AccueilExpressions par MontaigneUkraine - La partie de poker menteur diplomatique est engagéeL'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.17/03/2025Ukraine - La partie de poker menteur diplomatique est engagée EuropeImprimerPARTAGERAuteur Michel Duclos Expert Résident, Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie La paix en Ukraine est-elle enfin à l’horizon ou assiste-t-on à un simple jeu de dupes entre Washington, Moscou et Kiev ? Un cessez-le-feu de 30 jours a été proposé par les États-Unis, mais avec quelles finalités ? Poutine, en position de force et bien décidé à prendre son temps, cherche à imposer ses exigences, tandis que Trump, pressé et avide de succès, pourrait être tenté de lui concéder bien plus qu’attendu. L’Europe, elle, peut-elle encore peser dans la balance ? Pour Michel Duclos, entre bluff, calculs stratégiques et manœuvres diplomatiques, cette négociation ressemble à une partie de poker menteur aux enjeux explosifs.Peut-on dire que des négociations sont maintenant vraiment engagées entre Kiev, Washington et Moscou en vue d’un accord de paix en Ukraine ?Nous n’en sommes pas encore là. Si l’on se réfère aux schémas de la diplomatie classique, la phase dans laquelle nous entrons est plutôt celle de la négociation sur les paramètres d’une négociation. Avant de discuter, il faut savoir de quoi l’on va discuter. Sans doute Donald Trump eût-il aimé brûler les étapes mais cela n’entre ni dans les intérêts ni dans le style, toujours précautionneux en ce domaine, de la Russie. Aussi doit-on, pour analyser l’espèce de ballet mal synchronisé auquel on va assister entre Moscou et Washington, avoir en tête deux paramètres principaux : la temporalité d’une part (lequel des deux partenaires a-t-il le temps de son côté ?), et les priorités de chacune des deux parties, d’autre part (quels sont les objectifs prioritaires de l’une et l’autre ?).Quand la négociation va-t-elle vraiment commencer ?Rappelons d’abord le point de départ : à Djeddah, le 11 mars, Ukrainiens et Américains se sont mis d’accord sur une proposition de cessez-le-feu de 30 jours - sur terre, dans les airs et sur mer (alors que les Ukrainiens, soutenus par Paris et Londres, envisageaient une trêve dans les airs et sur mer, mais non sur terre, où la cessation des hostilités est difficile à vérifier). En corollaire, Washington reprenait son aide militaire à l’Ukraine et le partage du renseignement. Comment Moscou allait-il réagir ?Rejeter l’offre complétement eût été évidemment une erreur de la part de la Russie, qui ne va pas prendre le risque d’antagoniser Trump, cet allié précieux s’il en est. Accepter telle quelle l’offre américaine aurait été également étrange venant de Moscou puisque, sur le terrain, les armées russes ont pour l’instant plutôt le dessus et que la région de Koursk, en territoire russe, n’a pas encore été reprise par les forces russes. Vladimir Poutine a donc choisi la réponse logique : "oui, mais". Les conditions qu’il pose - sous forme d’interrogations polies, de "nuances" comme il dit - relèvent de deux catégories. D’une part, il s’agit pour lui d’obtenir que toute trêve soit accompagnée d’un arrêt de l’aide militaire occidentale à l’Ukraine, "sans quoi, dit-il, les Ukrainiens profiteraient du cessez-le-feu pour se renforcer". D’autre part, le président russe ne manque pas de rappeler le mantra des Russes depuis 2021 : l’accord de paix à discuter en cas de cessation des hostilités doit porter sur le "traitement des causes fondamentales du conflit", qui vont de la "dénazification de l’Ukraine", c’est-à-dire un changement de régime à Kiev, à la "démilitarisation" du pays voisin, entraînant sa neutralisation, en passant par des mesures affaiblissant l’OTAN au moins à l’Est de la vieille Europe.Vladimir Poutine a donc choisi la réponse logique : "oui, mais".Ceux d’entre nous qui participent à des "track-two" (des