Rechercher un rapport, une publication, un expert...
L'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.
10/04/2025

Riposte commerciale européenne : dent pour dent, perdant-perdant ?

Imprimer
PARTAGER
Riposte commerciale européenne : dent pour dent, perdant-perdant ?
 Muriel Lacoue-Labarthe
Auteur
Experte Associée - Europe

En anglais, donnant-donnant se dit "quid pro quo", une formule qui résume avec justesse les relations transatlantiques actuelles. Donald Trump a ainsi annoncé, le 9 avril, une "pause" de 90 jours dans les nouveaux tarifs douaniers "réciproques" qui avaient semé la panique sur les marchés - sauf pour la Chine (où ils montent à 125 %). Pour l’Europe, un droit de douane général de 10 % sera appliqué, ainsi que les mesures déjà annoncées il y a quelques semaines sur l’acier, l’aluminium et l’automobile. Ce sursis relatif ne balaie pas pour autant le risque de chaos commercial. Dans ce cadre, quelle réplique possible de la part des 27 ? Peut-on riposter en restant respectueux du droit qui réglait l'ordre commercial mondial ? Entretien avec Muriel Lacoue-Labarthe.

Quels sont les instruments dont dispose l’Union européenne pour répondre aux barrières commerciales imposées par l’administration Trump ? 

L’Union européenne dispose d’un éventail d'instruments et de possibilités légales qui lui permettent de calibrer sa riposte lorsque l’un de ses partenaires fausse les relations commerciales. Ce panel d’outils s'inscrit dans la continuité du droit commercial de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) et du droit international public au sens large.

Face à des situations de dumping ou de subventions excessives, la réplique commerciale classique est celle des droits de douane compensateurs. Conformes au droit de l’OMC, qui proscrit d’exporter un produit en dessous de son prix domestique ou de les subventionner, ils permettent à l’Union européenne de bloquer en partie ou totalement des exportations abusivement dopées. C’est ainsi qu’à l’issue d’une enquête anti-subvention, qui a conclu que Pékin soutenait son secteur automobile de façon déloyale, l’Union européenne a imposé aux véhicules électriques chinois une surtaxe pouvant monter jusqu’à 35, 4 %, entrée en vigueur en octobre 2024. 

L’Union européenne dispose d’un éventail d'instruments et de possibilités légales qui lui permettent de calibrer sa riposte lorsque l’un de ses partenaires fausse les relations commerciales.

Un deuxième instrument est le système de sauvegarde. Il permet de réagir face à un afflux subit de biens dû à un détournement du commerce (un exportateur change la destination de ses flux) qui déstabiliserait le marché intérieur de l’UE : dans ce cas, des droits de douane sont imposés aux importations dépassant un quota correspondant aux flux d’importation des années récentes. L’Union européenne y avait eu recours en 2018 lorsque la hausse des droits de douane américains sur l’acier et l’aluminium avait entraîné la redirection vers l’UE des exportations de nombreux pays producteurs.

Un troisième niveau de riposte, les mesures de rééquilibrage, consiste à imposer une surtaxe équivalente aux mesures commerciales illégales prises par un partenaire : l’OMC autorise à imposer des contre-mesures sur un volume équivalent aux exportations européennes impactées par des mesures illégales. Celles-ci prennent la forme de droits de douane additionnels quand ce sont des biens qui sont concernés, mais il est aussi possible de prendre des mesures en matière de services (en suspendant certaines conditions d’accès au marché européen, par exemple), ou de propriété intellectuelle liée au commerce.

Enfin, un dernier élément, qui ne relève pas du domaine commercial à proprement parler, est le règlement anti-coercition, dont l’UE s’est dotée récemment, et qui est destiné à répondre à des pressions économiques exercées à l’encontre des décisions souveraines de l’Union ou de ses États membres. On peut penser par exemple aux rétorsions de la Chine contre la Lituanie il y a quelques années : après que Vilnius avait accueilli un "Bureau de représentation taïwanais" sur son sol, Pékin avait suspendu, en novembre 2021, ses échanges commerciaux bilatéraux, ce qui avait entraîné une réduction de 80 % des activités commerciales lituaniennes. L’UE a donc créé en novembre 2023 un instrument anti-coercition pour faire face à ces restrictions commerciales dont l’objectif est politique.

L’Union européenne dispose donc d’un éventail d'instruments dont les procédures de mise en œuvre, sur initiative de la Commission avec approbation par le Conseil, ont été pensées pour être rapides et efficaces. À la différence des mesures de sanction, ils ne requièrent pas l’unanimité. Les trois premiers outils (droits de douane compensateurs, système de sauvegarde et mesures de rééquilibrage) sont adoptés sur proposition de la Commission à moins d’une majorité qualifiée contre ; le quatrième requiert une majorité qualifiée pour qualifier une situation de coercition, puis les contre-mesures sont adoptées sauf majorité qualifiée contre.

Comment l’UE peut-elle répondre le plus efficacement possible en minimisant les dommages pour les consommateurs européens ?

Face à des décisions aussi brutales de la part du gouvernement américain et aux risques majeurs qu’elles font peser sur la croissance mondiale et sur l’économie européenne, l’Union va chercher à défendre au mieux ses intérêts, ce qui va passer par une combinaison d’actions.

D’abord, l’Union européenne doit continuer de se montrer ouverte à la négociation. Trouver un bon accord reste la meilleure solution, et ne serait-ce que pour donner un signal favorable aux secteurs qui sont les plus menacés sur son territoire. Mais il faut être très clair sur ce que serait un "bon" accord, et garder en tête que ce n’est sans doute pas atteignable avec le gouvernement américain actuel.

