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19/02/2025

Europe : prendre acte du sabotage des relations transatlantiques

Europe : prendre acte du sabotage des relations transatlantiques
 François Godement
Auteur
Expert Résident, Conseiller spécial - Asie et États-Unis

À l'heure où la démocratie est frontalement attaquée par les États-Unis et où l'Europe est moins "à la table des négociations qu’à leur menu", il est temps de saisir l'ampleur du retournement américain et d'en tirer les conséquences. Par François Godement. 

Une ère s’est achevée, celle au cours de laquelle nos trois dernières générations, au moins en Europe de l’Ouest, ont vécu en paix et donc heureuses, même si elles n’en avaient pas toujours conscience. Les traités internationaux y valaient plus que le papier sur lequel ils étaient écrits. Les frontières reconnues internationalement étaient inviolées. La démocratie au sens moderne - et non au sens originel où ses dirigeants se trouvaient à portée de voix de leurs concitoyens sur l’agora - reposait d’abord sur l’État de droit, le respect d’un ordre constitutionnel et de ses institutions. Les démocraties, même effilochées sur les bords, constituaient le noyau d’un système d’alliances. L’aide internationale formait un autre pilier d’un monde où l’humanité était une valeur reconnue. Oui, l’Amérique y jouait le rôle d’un hégémon bienveillant, le souci marqué de ses intérêts étant compensé par une vision de long terme - qu’il s’agisse de prospérité ou de "Manifest Destiny" [sa "destinée manifeste"]. 

Cette ère est révolue. Nous devons nous habituer à une "nouvelle normalité", comme on l’a souvent dit de la Chine sous Xi Jinping. Donald Trump y proclame que "celui qui sauve son pays ne viole aucune loi". Il reprend ainsi sous une forme amplifiée les propos du vice-président J.D. Vance : "les juges n’ont pas le droit de contrôler le pouvoir légitime de l’exécutif", écrit-il à propos d’arrêts judiciaires américaines contestant des décisions présidentielles. Le troisième homme de ce nouveau triumvirat, Elon Musk, a un poids déterminant en raison de sa capacité à encourager et à amplifier les tendances extrêmes sur les réseaux sociaux. Il a fait son coming out lors de l’investiture du 7 janvier avec un salut que les Allemands les plus âgés reconnaissent sans peine - pour reprendre un dicton américain au syllogisme imparable, "si ça marche comme un canard et cancane comme un canard, alors c’est un canard". Au cas où nous aurions encore des doutes, Elon Musk et J.D. Vance ont maintes fois exprimé leur soutien à l’AfD, le parti d’extrême droite qui est, parmi ceux qui disposent d’une audience importante, le plus radical d’Europe, en le présentant comme le seul sauveur possible de l’Allemagne. Prions pour que, dans les urnes, cela affaiblisse plutôt que cela ne renforce ce mouvement.

Le changement ne se limite pas à des symboles faciles à balayer d’un revers de main. Comment plaider l’irresponsabilité et ravaler à un simple illuminé celui qui est l’homme le plus riche du monde et a démontré ses capacités d’innovateur en série ? Quant à Donald Trump, réputé capricieux et égocentrique, il a obtenu pour lui-même plus qu’aucun autre président américain - il a littéralement fait table rase dans son propre parti, failli en faire autant au Congrès, et fait désormais trembler l’ensemble du système fédéral. Même J.D. Vance s'est hissé au sommet grâce à un unique best-seller semi-autobiographique [Hillbilly Elegy: À Memoir of a Family and Culture in Crisis, 2016]. Tous trois agissent par mouvements mimétiques, même lorsqu'ils sont non coordonnés. Ils partagent, avec plus de nuances chez J.D. Vance, une préférence absolue pour l'autoritarisme et un penchant personnel pour la brutalité.

Le scénario mérite d'être observé de près à l'avenir. Avec un œil kremlinologique, il est intéressant de noter que J.D. Vance a déclaré aux Européens : "si la démocratie américaine peut survivre à dix ans de remontrances de Greta Thunberg, vous pouvez bien survivre à quelques mois d'Elon Musk". Quelques mois, vraiment ? Ou s’agit-il d'un lapsus ? 

 

L'attaque de drone menée par la Russie contre le site de Tchernobyl, perforant l'enveloppe extérieure de son dôme de confinement, n'a guère obtenu que de brèves mentions dans la presse européenne. 

Il serait cependant hasardeux de parier dès maintenant sur la possibilité de dissensions, tout comme il l'a été d'espérer des "factions réformatrices" à Pékin ou à Téhéran, au risque d'épuiser même les observateurs les plus patients. Le trio a maîtrisé l’art de prendre ses adversaires au dépourvu en saturant la Twittosphère d'un mélange de ballons d’essai, de provocations, d'insultes et de menaces qui s'avèrent véridiques. C'est si obsédant que l'attaque de drone menée par la Russie contre le site de Tchernobyl, perforant l'enveloppe extérieure de son dôme de confinement, n'a guère obtenu que de brèves mentions dans la presse européenne. Pourtant, son calendrier montre clairement que Poutine a compris les intentions de Trump et qu'il a repris son jeu de chantage nucléaire envers les Européens.

