AccueilExpressions par Montaigne[Le monde vu d'ailleurs] - Le réarmement de l’EuropeL'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.12/03/2025[Le monde vu d'ailleurs] - Le réarmement de l’Europe EuropeImprimerPARTAGERAuteur Bernard Chappedelaine Ancien conseiller des Affaires étrangères Le monde vu d'ailleursLe Conseil européen qui s'est tenu le 6 mars dernier, après l'humiliation subie par Volodymyr Zelensky 28 février à la Maison-Blanche, a été qualifié d'historique. Que contient ReArm Europe, le plan de 800 milliards d'euros présenté par la Présidente de la Commission européenne, et quelles sont les déclinaisons opérationnelles et les conséquences industrielles de cette nouvelle stratégie ? Absence d'un emprunt commun ou d'un nouveau paquet d'aides à l’Ukraine, différence entre consolidation des capacités européennes de défense et montée en force de l'autonomie stratégique, réticences nationales à apaiser et question de la dissuasion nucléaire toujours hautement inflammable : sous les annonces, quels sont les impensés et les non dits qui demeurent ? Position des 27, arbitrages diplomatiques, bilan des opinions publiques : dans Le monde vu d'ailleurs, Bernard Chappedelaine éclaire des débats européens complexesUn Conseil européen "historique"Lors du Conseil européen du 6 mars dernier, auquel était invité le Président ukrainien, humilié publiquement quelques jours auparavant par Donald Trump et J.D. Vance, les chefs d’État et de gouvernement de l’UE - à l’exception du Premier ministre hongrois - ont, dans une déclaration, souligné l’importance que revêtent, dans d’éventuelles négociations en vue d’un règlement négocié en Ukraine, plusieurs principes :"pas de négociations sur l'Ukraine sans l'Ukraine" ;pas de négociations affectant la sécurité européenne sans la participation de l'Europe ;toute trêve ou tout cessez-le-feu ne peut avoir lieu que dans le cadre du processus menant à un accord de paix global;tout accord en ce sens doit s'accompagner de "garanties de sécurité robustes et crédibles" pour l'Ukraine;la paix doit respecter l'indépendance, la souveraineté et l'intégrité territoriale de l'Ukraine. "L'Union européenne et les États membres sont prêts à contribuer davantage aux garanties de sécurité sur la base de leurs compétences et capacités respectives, conformément au droit international", ajoute le texte. La question d’un emprunt commun ("Eurobonds"), évoquée par le Président Macron, n’est pas mentionnée, relève Euractiv. Tandis que Viktor Orbán est demeuré intransigeant, Robert Fico, Premier ministre slovaque populiste et pro-russe, s’est rallié au texte moyennant une mention des "préoccupations" de la Slovaquie sur la question du transit du gaz en provenance d’Ukraine, Giorgia Meloni a obtenu que le Conseil européen "salue tous les efforts déployés" pour parvenir à la paix, afin d’inclure ceux de Donald Trump. Dans cette déclaration, adoptée à 26, une aide de 30 Mds€ est promise à l’Ukraine en 2025, d’autre part, "l'Union européenne et les États-membres se déclarent prêts à contribuer davantage aux garanties de sécurité sur la base de leurs compétences et capacités respectives, conformément au droit international". L’accord donné par la délégation ukrainienne à Djeddah à un cessez-le-feu de 30 jours, bien accueilli par les dirigeants européens, n’évoque pas cette question des garanties de sécurité, observe die Welt, néanmoins, la pression est désormais sur la Russie pour accepter cette trêve."L'Union européenne et les États-membres se déclarent prêts à contribuer davantage aux garanties de sécurité sur la base de leurs compétences et capacités respectives, conformément au droit international".Les 27 chefs d’État et de gouvernement de l’UE - y compris cette fois Viktor Orbán - se sont également entendus sur un ensemble de mesures destiné à accroître les capacités de défense et les industries