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20/08/2024

[Moyennes puissances] - Le couloir des Moyennes puissances

[Moyennes puissances] - Le couloir des Moyennes puissances
 Michel Duclos
Auteur
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie

Tout au long de l’été, Michel Duclos explore la galaxie des moyennes puissances et propose, dans ce cinquième épisode, un bilan d’étape qui ouvre sur les perspectives à approfondir et s’arrête sur le concept de "couloir des moyennes puissances" développé avec Soli Özel. Être une moyenne puissance, telle que défini à travers les entretiens et études de cas menés dans cette série À la recherche des moyennes puissances, qu'est-ce à dire pour l'Europe ? Dans un contexte géopolitique renouvelé, fait du nationalisme religieux, de la remise en cause du rôle des États-Unis et d’un positionnement européen encore mal assuré, face à une contre-organisation du monde parallèle aux institutions de Bretton Wood, qui passe par les BRICS et la Coopération de Shangaï, la France est-elle capable de se départir de sa nostalgie de grandeur pour se penser comme une moyenne puissance européenne ?

Au terme de cette série, sommes-nous davantage en mesure de répondre à la question que nous esquissions au point de départ, dans le premier épisode : les moyennes puissances pourraient- elles jouer un rôle stabilisateur dans l’ordre international, comparable à celui des classes moyennes dans l’ordre interne ?

Les lecteurs les plus exigeants - les puristes - se recrieront sans doute : "évidemment non, car l’échantillon présenté est beaucoup trop restreint (cf : les quatre "profils" des épisodes 3, Australie et Indonésie, et 4, Arabie Saoudite et Kazakhstan) ! Et d’ailleurs choisi de manière arbitraire". Admettons bien sûr qu’il serait nécessaire de prolonger l’enquête au-delà des cas étudiés. Réfutons cependant la critique de l’arbitraire. Le choix de l’Australie, de l’Indonésie, de l’Arabie saoudite et du Kazakhstan résulte d’une conversation que nous avions eue au printemps avec le professeur Özel. Senior fellow à l’Institut Montaigne, Soli Özel est un penseur stratégique turc, connu comme le loup blanc dans les universités de la Côte Est et les bons think-tanks d’Amérique, d’Europe et du Proche-Orient. Il nous avait fait remarquer qu’en allant de l’Australie ou du Vietnam à l’Europe (et ses moyennes puissances traditionnelles), on trouve l’Indonésie, l’Inde, le Kazakhstan, l’Iran, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et la Turquie. Nous avons donc brossé quatre portraits de pays-jalons du "couloir des moyennes puissances" qui relie le nouveau monde d’Asie, désormais poumon de la croissance mondiale, au vieux continent, berceau des moyennes puissances historiques.

Nous avons donc brossé quatre portraits de pays-jalons du "couloir des moyennes puissances" qui relie le nouveau monde d’Asie, désormais poumon de la croissance mondiale, au vieux continent, berceau des moyennes puissances historiques.

Ne fallait-il pas, dans ce "couloir", retenir l’Inde ? Il nous a semblé qu’à ce stade, d’autres cas d’étude s’imposaient car moins connus et surtout plus caractéristiques : l’Inde a beaucoup de traits aujourd’hui d’une grande puissance ; ce n’est plus une moyenne puissance qu’à titre en quelque sorte résiduel. Notons qu’elle joue désormais un rôle de "phare des moyennes puissances" - en tout cas des "swing states" - en ayant fourni le modèle du "multi-alignement" (qui veut qu’un pays choisisse son camp en fonction des sujets, des circonstances et finalement de ses intérêts). Il serait intéressant au demeurant de tester si ce modèle est vraiment durable. L’Inde elle-même n'est-elle pas conduite à se rapprocher toujours plus, sur le plan stratégique, de l’Occident ?