En effet, l’affaire ne s’arrête pas aux symboles. Donald Trump a menacé de s’emparer du Groenland par la force aux dépens du Danemark, un pays qui accueille pourtant depuis des décennies d’importantes bases américaines. Après avoir prôné l’annexion du Canada à son gouvernement dirigé par le "gouverneur Trudeau" - comme Musk appelle le Premier ministre canadien - et plus critiqué le Mexique que la Chine au sujet du fentanyl, Trump menace à présent de lancer une guerre commerciale sans précédent contre l’Union européenne : acier, aluminium, voitures, TVA, actions contre des mesures extraterritoriales européennes jugées contraires aux intérêts américains. Voilà qui vient du premier utilisateur mondial de pouvoirs extraterritoriaux - l’auteur de ces lignes les a constamment défendus par ailleurs ! - et qui s’en prend à un continent dont l’excédent de biens et de services vis-à-vis des États-Unis se situe à 50 milliards de dollars, soit 0,0018 % du PIB américain.

Dans le même temps, nous peinons à déceler toute mesure semblable envisagée à l’encontre de la Chine, hormis l’annonce d’une surtaxe douanière de 10 % tous azimuts, qui ne compense même pas la dépréciation du renminbi face au dollar sur les trois dernières années. En revanche, les influenceurs et trolls chinois et russes explosent de joie face aux attaques de la nouvelle administration américaine contre la démocratie. Notre extrême gauche s’en régale silencieusement, puisqu’elle n’a plus besoin de diaboliser l’Amérique - celle-ci s’en charge elle-même en attaquant l’Europe.

En apparence, il y aurait peut-être moins de raisons de s’indigner, du point de vue européen d’un "abandon" de l’Ukraine par Trump. Cette administration s’efforce, par une multiplicité d’initiatives - Rubio, Hegseth, Bessent, Kellog, Vance, Wittkoff - de trouver une solution. Oui, cela revient à un pari qui risque de faire grimper encore les exigences de Poutine. Si c’était le cas, la fameuse volatilité de Trump pourrait se révéler être un atout.

Il y a eu beaucoup d’ambiguïtés dans le soutien européen à l’Ukraine. Certes, le financement européen dépasse celui des États-Unis pour l’Ukraine depuis l’invasion : en fait, depuis 1989, les Européens ont apporté bien plus d’argent pour la transition en Europe de l’Est (et envers la Russie pendant deux décennies) que les Américains. Les renseignements et l’armement américains ont toutefois joué un rôle irremplaçable dans le conflit ukrainien. Si l’Allemagne a fourni sa part en termes de quantité, la qualité est nettement en retrait. C’est l’inverse pour la France, où les intentions dépassent les moyens disponibles. De nombreuses entreprises européennes ont réorienté leurs canaux commerciaux via des pays tiers pour contourner les sanctions convenues, tandis qu’un mélange de politiques énergétiques mal avisées et de coûts d’opportunité a maintenu la dépendance énergétique envers la Russie dans plusieurs États membres. Dans la confusion actuelle sur l’éventuelle présence de forces européennes après un accord, on observe des réticences compréhensibles mais préoccupantes : quatre-vingts ans après la Seconde Guerre mondiale, l’opinion publique allemande n’accepte pas plus la présence de soldats de la Bundeswehr en Ukraine qu’elle ne l’acceptait contre la Serbie dans les années 1990. Avec des moyens limités - au maximum à peine une division pour l’ensemble de ses forces armées -, la France ne pourrait guère faire plus que servir de dispositif d’alerte (tripwire) et n’a pas évoqué de présence en première ligne : un tripwire n’est pas censé être placé en retrait… Même la Pologne, qui est pourtant le pays ayant agi le plus résolument pour son réarmement depuis 2022, n’est pas disposée à déployer ses troupes dans une défense avancée. Notre défense de l’Ukraine se fait au prix du sang ukrainien, et c’est une position inconfortable à long terme. Le fait que Washington éclipse et écarte en partie le président Zelensky n’est pas seulement une concession à l’ego de Poutine. C’est ce que beaucoup d’Européens auraient aimé faire s’ils avaient eu plus de poids, et pas seulement plus de voix, dans la situation. En tant que dirigeant élu qui devra un jour affronter les urnes, Zelensky doit garder une certaine distance vis-à-vis des tractations visibles, sous peine d’être accusé de brader le pays - ou de faire capoter tout règlement ! Ce qui est effrayant, c’est le marchandage permanent entre avantages commerciaux et actions géopolitiques assumé ouvertement par Donald Trump. Mais sa provocation - qui consiste à exiger que les Européens fournissent toutes les garanties de sécurité tout en concluant des accords lucratifs pour le compte de l’Amérique - repose sur une vérité qui n’est pas agréable à entendre: les Européens ne veulent pas, et probablement ne sont pas capables, d’assurer des garanties de sécurité sur leur propre continent.