de l’armement européens. La discussion sur l’aide à l’Ukraine n’a duré que quelques minutes, l’essentiel des travaux a été consacré à cet objectif, sur la base du plan en 5 points intitulé "ReArm Europe", présenté par la Commission, relève Politico. Le Conseil européen a décidé "d’activer, de manière coordonnée et immédiate" la clause dérogatoire nationale prévue par le Pacte de stabilité et de croissance (PCS) ;Il invite aussi la Commission à proposer des sources supplémentaires de financement de la défense au niveau de l'UE ; il prend note de sa proposition relative à un nouvel instrument de l'UE visant à accorder aux États membres des prêts soutenus par le budget de l'Union à hauteur de 150 Mds€. Les chefs d’État et de gouvernement de l’UE ont également appelé la Banque européenne d’investissement à adapter ses pratiques en matière de prêts à l'industrie de la défense ; enfin ils ont souligné l’importance de la mobilisation des financements privés pour l'industrie de la défense. "Nous sommes dans une époque de réarmement" et "l’histoire s’écrit aujourd’hui", a souligné la présidente de la Commission, qui a indiqué vouloir présenter d’ici le prochain Conseil européen, prévu dans deux semaines, des propositions de mise en œuvre de ces conclusions, qui représentent, d’après Ursula von der Leyen, un montant total de 800 Mds€. Le Premier ministre polonais Donald Tusk a assuré que "l’Europe dans son ensemble est vraiment en mesure de remporter toute confrontation militaire, financière et économique avec la Russie", car "nous sommes tout simplement plus fort, il faut seulement le croire".Des orientations qui restent à concrétiserLe Chancelier allemand Olaf Scholz, sur le départ, a marqué quant à lui la nécessité de concentrer les ressources européennes, ("le temps où l’un produisait ceci et l’autre cela est dépassé"), l’industrie de défense européenne doit entrer dans un processus de fusion et les règles de la concurrence ne doivent pas y faire obstacle, a admis Olaf Scholz, qui a souligné la nécessité d’inclure dans cette coopération les pays européens non membres de l’UE (Royaume-Uni, Norvège, Suisse et Turquie). Le chef de la coalition sortante en Allemagne a également relevé que, parallèlement à l’assouplissement des règles de déficit au niveau européen (la "clause dérogatoire" du PCS), les discussions à Berlin sur une réforme du "frein à la dette" ("Schuldenbremse") visant à exclure les dépenses de défense du calcul du déficit au-delà de 1 % du PIB, étaient en bonne voie. Comme le montre un récent sondage commandé par la chaîne ARD, une majorité d’Allemands (59 %) est désormais favorable à un endettement plus important. À Bruxelles, l’Allemagne a pris ses distances par rapport à certains pays "frugaux" (Autriche, Pays-Bas, Suède) qui restent partisans de l’orthodoxie budgétaire, note Politico. Giorgia Meloni a fait part de sa "grande perplexité" sur l’éventuel déploiement de forces européennes et a exclu l’envoi de troupes italiennes pour garantir un accord de cessez-le-feu en Ukraine, proposant comme alternative l’extension à l’Ukraine du bénéfice de l’article 5 du traité de Washington. La Présidente du Conseil italien a aussi marqué son opposition à l’utilisation des fonds de cohésion européens pour financer le plan "ReArm Europe". Le chef du gouvernement espagnol, dont le pays est également loin de consacrer 2 % de son PIB à la Défense (1,28 % en 2024), a souligné les efforts réalisés vers cet objectif et expliqué que "les menaces sécuritaires ne sont pas les mêmes partout". Le nouvel objectif informel de l’UE s’agissant de l’effort de défense, a été relevé à 3 %, idéalement, il devrait être atteint cette année, note à ce sujet la FAZ.La pression s’intensifie sur 7 États-membres de l’UE et de l’OTAN, notamment l’Espagne et l’Italie, pour qu’ils respectent le seuil des 2 % fixé il y a plus de 10 ans