Quoi qu’il en soit, on conviendra qu’une cartographie plus complète doit combler les trous du "couloir central" et ajouter les moyennes puissances extérieures au couloir, c’est-à-dire en fait le Brésil et le Canada bien sûr et peut-être un ou deux pays africains (Afrique du Sud ? Nigéria ?), sans exclure par exemple le Maroc ou le Kenya pour des raisons que nous indiquions dans le second épisode.

Premières leçons

Soli Özel a été associé aux entretiens que nous avons menés sur nos quatre cas d’étude. Nous lui avons demandé les leçons qu’il en tire. Elles sont de deux ordres. En premier lieu, on ne peut qu’être frappé par la diversité des cas étudiés ; ceux-ci ne répondent nullement à un modèle standard. Les différences sont grandes, note notre interlocuteur, entre l’orientation pro-occidentale de l’Australie, l’ADN non-aligné de l’Indonésie, la capacité transactionnelle de l’Arabie saoudite et la situation d’un Kazakhstan pris en tenaille entre ses voisins, les géants russes et chinois. S’il y a un point commun entre elles, c’est que ce sont des "puissances incomplètes", ne pouvant prétendre à une véritable autonomie - autre manière de formuler ce que nous disait dans le second épisode Ghassan Salamé ("puissances non-accomplies"). Le paradoxe, selon Soli Özel, est que l’Australie est dans nos cas d’étude le pays qui réunit le plus de traits d’une "puissance complète" mais c’est celui qui n’aspire à aucune autonomie stratégique - puisque désireux d’approfondir son intégration dans l’alliance avec les Anglo-saxons. Pour des raisons qui touchent à sa sécurité mais peut-être aussi à son identité.

Seconde leçon, pour Soli Özel : on peut douter que les moyennes puissances examinées puissent beaucoup jouer un rôle stabilisateur, en tout cas à titre autonome, précisément en raison de leur "incomplétude" ; celle-ci ne peut les conduire qu’à une forme de neutralité ou à un genre de dépendance à l’égard d’une grande puissance.

Il nous paraît sage cependant de réserver notre jugement sur ce dernier point. D’abord en raison de l’étroitesse de l’échantillon retenu ; ensuite parce que, pour brosser les profils que nous avons évoqués, nous avons utilisé des pinceaux principalement géopolitiques. Il serait important d’élargir non seulement le spectre des États étudiés mais aussi la thématique dans laquelle s’inscrit l’enquête : nous pensons en particulier aux enjeux globaux (climat, développement, nouvelles technologies), sur lesquels il peut y avoir - sous réserve d’examen - une convergence d’intérêts entre moyennes puissances établies ou montantes, du Nord et du Sud. Du reste, des exemples en ce sens commencent à exister, principalement dans le cadre du G7.

Les différences sont grandes, note notre interlocuteur, entre l’orientation pro-occidentale de l’Australie, l’ADN non-aligné de l’Indonésie, la capacité transactionnelle de l’Arabie saoudite et la situation d’un Kazakhstan pris en tenaille entre ses voisins, les géants russes et chinois.

Une coopération sur ces terrains entre moyennes puissances de tous les bords - ou du moins entre un certaine nombre d’entre elles - n’aurait-elle pas en elle-même un effet sur la stabilité du monde ? Il nous semble en tout cas que le sujet mérite d’être approfondi.

Peut-on d’ailleurs complètement séparer la géopolitique des enjeux globaux, ou encore de la géoéconomie ? La réponse est non bien entendu. Soli Özel cite une formule de M. Erdogan : "le monde est plus vaste que cinq" - pour dénoncer la composition, perçue dans le Sud global comme archaïque, du Conseil de sécurité des Nations-Unies (CSNU). Il y aurait certes beaucoup à dire pour nuancer la critique du CSNU tel qu’il est. Il fait peu de doute cependant que la situation actuelle constitue un obstacle à une convergence sans arrière-pensée des moyennes puissances du Sud et du Nord : les premières ont le sentiment d’être exclues de la direction de l’ordre mondial ou, pour reprendre une expression de notre interlocuteur, que "les secondes ont abusé des privilèges de l’Histoire".

