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03/03/2025

Relations transatlantiques  : la faille qui s’élargit

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Relations transatlantiques  : la faille qui s’élargit
 Michel Duclos
Auteur
Expert Résident, Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie

La sortie de route du dialogue télévisée entre Donald Trump, son vice-président J.D. Vance et Volodimir Zelensky, vendredi 28 février, a confirmé l’écart croissant entre les vues européennes et américaines. Comment interpréter cette séquence d’humiliation et que change-t-elle ? Dans quelle mesure Kiev et Washington peuvent-elles se réconcilier ? Quelle forme pourra prendre la contribution européenne au plan de paix ? Les Européens sont-ils capables d’amorcer le sursaut stratégique et le changement de narratif qu’implique leur nouveau tournant “gaulliste” ? Une analyse de Michel Duclos.

Pour les amis de l’Amérique, le 29 février - avec la scène d’humiliation publique du Président Zelensky dans le bureau Ovale - a été une journée noire, comparable peut-être à celle où avaient été révélées, à l'été 2003, les horreurs du camp d’Abu Ghraib [prison administrée par l'armée américaine qui s’y est rendue coupable de violations des droits de l’homme].

Les altercations brutales entre chefs d'État et de gouvernement appartiennent au répertoire classique des relations internationales. D’ailleurs, dans toute négociation difficile, un moment de tension aigüe précède souvent les dénouements.  La scène à laquelle nous avons assisté la semaine dernière se différencie toutefois à plusieurs égards des usages établis. D'abord, comment beaucoup d’observateurs l’ont observé, elle rappelle singulièrement les rituels d’humiliation propres à la mafia - avec le vice-président Vance dans le rôle de l’adjoint du boss qui veut obtenir la soumission d’un subordonné : “dis merci au patron, soumets-toi au boss”.  À travers la télévision, la scène est entrée dans tous les foyers américains et bien sûr, largement au-delà. Ce caractère public amplifie le désaccord et rend plus difficile le retour à une relation normale. En même temps, elle confronte l’opinion publique à la profondeur du basculement en cours entre les deux rives de l’Atlantique.  Depuis l’origine de l’Alliance, les désaccords transatlantiques ont rythmé l’histoire du monde occidental. Désormais toutefois, comme on en avait déjà eu un avant-goût dans le discours du même vice-président Vance à la conférence de sécurité de Munich, le “malentendu”, comme on disait pudiquement, ne porte plus sur la stratégie, les moyens à mettre en œuvre, les questions commerciales etc. ; la faille qui s’élargit de jour en jour concerne plus profondément les valeurs, les sensibilités, la vision du monde.

Les altercations brutales entre chef d'État et de gouvernement appartiennent au répertoire classique des relations internationales.

Dans la même semaine, le président Macron (le 24 février) et le premier Ministre britannique (le 27 février) avaient été également reçus à la Maison-Blanche et soumis à la même épreuve de la rencontre télévisée dans le bureau ovale. Pour le spectateur européen, d'autres références venaient alors à l'esprit, celles des comédies de Molière ou des romans anglais du XIXe siècle.

On revivait sous une forme moderne la scène classique de descendants désargentés de vieilles familles obligées de solliciter l’appui de bourgeois enrichis. Il n'était pas question de fille à marier pour appâter les nouveaux riches, mais Sir Keir Starmer a dégainé une sorte d’équivalent avec une invitation du roi Charles III à une nouvelle visite d’État au Royaume. Il faut reconnaître d'ailleurs que les deux représentants des vieilles familles, le Français et l’Anglais, se sont tirés avec honneur de l’exercice, n’hésitant pas l’un et l’autre à corriger quand il le fallait les assertions infondées de leur puissant hôte - même si l’on eût peut-être souhaité une gestuelle moins appuyée de la part du président de la République, reçu à la Maison-Blanche une demi-heure après que les États-Unis ont voté à New-York en compagnie de la Russie, de la Corée du Nord, de l’Iran et de quelques autres comparses contre le camp occidental.

Quelle réponse européenne ?

