AccueilExpressions par MontaigneUkraine : la balle dans le camp de l’EuropeL'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.02/12/2024Ukraine : la balle dans le camp de l’Europe EuropeImprimerPARTAGERAuteur Michel Duclos Expert Résident principal et Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie Après l'entretien téléphonique entre Vladimir Poutine et Olaf Scholz le 15 novembre, et suite aux déclarations de Volodymyr Zelensky le 30 novembre, des négociations en vue d’un cessez-le-feu en Ukraine semblent possibles. Quelles sont les lignes rouges pour préserver la souveraineté de Kiev ? Qui sera à même d'influence le deal-maker en chef, Donald Trump, comment porter une stratégie française et européenne ferme et d'autant plus urgente que l’hiver s’annonce particulièrement rigoureux en Ukraine ? Le "no man’s land" temporel qui sépare les décideurs urkainien, russe et européens de l’entrée en fonction du nouveau personnel politique à la Maison-Blanche n’est pas celui de l’inaction, bien au contraire, montre Michel Duclos.Ce qui se passe en ce moment en Syrie montre une fois de plus qu’en géopolitique, il ne faut jamais céder au mirage d’une "situation figée". En Ukraine aussi, un mouvement tectonique paraît à l’œuvre.Et cela sous l’effet de deux facteurs principaux. D’abord, la situation sur le terrain. Les forces russes continuent d’avancer, notamment dans le Donbass. Un certain découragement semble atteindre les troupes ukrainiennes, dont témoigne un nombre élevé de déserteurs. Les sondages montrent qu’une majorité des Ukrainiens souhaitent désormais l’ouverture de négociations avec Moscou, tout en refusant d’ailleurs des concessions territoriales. Second facteur : le retour en janvier de Donald Trump à la Maison-Blanche. On connaît la volonté souvent proclamée de celui-ci de faire la paix en Ukraine à la vitesse grand V. Il n’a pas tardé à désigner son envoyé spécial pour la Russie et l’Ukraine, le général Kellogg, lui aussi partisan d’une paix rapide mais, si l’on examine ses prises de positions antérieures, pas dans n’importe quelles conditions. Ce qui en soi constitue une bonne nouvelle.Ce qui se passe en ce moment en Syrie montre une fois de plus qu’en géopolitique, il ne faut jamais céder au mirage d’une "situation figée".Le président Zelenski a été le premier, ou l’un des premiers, à s’adapter à cette nouvelle donne. Dans une interview à SkyNews, il vient de manière spectaculaire de formaliser ce qu’il avait commencé à laisser entendre depuis plusieurs semaines : il serait prêt à entrer en négociation, et dans ce cadre, à renoncer pour l’instant à récupérer les territoires conquis par la Russie, à condition que le territoire de l’Ukraine resté sous contrôle de Kiev bénéficie d’une protection de l’Otan.Zelenski a bien compris que son pays n’entrerait pas pour l’instant dans l’OTAN mais il veut que l’Ukraine se trouve "dans l’ombre de l’OTAN". Les éléments de position qu’il met ainsi sur la table rejoignent les suggestions qu’avancent beaucoup d’experts depuis longtemps : gel de la situation sur le terrain contre souveraineté de l’Ukraine (du moins de son territoire non conquis) garantie par un engagement des puissances occidentales ( "garanties de sécurité").On peut penser qu’en adoptant ainsi cette position, M. Zelenski se positionne, comme on vient de le dire, vis-à-vis de Trump, mais aussi tient compte de l’état du rapport de forces sur le terrain, de l’évolution de son opinion publique, enfin peut-être de la nécessité pour l’Ukraine, et d’ailleurs ses alliés occidentaux, de regagner du terrain dans un "Sud global" plus ou moins acquis au narratif russe sur ce conflit ("la Russie victime d’une guerre de l’Occident contre elle par proxy interposé").L’évolution de la position ukrainienne constitue un développement majeur. Il faut bien en voir les limites. En premier lieu, une analyse sobre des perspectives pourrait conduire Vladimir Poutine à se rallier en effet à un cessez-le-feu rapide. Ce n’est toutefois guère dans le style du personnage. On le voit mal accepter le préalable d’un cessez-le-feu alors que ses forces paraissent avoir la main sur le terrain. Le plus probable reste donc que le président russe trouvera des prétextes pour repousser les avances américaines ou en tout cas pour entrer dans de fausses négociations, comme les Russes savent si bien le faire (cf. : "le processus de Kiev"), sans cessez-le-feu. Par ailleurs, les diplomates occidentaux auront probablement lu le communiqué russe à la suite de l’entretien téléphonique entre Poutine et Scholz, très clair sur les buts des Russes dans tout règlement du conflit : "Tout accord doit traiter les préoccupations de sécurité de la Russie et, ce qui est le plus important, éliminer les causes initiales du conflit". Autrement dit, un des buts de la négociation, pour Moscou, sera un changement de régime à Kiev.Seconde difficulté du changement de posture ukrainienne : Kiev est maintenant sous la pression du temps. Il est possible que le camp ukrainien, qui a démontré jusqu’ici un courage admirable, tienne encore des mois ; il n’est pas exclu que la Russie, dont les difficultés économiques paraissent se préciser, entre à partir de l’été 2025 dans une phase vraiment inconfortable pour elle. Mais en attendant, est-ce certain que l’Ukraine tiendra le choc d’un hiver qui s’annonce très dur sur le front et, sous l’effet de bombardements massifs, pour les populations à l’arrière ? Dans des propos recueillis par le Financial Times, l’ancien ministre des Affaires étrangères ukrainien, Dmytro Kuleba, indique qu’il en doute beaucoup. Sauf relance de l’appui occidental à son pays.Cela nous amène à la troisième limite dans la nouvelle position