L'interprétation ci-dessus reste trop rassurante encore dans un contexte plus large. Non seulement l'Europe n'est pas à la table de négociation, mais elle est au menu. Si l’administration Trump voulait vraiment renforcer l'Europe - y compris en la contraignant à augmenter ses dépenses de défense, comme le réclamaient déjà ses prédécesseurs -, elle ne mêlerait pas cet objectif légitime à d’autres. 

Non seulement l'Europe n'est pas à la table de négociation, mais elle est au menu. 

Lancer des attaques contre les institutions et le processus démocratique européens, s’allier aux forces politiques nationalistes et anti-européennes les plus extrêmes du continent, contester les réglementations européennes sur les plateformes, l’IA et les données personnelles alors que la désinformation et la diffamation deviennent monnaie courante sur les principales plateformes américaines - tout cela relève d’actes d’hostilité directe.

Nous n'avons pas saisi l'ampleur de la Grande Contre-Révolution Culturelle (GCRC) qui déchire la société américaine.

Oui, nous n'avons pas saisi l'ampleur de la Grande Contre-Révolution Culturelle (GCRC) qui déchire la société américaine. Il y a seulement un an, beaucoup d’entre nous se méfiaient des dérives des politiques DEI (diversité, équité et inclusion). L’Amérique montrait alors la voie dans une direction. Aujourd’hui, elle nous intime, avec zèle et violence, d’opérer un virage à 180 degrés, tout en intervenant directement dans notre processus politique pour imposer ce revirement.

Plus grave encore, on ne peut pas exiger plus qu’un doublement des dépenses de défense tout en lançant une vaste guerre commerciale - et en extorquant des droits naturels sur les terres rares et les minéraux stratégiques aux dépens du Danemark et de l’Ukraine. Quelle différence avec la mainmise de la Russie en 2019 sur les ressources céréalières du Donbass ? Ou encore avec la poussée de la Chine sur les ressources en mer de Chine méridionale ? En fin de compte, cette administration cherche à affaiblir l’Europe tout en lui dictant sa conduite. L’Europe se trouve minée sur le plan politique, économique, et par le retrait soudain d’engagements en matière de défense.

Les relations transatlantiques ont presque toujours comporté un certain volet de concurrence - ce qui est naturel pour des économies de marché mais qui s’est accompagné d’un solide recours à la main étatique. Certains voudraient dire aujourd’hui qu’il ne s’agit que de la poursuite d’une relation à deux faces (frenemy relationship), en s’appuyant sur l’exemple de désaccords passés. Ils se trompent. En agissant sur tous les registres à la fois, l’Amérique se positionne comme un adversaire de l’Europe, sinon comme un ennemi déclaré. Elle ne nous veut pas du bien.

Ne cachons pas l’urgence et ne nous complaisons pas dans les auto-accusations ni dans des appels à l’unité européenne. Le temps de l’introspection est passé. Nous aurons beaucoup de chance si un accord insatisfaisant ou une pause dans la guerre en Ukraine nous accordent un sursis. Il y a de fortes chances que Poutine ne nous le permette pas et qu’il poursuive sur d’autres fronts, des États baltes à la Moldavie.

En agissant sur tous les registres à la fois, l’Amérique se positionne comme un adversaire de l’Europe, sinon comme un ennemi déclaré. Elle ne nous veut pas du bien.

Étant donné que l'abandon des sanctions sera la première exigence de la Russie pour un règlement, l'optimisme actuel selon lequel elle s'affaiblit au fil du temps sera démenti. Et ceux qui comptent sur l'armement américain se demanderont toujours si ces armes, leur réapprovisionnement, leur maintenance et leurs conditions d’utilisation sont acquis.

C'est un paradoxe total que le projet ancien de la France d’accéder à la souveraineté en matière d'armements, longtemps un rêve qui ne pouvait se concrétiser que dans des domaines très circonscrits et pour des quantités limitées, devienne aujourd'hui un objectif de sécurité légitime pour l'Europe entière. À l'heure actuelle, envisager de faire des concessions à l'administration Trump - par exemple en achetant davantage d'armes américaines via l'augmentation des budgets de défense - relèverait d'une erreur de négociation. C'est aussi vrai dans le cas de Trump que cela l’a été à propos de la Chine ces dernières décennies : les deux considèrent qu’une ouverture est un signe de faiblesse et s'en prévalent pour pousser leur avantage. Et c'est nul autre que John Bolton qui nous l’indique au sujet de son ancien patron.

Inutile de préciser que ce nouveau programme requiert bien d'autres changements et réformes attendus depuis longtemps. Il est possible qu'un nouvel événement catastrophique soit nécessaire pour convaincre les Européens que leur longue paix est révolue. Plus nous attendons, plus les risques augmentent.

 

Copyright Image : Tobias SCHWARZ / AFP

J.D. Vance, Marco Rubio, Volodimir Zelensky à Munich le 14 février 2025. 

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