par l’Alliance, relève le Guardian qui, tout en qualifiant le sommet européen de "tournant", juge "très théorique" le chiffre de 800 Mds€, dans la mesure où il n’y a pas d’accord à ce stade sur les modalités de l’octroi de l’enveloppe de prêts de 150 Mds€ et sur le recours effectif par les États-membres aux 650 Mds€ mentionnés par la Présidente de la Commission.L’industrie de défense européenne doit entrer dans un processus de fusion et les règles de la concurrence ne doivent pas y faire obstacle.Pour sa part, la FAZ s’inquiète que "les sources supplémentaires de financement de la défense" que la Commission européenne est chargée d’identifier n’aboutissent à remettre sur la table la question d’un emprunt commun ("Eurobonds") que beaucoup d’États membres endettés, qui ne disposent pas des capacités financières de l’Allemagne, appellent de leurs vœux. La France est ouverte à une telle option à laquelle Friedrich Merz pourrait se rallier, estime Thomas Gutschker. Le Handelsblatt se félicite quant à lui de la "décision stratégique la plus importante depuis des décennies, qui vient à point nommé", car les Européens ont "enfin décidé de se doter de capacités dans des domaines militaires dans lesquels ils sont jusqu’à présent dépendants des États-Unis : satellites de renseignement, drones, cyberdéfense, missiles de précision". L’allocation des 150 Mds€ de prêts pourrait néanmoins relancer la discussion entre la France et l’Allemagne sur l’utilisation de ces fonds. Soucieux de renforcer l’autonomie stratégique européenne, le Président Macron a de nouveau marqué son refus de voir cet argent utilisé pour acquérir des matériels non-européens "sur étagère", tandis qu’Olaf Scholz s’est montré ouvert à une coopération avec des États hors UE, explique le FT. "Trop peu trop tard", estime l’éditorialiste du quotidien berlinois Tageszeitung, ce sommet "historique" constitue, selon lui, en réalité une "défaite historique" qui va créer une "montagne de dettes" et susciter une "nouvelle course aux armements". L’Europe, qui entend poursuivre son aide à l’Ukraine et s’oppose à Donald Trump, qui tente de la soumettre et de mettre un terme à la guerre, pourrait élargir le fossé avec les États-Unis, met en garde The Economist. "Le verre est à moitié plein", juge pour sa part Paul Taylor, les Européens sont désormais conscients de la "menace existentielle" que pose la Russie, ils ont lancé "l’appel aux armes le plus ambitieux de leur histoire", mais n’ont pas décidé de nouvelle aide à l’Ukraine et ont évité toute mention d’un emprunt commun. "Pour être crédible", l’UE doit trouver rapidement des réponses à ces deux questions, souligne cet expert de l’EPC.L’ouverture du débat sur la dimension européenne de la dissuasion françaiseLors du conseil européen a également été abordée la question de la dissuasion nucléaire, rapporte Die Zeit. De longue date, rappelle le Handelsblatt, Emmanuel Macron se fait l’avocat de l’autonomie stratégique de l’Europe, "responsables politiques et commentateurs allemands se sont longtemps moqués de lui" mais, depuis le traitement infligé par Donald Trump à Volodymyr Zelensky à la Maison blanche,"aucun dirigeant européen ne rit plus". À Bruxelles, le Président français a proposé à ses homologues européens d’ouvrir un dialogue stratégique sur la contribution possible de la force nucléaire française à une dissuasion européenne, sur le plan technique dans un premier temps, puis au niveau politique. Les dirigeants des États baltes, tout comme le Premier ministre polonais, ont fait part de leur intérêt, note die Zeit. Le chancelier Scholz a toutefois marqué ses réticences et a rappelé son attachement - partagé par tous les grands partis en Allemagne, a-t-il précisé - à la dissuasion actuelle, assurée par l’OTAN et fondée sur l’arsenal nucléaire des États-Unis. Dès la victoire de son parti à l’élection du Bundestag, le 