conversations non-officielles) avec des experts russes, ont retrouvé dans cette position du Kremlin exactement les éléments qu’avançaient leurs interlocuteurs.Le calcul de Vladimir Poutine est évidemment que M. Trump est pressé, il veut un résultat rapide. Comme par ailleurs toute l’attitude de l’homme de la Maison-Blanche laisse penser qu’il n’a aucune sympathie pour la cause ukrainienne mais une grande attirance pour l’autoritarisme poutinien, la Russie considère sans doute à juste titre que sa main est forte. Poutine laisse entendre qu’il est disposé à discuter directement avec Donald Trump qu’il juge plus facile à influencer que ses comparses, pourtant eux-mêmes peu aguerris à la négociation internationale - à la différence de Lavrov, Ouchakov and co.Ajoutons qu’en cas de blocage trop net ou trop prolongé de Moscou, Trump pourrait finir par prendre le mors aux dents. De quelles options disposerait-il alors ? Il pourrait accroître les sanctions financières sur Moscou, comme il en a déjà évoqué la menace, ou agir sur les exportations russes d’hydrocarbures, mais de telles mesures au mieux prennent du temps à donner des résultats. N’écartons pas totalement cependant l’hypothèse, même si elle ne nous paraît pas très probable, d’un "coup de pression" forte de Trump sur Poutine, comparable mutatis-mutandis à celui qu’avait effectué M. Witkoff sur Netanyahou avant même l’arrivée de Trump à la Maison-Blanche pour obtenir un cessez-le-feu entre Israël et le Hamas.Négocier en vue de quels objectifs ?Par ailleurs, quelles sont les priorités de part et d’autre ? On entre sur ce sujet dans une série de paradoxes. Le premier d’entre eux est que Washington et Moscou partagent une même priorité : relancer la relation bilatérale, c’est-à-dire procéder à ce que l’on appelle dans le jargon diplomatique un "reset". Pour Moscou, il s’agit avant tout d’une question de statut : rejoindre le club des superpuissances qui gèrent les affaires du monde.Pour Washington, la tradition du "reset" - cf : ceux que Georges Bush II (2000) puis Barack Obama (2009) ont tour à tour initiés - s’enracine dans la conviction qu’une relation de travail correcte avec la Russie est nécessaire pour traiter de dossiers régionaux (Iran, Proche-Orient, Corée du Nord, etc.) et pour stabiliser la relation stratégique via notamment des accords de désarmement.Washington et Moscou partagent une même priorité : relancer la relation bilatérale, c’est-à-dire procéder à ce que l’on appelle dans le jargon diplomatique un "reset"À quoi s’ajoutent dans les milieux trumpistes l’appât de relations économiques supposées fructueuses et l’illusion (selon nous) d’établir un coin entre Moscou et Pékin (politique dite de "Kissinger à l’envers", qui ne tient pas compte de l’imbrication actuelle des économies russe et chinoise ni du fait que Poutine ne se sent en en aucun cas menacé ou mal traité par Pékin).Dans les deux pays, la perception des establishments et celle des dirigeants divergent probablement en partie. Pour l’establishment russe, régler l’affaire ukrainienne constitue sans doute un moyen pour en revenir à des relations de grande puissance à grande puissance avec les États-Unis ; pour Poutine, ramener l’Ukraine dans la sphère d’influence russe et prendre une position dominante dans le reste de l’Europe constituent des éléments fondamentaux de ce qu’il entend léguer à la postérité. Il ira aussi loin que possible dans cette direction en tentant quand même de préserver la possibilité d’un reset avec Washington ; les doutes qu’il ne peut manquer d’avoir sur la fiabilité de Trump et la capacité de l’Amérique de mener une politique dans la durée ne peuvent que l’inciter cependant à donner la priorité au règlement en sa faveur de l’affaire ukrainienne. Quitte à poursuivre la guerre si la négociation ne lui permet pas d’atteindre ses objectifs par d’autres moyens.Donald Trump rejoint