Comment reprendre la main ? Les dirigeants européens se sont tous immédiatement solidarisés avec le président ukrainien. Il est cependant clair qu’aucun d’eux ne souhaite la rupture avec la Maison-Blanche. Ils mesurent sans doute les conséquences pratiques, dans l’immédiat, de la polarisation des positions entre les États-Unis, l’Ukraine et l’Europe : l’Amérique pourrait cesser son soutien à l’Ukraine, ne serait-ce qu’en matière de renseignement (Starlink) ou sur d’autres points vitaux pour la défense ukrainienne ; les Européens ne seront pas, dans l’état actuel des choses, en mesure de se substituer à l’appui américain ; pendant ce temps-là, le Kremlin empoche, sans avoir à bouger en quoi que ce soit, la division transatlantique et les concessions déjà consenties par Trump au Kremlin avant toute négociation. L’un des aspects les plus extraordinaires et inquiétants de la scène du 29 février est d’ailleurs la reprise presque intégrale du narratif russe par le dirigeant américain, y compris la mise en cause de l’expansion de l’Otan ; et même l’espèce d'identification faite par Trump entre son propre sort et celui de Vladimir Poutine : “Vladimir aussi a beaucoup souffert après 2017.

Le sommet qui s'est tenu à Londres le 2 mars, dans le prolongement de celui qui avait tenu à l’Élysée le 19 février, réunissant les principaux dirigeants européens, avait été conçu pour cristalliser ce qui aurait dû être une dynamique positive après les différents pèlerinages à Washington que l’on vient d’évoquer. Le sommet s’est transformé en une réunion de crise, avec deux préoccupations prioritaires, d’abord tenter de réconcilier l’Ukraine et l’Amérique, ensuite avancer l’agenda d’une contribution européenne à ce que pourrait être un cessez-le-feu, voire un règlement de paix. Sur le premier point, les jours qui viennent nous apprendront si la réconciliation est possible, quelle forme elle prendra, quels seront les intermédiaires du côté européen, qu’il s’agisse du Premier ministre britannique ou du président Macron ou encore de madame Meloni, qui a proposé de réunir un sommet européo-américain. Si l’on retient l'interprétation la plus favorable de la scène honteuse du 29 - celle d’un moment de tension préalable à un accord - on peut imaginer que dans quelques jours, l’Ukraine et les États-Unis finissent par signer l’accord sur les terres rares et les minéraux critiques par lequel Kiev espère pouvoir acheter la bonne volonté américaine.

S’agissant du second aspect - la contribution européenne à un plan de paix (et naturellement Londres et Paris insistent bien sur leur volonté de faire la paix, grand mantra du président américain) - les Français et les Britanniques ont travaillé à mettre en forme et préciser leur idée initiale : un déploiement de troupes européennes, avec une ossature franco-britannique pour le commandement, comportant un soutien américain en matière logistique et de renseignement. Le président Macron a précisé depuis Paris que le plan pourrait comporter une phase immédiate de trêve des attaques en profondeur sur les installations énergétiques et des opérations dans les airs et sur mer ; cette trêve précèderait un cessez-le-feu proprement dit qui déclencherait alors les “garanties de sécurité” européennes, et de facto euro-américaines.

L’un des aspects les plus extraordinaires et inquiétants de la scène du 29 février est d’ailleurs la reprise presque intégrale du narratif russe par le dirigeant américain, y compris la mise en cause de l’expansion de l’Otan.

Un tel plan a-t-il une chance d’être accepté par Washington ? Rien n’est moins sûr dans l’état actuel des choses, puisque Moscou n’a pas manqué de faire savoir qu’elle s’opposait au déploiement de troupes des pays de l’OTAN, fût-ce dans une mission de maintien de la paix. L’offensive diplomatique européenne a cependant le mérite de remettre les grandes capitales européennes dans le jeu des négociations, non pas en réclamant puérilement une place à la table mais en “abattant des cartes” non négligeables, pour recourir au vocabulaire  de Donald Trump. L’un des avantages de cette proposition est qu’elle conforte le président américain dans la posture qu’il a affirmé vouloir tenir lors de sa rencontre avec Zelensky, celle d’un médiateur, et non d’une partie au conflit. Si tel est bien le cas, et s’il consent à prendre en considération le “plan européen”, une chance existe de parvenir à un résultat non négligeable, à savoir de tourner la table pour obliger enfin Moscou à dévoiler son jeu. Tout laisse penser en effet que le président Poutine, contrairement à ce que croit son quasi-allié de la Maison-Blanche, n’a aucun intérêt à une paix dans l’immédiat, en tous les cas une paix qui respecterait la souveraineté ukrainienne. En effet, si les Ukrainiens appréhendent les implications d'un cessez-le-feu, les Russes craignent certainement les conséquences d'un accord de paix.