Éléments de contexte

Ne faudrait-il pas, pour une étude exhaustive de notre sujet, traiter de la question des BRICS et évoquer l’Organisation de coopération de Shangaï (OCS) ? Soli Özel estime que les "nouvelles puissances qui émergent s’organisent en alternatives aux puissances traditionnelles à travers ces deux regroupements à vocation économique mais à l’identité politique marquée". Les deux "formats", pour emprunter ce vocable aux diplomates, ont-ils débouché sur beaucoup de résultats ? On peut en discuter bien sûr, mais ils offrent chacun à leur manière une esquisse de contre-organisation du monde parallèle aux institutions de Bretton Wood et soustraite à la domination occidentale. Ce qui est frappant en tout cas, c’est l’attractivité qu’ils exercent sur les moyennes puissances du Sud : la Turquie est "partenaire de dialogue" de l’OCS ; une quarantaine d’États font la queue pour rejoindre les BRICS. On sait que, composés au départ, à l’initiative de Moscou, du Brésil, de la Russie, de l’Inde et de la Chine (puis de l’Afrique du Sud), les BRICS se sont élargis l’été dernier, sous l’influence de Pékin, à l’Arabie saoudite, l’Éthiopie, l’Iran, l’Égypte et les Émirats arabes unis. L’habileté des Russes a été d’exploiter sur le plan diplomatique un acronyme inventé, pour évoquer les performances économiques des pays concernés, par un analyste de Goldman-Sachs. Force est de constater que le G7 - le cartel des puissances du Nord - n’a pas su lancer sur les puissances montantes l’OPA qu’ont magnifiquement réussie la Russie et la Chine grâce aux BRICS et à l’OCS.

Force est de constater que le G7 - le cartel des puissances du Nord - n’a pas su lancer sur les puissances montantes l’OPA qu’ont magnifiquement réussie la Russie et la Chine grâce aux BRICS et à l’OCS.

Tel qu’il est actuellement formé, l’attelage des BRICS comporte plusieurs limites : quelques-uns de ses États membres (Inde, Arabie saoudite notamment) refusent une orientation anti-occidentale (l'absence de Mohammed ben Salmane au sommet des BRICS de Kazan, en Russie, est à cet égard significative); des dissensions plus ou moins vives divisent certains des couples du "format" : Inde-Chine, Arabie saoudite - Iran, Arabie saoudite - Émirats arabes unis ; Éthiopie - Égypte. La Chine et la Russie elles-mêmes ne sont plus aussi alignées qu’au départ ; il reste à voir aussi comment se fera l’amalgame entre anciens et nouveaux membres.

En nous appuyant sur la suite de la conversation avec Soli Özel, nous ajouterons que, pour poursuivre notre étude, celle-ci devrait tenir compte de trois éléments de contexte. En premier lieu, un courant politico-culturel traverse l’ensemble de la communauté des États, y compris les moyennes puissances ; c’est le nationalisme religieux ou civilisationnel. Aujourd’hui, ce n’est pas la diaspora juive dans le monde qui soutient le projet hégémonique de M. Netanyahou, souligne Jean-Pierre Filiu dans son dernier livre, Comment la Palestine fut perdue et pourquoi Israël n'a pas gagné. Histoire d'un conflit (XIXe-XXIe siècle), c’est le nationalisme évangélique américain ; le même qui pourrait porter de nouveau au pouvoir ce "nationaliste chrétien" qu’est Donald Trump. Poutine prétend incarner un nationalisme orthodoxe, Modi défend un nationalisme hindou, Xi pratique un nationalisme civilisationnel, Erdogan mixte nationalisme turc et islamisme, l’Iran a inventé un nationalisme chiite. On voit au passage comment le modèle universaliste et laïc européen - d’ailleurs contesté sur le vieux continent lui-même (cf la Hongrie de Orbán, le PiS polonais) - parait désormais à contre-courant.