de Vladimir Zelenski : la balle est de nouveau dans le camp occidental en général, mais notamment, en réalité, dans la cour des Européens. Il fait peu de doute en effet que le soutien américain à l’Ukraine aura de toute façon des limites dans le temps et que Washington n’acceptera pas une entrée de l’Ukraine dans l’OTAN dans un calendrier rapproché.La balle dans la cour de l’EuropeIl appartient désormais aux Européens de prendre à leur tour position. Comme l’a fait M. Zelenski, c’est d’abord en direction de la nouvelle administration américaine qu’il faut sans tarder adresser un certain nombre de messages. De différents conciliabules informels entre experts européens se dégagent plusieurs séries de suggestions.D’abord, il n’y a évidemment pas de "camp européen", mais plutôt plusieurs "cercles en Europe". Certains pays se considèrent de facto "en guerre" avec la Russie, aux côtés de l’Ukraine, en tant que "suivants sur la liste" ; c’est le cas de la Pologne et des États baltes, et de certains pays scandinaves ; Il n’y a évidemment pas de "camp européen", mais plutôt plusieurs "cercles en Europe".Dans un second cercle, on trouverait le Royaume-Uni, proche à vrai dire du premier cercle, ainsi que la France et l’Allemagne (du moins la CDU et d’autres secteurs du personnel politique), dont les dirigeants sont plus ou moins conscients du caractère existentiel pour l’Europe du conflit en Ukraine ; enfin un troisième cercle, comprenant notamment les pays méditerranéens, pour qui l’enjeu ukrainien paraît sinon secondaire du moins lointain. Sans compter bien sûr un gouvernement hongrois et peut-être d’autres acquis à la cause russe.Il est clair qu’une initiative européenne ne peut se dégager que sur la base d’une position conjointe de la France et du Royaume-Uni, en concertation avec la Pologne et l’Ukraine, et dès que possible avec l’Allemagne (qui redeviendra un partenaire essentiel après ses élections). Sur quelles bases une telle initiative ? On peut imaginer là aussi plusieurs cercles :Des points "hors négociation" : il sera mis un terme aux achats européens de gaz russe ; le processus d’intégration de l’Ukraine dans l’UE se poursuivra ; les territoires conquis par la Russie ne seront pas reconnus ; les capacités de défense européenne continueront d’être renforcées ;Les "lignes rouges" que les Européens feraient valoir dans leur dialogue avec Washington : pas de changement de régime à Kiev, respect de la souveraineté ukrainienne, donc refus de toute "neutralité" de l’Ukraine ; intégration par conséquent de l’Ukraine dans un "système de garanties de sécurité" occidental à définir ;En contrepartie, les contributions que l’Europe peut apporter à la manœuvre américaine vis-à-vis de la Russie : ce sont les Européens qui prendront en charge la plus grande partie de la reconstruction de l’Ukraine ; ils seraient prêts également à assurer un rôle majeur dans la mise en œuvre de "garanties de sécurité" à l’Ukraine, une fois le cessez-le-feu établi ; ces garanties pourraient aller jusqu’à des déploiements sur le territoire ukrainien de troupes d’États européens ou des éléments de soutien sur place aux armées ukrainiennes à définir (comme y engage la tribune de Louis Gautier parue dans Le Monde le 27 novembre). À titre d’illustration, la contribution à venir des Européens à la sécurité ukrainienne pourrait s’articuler autour de deux structures existantes : la JEF, qui regroupe les Baltes, des pays scandinaves et le Royaume Uni, et l’IEI, structure plus européenne d’inspiration française ; quelle que soit la formule trouvée, elle devra s’appuyer sur des systèmes de commandement et de communication que seules la France et la Grande-Bretagne peuvent fournir. Dans un tel schéma, l’OTAN ne serait pas en tant que telle sur le devant de la scène, mais, compte-tenu des forces européennes impliquées, les liens avec l’organisation atlantique seraient multiples - sans compter un soutien américain nécessaire en matière logistique et de renseignement. Nous serions bien ainsi dans le schéma d’une "ombre portée de l’OTAN" souhaité par M. Zelenski.Donald Trump ne voudra-t-il pas aller au plus vite et pour cela accepter l’inacceptable ? Cela dépendra sans doute des voix qui seront capables de le convaincre de cette évidence.Un tel schéma n’est-il pas irréaliste ? Donald Trump ne voudra-t-il pas aller au plus vite et pour cela accepter l’inacceptable ? Cela dépendra sans doute des voix qui seront capables de le convaincre de cette évidence : un grand "deal maker" ne consent pas à des accords entièrement déséquilibrés au profit de son partenaire en négociation. Que faire pour permettre aux Ukrainiens de tenir dans la période qui nous sépare du moment où une négociation se nouerait vraiment, voire un cessez-le-feu interviendrait pour de bon ?Cela reste à nos yeux le sujet majeur ; là aussi on peut espérer que le "deal maker" en chef comprenne la nécessité de renforcer sa main en dopant les capacités ukrainienne ; mais là aussi se pose la question d’un effort de soutien supplémentaire de l’Europe et donc celle de son financement.Une réflexion sur ce point apparaît d’autant plus urgente que, selon certaines sources russes, il est à craindre que Vladimir Poutine, dans les semaines à venir, sente la nécessité pour lui d’une escalade en Ukraine pour tenter d’arracher un renversement plus net en sa faveur du rapport des forces.Copyright image : John THYS / AFPImprimerPARTAGERcontenus associés à la uneMars 2024[Scénarios] La Russie, une puissance crépusculaire ?L'échec de l'invasion en Ukraine et la résilience économique russe suscitent des interrogations sur l'avenir à long terme du pays. 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