probablement son homologue russe sur l’importance d’un règlement en Ukraine - ces deux-là sont faits pour s’entendre - en partant toutefois d’une autre approche : comme il veut avant tout un reset avec la Russie, il est prêt pour cela à jeter l’Ukraine sous le bus russe. Dans la mesure où il existe encore un establishment américain, celui-ci donnerait sans doute la priorité à un reset mais sans le radicalisme de Trump dans les conséquences à en tirer pour l’Ukraine. Au passage, on notera que la désorganisation de l’administration Trump II - même si elle est moins nette que sous Trump I - rend peu opérationnelle l’idée de relance "tous azimuts" de la relation bilatérale. On a pu voir cependant - dans le vote de résolutions anti-Ukraine aux Nations-Unies, sur la Syrie ou encore dans le conflit Arménie-Azerbaïdjan - des signes d’un début de coopération russo-américaine.Quelles perspectives ?De ces quelques éléments d’analyse, tirons de brèves conclusions préliminaires :- Il est très douteux qu’une trêve puisse intervenir aussi longtemps que la Russie n’a pas chassé les troupes ukrainiennes de la région de Koursk (2 à 3 semaines ?) ; de même Poutine ira aussi loin qu’il le peut pour atteindre au moins les frontières des régions ukrainiennes annexées par la Russie (Lougansk, Donetsk, Zaporijia, Kherson).Il est très douteux qu’une trêve puisse intervenir aussi longtemps que la Russie n’a pas chassé les troupes ukrainiennes de la région de Koursk.- Si la négociation se noue vraiment entre Moscou et Washington (avec ou sans trêve d’ailleurs), deux scénarios devraient être privilégiés. Le premier : Poutine atteint l’essentiel de ce qu’il veut, tant Trump est avide d’obtenir un "succès" (optique), fut-ce après un épisode de tensions, comme avec Netanyahou.Le second : un minimum d’amour propre conduit le président américain à une résistance ; dans ce cas, c’est sur des demi-mesures que s’accordent les deux parties : élections en Ukraine, à défaut de "regime change" immédiat ; pas de démilitarisation mais limitation de certaines capacités militaires ukrainiennes ; pas de soutien américain à une "opération de réassurance" européenne en Ukraine, retrait des troupes américaines stationnées à l’Est de l’Europe, etc. Sur ces deux derniers points, Poutine demanderait ce que Trump est de toute façon enclin à décider pour ses propres raisons. - On comprend dans un tel contexte que les grandes capitales européennes - à commencer par Londres et Paris - battent le rappel pour un "sursaut stratégique européen". Si un tel sursaut entre vraiment dans les faits - c’est un "grand si" comme l’on dit en anglais - il serait éventuellement de nature à infléchir l’approche américaine (en rendant plus crédibles les messages des Européens à l’égard de l’Administration Trump) mais surtout d’affecter les calculs de Vladimir Poutine : s’il en venait à prendre au sérieux un réarmement européen doublé d’une aide accrue aux Ukrainiens, il pourrait considérer de son intérêt de ne pas retarder trop longtemps l’heure d’un cessez-le-feu et d’un règlement négocié.Il n’est pas certain cependant que les conjurés - et désormais leurs alliés (Canada, Australie) - réussissent vraiment à s’immiscer dans le jeu de poker menteur diplomatique qui vient de s’engager.Copyright image : Maxim SHEMETOV / POOL / AFPLe président russe Vladimir Poutine assiste à une cérémonie de signature et à une conférence de presse à l'issue d'une réunion avec son homologue biélorusse au Kremlin à Moscou, le 13 mars 2025. ImprimerPARTAGERcontenus associés 12/03/2025 Projet de cessez-le-feu en Ukraine : le début du chemin vers la paix ? Cyrille Bret 12/03/2025 [Le monde vu d'ailleurs] - Le réarmement de l’Europe Bernard Chappedelaine 03/03/2025 Relations transatlantiques : la faille qui s’élargit Michel Duclos 19/02/2025 Europe : prendre acte du sabotage des relations transatlantiques François Godement