Second élément de contexte, le retour éventuel d’une présidence Trump. Nous entrerions alors pour de bon dans l’ère MAGA, avec le risque supplémentaire de voir le trumpisme se prolonger par un successeur de Trump plus articulé, plus systématique et plus isolationniste encore, en la personne de J.D. Vance. Quelles en seraient les conséquences pour l’ordre international ? On peut imaginer par exemple un monde beaucoup plus fracturé, plus anarchique encore, avec une Amérique repliée sur elle-même, renonçant à défendre ses alliés, ou seulement de manière très sélective, et se désintéressant du rôle international du dollar. S’agirait-t-il alors d'un monde dépolarisé ou au contraire d’un monde où, si certaines moyennes puissances réussiraient à s’autonomiser, la plupart seraient contraintes de se rallier à l’hégémonisme le plus proche ? À quels rééquilibrages assisterons-nous dans un tel contexte, notamment en Asie et en Europe dans un tel contexte ?

Enfin, selon Soli Özel, le rôle de l’Europe. Notre interlocuteur juge que si le monde se réorganisait au moins en partie autour des moyennes puissances, cela supposerait que l’Europe elle-même se conçoive comme une puissance de ce type ; de fait, c’est à l’échelle de leur regroupement régional que les puissances européennes peuvent espérer jouer à jeu égal avec l’Inde et quelques autres. Notons que l’on trouve un embryon d’une telle conception dans les grandes négociations internationales sur les enjeux globaux - le climat par exemple - où l’Union Européenne (ce qui n’est pas tout à fait la même chose que l’Europe, certes) parle d’une seule voix. Nous sommes encore loin du compte cependant, surtout dans un moment où l’élan européen paraît en panne, où le dynamisme économique de l’Europe par rapport à ses grands concurrents recule, où le couple franco-allemand a perdu son unité, où le Royaume-Uni reste divorcé de l’UE.

Qu’en est-il de la France ?

On ne peut s’empêcher à ce stade d’évoquer le cas de la France. Il est difficile à notre pays, prisonnier de sa gloire passée, de se penser comme une moyenne puissance, tout en admettant par ailleurs que c’est surtout par l’Europe qu’elle peut demeurer "grande". Ne forçons pas le trait. Laissons ouverte cette piste de réflexion. Observons cependant tout l’intérêt qu’il y aurait pour la nation française à reconsidérer sa vision du monde en braquant moins le regard sur la Chine, les États-Unis, la Russie voire l’Inde et davantage sur la gamme de pays que nous avons évoqués - peut-être nos vrais partenaires de jeu pour l’avenir. Avouons à notre lecteur que c’est ce qui nous incite le plus à prolonger la réflexion.

On serait pour finir tentés de filer la métaphore moyennes puissances/classes moyennes esquissée dans le premier épisode : les moyennes puissances établies, au Nord, sont comme l’aristocratie de jadis, face à des moyennes puissances du Sud, qui seraient l’équivalent dans l’ordre international de la bourgeoisie montante au XVIIIe siècle. On connaît les deux modèles historiques : celui des Britanniques, assurant souplement l’intégration des forces ascendantes à l’ordre établi, au prix certes d’une évolution de ce dernier ; le modèle français, qui passe par la révolution. Français et Britanniques d’aujourd’hui ne sont-ils pas bien placés pour tirer les leçons de l’Histoire et se montrer les plus engagés dans la cooptation des puissances montantes ?

Les moyennes puissances établies, au Nord, sont comme l’aristocratie de jadis, face à des moyennes puissances du Sud, qui seraient l’équivalent dans l’ordre international de la bourgeoisie montante au XVIIIe siècle.

Le signataire de cette série remercie chaleureusement Hortense Miginiac et Anthéa Ennequin pour leur contribution essentielle à la réalisation de ce projet.
Copyright image : Alan-Ducarre


De gauche à droite : le président brésilien Jair Bolsonaro, le président sud-africain Cyril Ramaphosa, le président russe Vladimir Poutine, le Premier ministre indien Narendra Modi et le président chinois Xi Jinping.

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