevant par son ampleur de l’Union européenne ou encore comme un élément de la relation avec l’Amérique ou d’ailleurs d’autres grands acteurs.

L’Indopacifique ? Pourquoi pas en effet, mais à notre sens, en 2025, une question majeure pour notre action extérieure est de réévaluer les capacités, notamment militaires, dont nous disposons dans le monde : compte tenu de ce qu’il faut bien appeler la persistance à moyen terme de la menace russe sur le vieux continent, n’est-il pas temps pour la France de réordonner ses priorités en faveur d’une contribution plus forte à la sécurité européenne ? Enfin, le continent africain : il va de soi là aussi que l’Afrique continuera de compter pour la France. C’est un fait que nous sommes, s’agissant du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest dans son ensemble, dans une phase de deuil, où la discrétion devrait être de mise. Du moins sur le plan politique car en fait nos entreprises gardent des atouts dans cette région et sans doute aussi notre Agence de développement (AFD). Pouvons-nous par ailleurs rebondir en accentuant une ligne que le président Macron a lui-même instaurée, à savoir développer nos relations avec le reste de l’Afrique en utilisant notamment le vecteur de l’action multilatérale (orientation vers l’Afrique de la coopération internationale sur les enjeux globaux) ? C’est possible mais cela relève d’une action à long terme.

Des analyses qui précèdent, résultent également deux leçons, apparemment contradictoires : dans un monde devenu si difficile, nous avons à la fois intérêt à ne pas négliger les partenariats les plus divers tandis qu’il nous faut aussi mieux sérier nos priorités stratégiques.

Plus généralement, on ne peut qu’être frappés par la généralisation des menaces et des incertitudes et le sentiment d’un "rétrécissement" des Européens dans le rapport des forces globales. Un indice parmi d’autres : Donald Trump, cette boussole très sûre de l’air du temps, vient d’évoquer l’opportunité d’un sommet Russie-États-Unis-Chine, passant ainsi par pertes et profits le traditionnel P5 (France, Royaume-Uni, Chine, Russie, États-Unis). Le président Macron a évidemment raison d’appeler à lutter contre le défaitisme et à se battre pour défendre nos intérêts et nos valeurs. Des analyses qui précèdent, résultent également deux leçons, apparemment contradictoires : dans un monde devenu si difficile, nous avons à la fois intérêt à ne pas négliger les partenariats les plus divers tandis qu’il nous faut aussi mieux sérier nos priorités stratégiques.

Copyright image : Aurelien Morissard / POOL / AFP
Emmanuel Macron s’adressant aux ambassadrices et ambassadeurs à l’Élysée, le 6 janvier 2025.

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