23 février dernier, son successeur probable, Friedrich Merz (CDU), s’est en revanche déclaré prêt à participer à ce débat, il vient de réitérer dans une interview cette disponibilité à "confronter nos vues" avec Emmanuel Macron, en incluant dans ce dialogue le Royaume-Uni, dans l’objectif de "compléter le parapluie nucléaire américain que, naturellement, nous souhaitons voir maintenu". Il est clair aussi, a précisé Friedrich Merz, qu’il ne s’agit pas pour l’Allemagne de disposer de l’arme nucléaire ("l’Allemagne a explicitement renoncé à posséder elle-même des armes nucléaires et cela doit demeurer ainsi"), ce qui est prohibé notamment par le traité de Moscou ("2+4"), qui a consacré la réunification du pays en 1990. Le probable prochain Chancelier s’est en revanche déclaré prêt à débattre avec Londres et Paris du "partage nucléaire" ("nukleare Teilhabe"), qui fait qu’aujourd’hui des armes nucléaires américaines stationnées en RFA peuvent être acheminées sur leurs cibles par des avions allemands.Le chancelier Scholz a toutefois marqué ses réticences et a rappelé son attachement - partagé par tous les grands partis en Allemagne, a-t-il précisé - à la dissuasion actuelle, assurée par l’OTAN et fondée sur l’arsenal nucléaire des États-Unis.Une enquête réalisée récemment dans plusieurs pays (Allemagne, France, Pologne, Royaume-Uni) montre une opinion européenne toujours largement acquise à la cause ukrainienne. C’est le cas notamment des Allemands, dont 54 % sont favorables au maintien du soutien à Kiev, y compris dans l’hypothèse où les États-Unis mettent un terme à leur assistance. Les pourcentages sont plus élevés en France (57 %), en Pologne et au Royaume-Uni (66 %). Très majoritairement, les personnes interrogées rendent la Russie responsable de la guerre en Ukraine, c’est le cas de 82 % des Polonais, de 73 % des Britanniques, de 64 % des Allemands et de 63 % des Français.Plus de la moitié des sondés jugent vraisemblable, ces prochaines années, une nouvelle agression de la Russie contre un pays européen, si celle-ci continue à occuper des territoires ukrainiens. Cette inquiétude est particulièrement répandue en Pologne (69 %), au Royaume-Uni (68 %), mais aussi en France (60 %) et en Allemagne (53 %). Tandis que 62 % des Français et 53 % des Allemands manifestent une sympathie à l’égard de l’Ukraine, une très faible part de l’opinion en Allemagne et en France (9 et 6 % respectivement) prend le parti de la Russie. Outre-Rhin, le comportement adopté par Donald Trump depuis son retour à la Maison Blanche ébranle profondément la confiance traditionnelle vis-à-vis de l’allié américain. 74 % des Allemands voient aujourd’hui dans la France leur allié le plus proche, 23 % seulement attribuent ce rôle aux États-Unis, 18 % les considèrent même comme un ennemi (selon le sondage ARD cité, 75 % des Allemands estiment ne plus pouvoir se reposer sur la garantie militaire des États-Unis). La question d’un possible déploiement de troupes pour garantir le respect d’un cessez-le-feu en Ukraine divise l’opinion européenne. Les Britanniques y sont les plus favorables (57 %), en France une courte majorité relative (43 % contre 36 % de personnes hostiles) l’approuve, alors que 43 % des Allemands y sont opposés (et 41 % favorables), tandis qu’en Pologne, le refus est plus net (62 %).Copyright image : Nicolas TUCAT / AFP Le président du Conseil européen, Antonio Costa, la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen et le président urkainien Volodymyr Zelensky à Bruxelles, le 6 mars 2025ImprimerPARTAGERcontenus associés 26/02/2025 [Le monde vu d'ailleurs] - L’Europe, Poutine et Trump : vu de Moscou, trian... Bernard Chappedelaine 22/01/2025 [Le monde vu d’ailleurs] - L’Europe face à Trump Bernard Chappedelaine 11/12/2024 [Le monde vu d’ailleurs] - L’imbroglio politique en France au miroir allema... Bernard Chappedelaine