Perspectives

La série d’électrochocs auxquels le président Trump, dans sa seconde incarnation, a soumis en quelques semaines les Européens, a eu au moins le mérite de les convaincre que cette fois, ils doivent penser l’avenir de la défense de l’Europe dans un monde où les États-unis se seraient vraiment désengagés du Vieux Continent. Friedrich Merz, vraisemblablement le prochain chancelier allemand, l’a exprimé de manière particulièrement vigoureuse en appelant à une véritable “indépendance” de l’Europe. On pourrait dire en quelque sorte que les Européens deviennent gaullistes et les Britanniques, européens. La force de la position française jusqu’ici est de ne pas prétendre avoir eu raison avant tout le monde mais de se couler dans ce courant dominant fondé sur la double conviction qu’il faut tenter de garder les Américains à bord le plus longtemps possible tout en se préparant à défendre l’Europe plus ou moins sans leur appui. De ce point de vue, le prochain sommet de l’UE le 6 mars, mais aussi les décisions qui incombent aux États à titre national, vont montrer dans les semaines à venir si les Européens sont capables de passer de la prise de conscience aux actes et aux décisions difficiles. Nous avons noté qu’une partie de ces décisions relèvent de l’échelon national. S’agissant de la France, on peut se demander par exemple s’il n’est pas temps de considérer toute une série de mesures : lever le tabou qui pèse sur la non-confiscation des avoirs russes qui permettraient de financer l’effort de guerre ukrainien ; augmenter encore l’effort de défense mais surtout réviser les orientations de la loi de programmation militaire pour mieux concentrer les efforts sur le théâtre européen ; crédibiliser le débat qui va s’ouvrir sur l’extension de notre parapluie nucléaire en prenant la décision d'accroître notre arsenal nucléaire, comme d’ailleurs les Britanniques l’ont fait il y a quelques mois.

Quel sursaut stratégique européen ? Changer le narratif

Le "sursaut stratégique européen" que nos dirigeants appellent de leurs vœux passe donc par des décisions difficiles dans ces temps de marasme économique et budgétaire. Nous suggèrerons aussi qu’il implique un changement du narratif qui a cours en Europe.

Il y a ainsi quelque chose d’un peu inapproprié à trop résumer la sécurité européenne à l’agression russe contre l’Ukraine ; dans les faits, les Russes sont déjà à l’offensive contre les intérêts européens de multiples façons.

Il y a ainsi quelque chose d’un peu inapproprié à trop résumer la sécurité européenne à l’agression russe contre l’Ukraine ; dans les faits, les Russes sont déjà à l’offensive contre les intérêts européens de multiples façons, par exemple sur le plan cyber ou encore dans la destruction des câbles sous-marins. En France en particulier, la sensibilité favorable à la Russie reste très forte. Un effort de pédagogie apparaît particulièrement nécessaire. Autre exemple, il est démobilisateur de trop insister sur les faiblesses en matière de défense et sur les divisions des Européens.

Certes, les unes et les autres sont réelles ; il n’en reste pas moins que les décalages économiques et démographiques de l’Europe par rapport à la Russie dessinent un rapport de forces potentiellement à l’avantage des Européens. Ceux-ci doivent se persuader qu’avec un minimum d'efforts, et même avec un appui évanescent des États-Unis, ils peuvent parfaitement relever le défi russe, à l’instar de leurs prédécesseurs de l’après-Guerre. Certes, ceux-ci bénéficaient encore de la protection de l‘Amérique, mais dans une situation économique, sociale et politique bien pire qu’aujourd'hui, ils étaient parvenus à contrer la menace soviétique. 

Copyright image : Saul LOEB / AFP
Donald Trump et Volodimir Zelensky au Bureau ovale, le 28 février 2025.

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