Il nous faut donc définir comment être dissuasifs, c’est-à-dire faire sentir un coût significatif à la partie qui impose les distorsions, tout en préservant autant que possible nos propres intérêts économiques. Cela veut dire que, pour définir nos contre-mesures, nous allons chercher à isoler autant que possible les importations pour lesquelles il n’y a pas de fournisseur alternatif, notamment sur les intrants les plus nécessaires au fonctionnement de l’économie européenne, et essayer de limiter l’inflation importée

Il nous faut donc définir comment être dissuasifs, c’est-à-dire faire sentir un coût significatif à la partie qui impose les distorsions, tout en préservant autant que possible nos propres intérêts économiques.

Un autre paramètre que l’Union européenne prendra en compte pour imposer des mesures de rétorsion si nécessaire sera de choisir de cibler les mesures les plus à même de faire sentir aux États-Unis les impacts négatifs de leurs décisions récentes, et de susciter une évolution de leur débat interne. Par exemple, en 2018, l’Union européenne avait augmenté ses droits de douane sur des exportations américaines fabriquées dans les circonscriptions de membres influents du Congrès américain, et des secteurs dont la santé économique dépend de leur capacité à exporter, comme le secteur agricole. Les mesures peuvent être calibrées à une échelle très fine pour maximiser leur effet. Ces mesures ont été suspendues au moment de l’accord UE/États-Unis qui avait suivi l’arrivée du président Biden mais comme cet accord a lui-même été abandonné au retour du président Trump, la Commission vient de mener une consultation express pour les rétablir, en les mettant à jour.

Dans ce débat, il ne faut pas croire qu’il est possible d’isoler complètement certains secteurs. Pour le dire autrement, ce n’est pas parce que l’Union européenne ne taxerait pas les exportations de bourbon américain qu’elle évitera tout risque que les vins et les spiritueux européens soient pas ciblés par les États-Unis : au contraire, les États-Unis ont déjà ciblé, et cibleront de nouveau ces secteurs parce qu’il y a un excédent commercial européen, et parce que les producteurs européens sont très dépendants de leur capacité à exporter, et réagissent donc fortement auprès des autorités européennes. C’est aussi la raison pour laquelle la Chine a ciblé les exportations françaises de cognac lorsqu’elle a voulu dissuader l’Europe d’enquêter sur les subventions aux véhicules électriques.

Certains secteurs sont donc plus exposés que d’autres et en choisissant leurs menaces, les États-Unis cherchent forcément à diviser les Européens : il va donc falloir que nous fassions émerger rapidement une vision partagée de nos intérêts communs. Pour autant, les entreprises européennes ne sont pas aussi démunies qu’en 2018 : le Covid et le premier mandat de Donald Trump ont servi de leçon. Ces sept ans ont permis que les chaînes de valeur et d’approvisionnement soient mieux maîtrisées et diversifiées, et les vulnérabilités des entreprises moindres.

La réponse européenne devra donc réussir à infliger une perte économique suffisamment lourde aux États-Unis pour les amener à la négociation, mais qui soit en même temps suffisamment ajustée pour être la moins nocive possible au fonctionnement de notre propre économie. Toutefois, le contexte n’est pas le même qu’en 2018. À l’époque, la commission Juncker avait pu négocier une trêve sur une base qui n'avait rien d’inédit, en explorant la possibilité (finalement restée lettre morte) de mettre en place un commerce sans droits de douane sur les biens industriels (hors agriculture) et en augmentant les achats de GNL.

Les États-Unis cherchent forcément à diviser les Européens : il va donc falloir que nous fassions émerger rapidement une vision partagée de nos intérêts communs.

Aujourd’hui, l'administration américaine veut forcer ses partenaires à conclure des accords qui relèvent davantage de l’extorsion que d’accord bilatéraux - en témoignent les demandes qui semblent adressées à Kiev sur les minéraux critiques - et va jusqu’à considérer la TVA comme un droit de douane caché et illégitime, qui ne devrait pas s'appliquer aux produits américains !

Dans un entretien publié le 8 avril dans le Financial Times, en un titre qui résume tout, "Donald Trump's tariffs will fix a broken system" ("les tarifs douaniers de Donald Trump vont rétablir un système défaillant"), le conseiller au commerce du président, Peter Navarro, dresse une liste de griefs qui englobe tout le cadre normatif et fiscal de l’UE, y compris les normes techniques internationales des véhicules, qui sont selon lui "délirantes". En réalité, ce ne sont pas nos normes qui sont extraordinaires, mais les normes américaines qui sont singulières…

L’approche imprévisible de la Maison-Blanche laisse planer la menace, malgré le dernier revirement du président. Dès lors, et sans nier l’urgence, l’Union européenne doit préparer des contre-mesures aptes, si besoin, à rester en place durablement.

Enfin, il faudra surveiller la façon dont le commerce international se réorganise en réaction à ces mesures, et mettre en place des mesures de sauvegarde si cela est nécessaire. C’est pour cela que la Commission a annoncé intensifier sa surveillance de l’évolution des flux d’importation.

Faut-il envisager de frapper les services numériques et les services financiers ?

C’est en effet un des sujets en discussion, en veillant là encore à ce que ce ne soit pas contre-productif. Les États-Unis ont un excédent en matière de services à l’égard de l’UE. La façon de procéder sur les services n’est pas nécessairement de mettre un droit de douane, mais plutôt de retirer certaines conditions d’accès des prestataires de service aux marchés et aux clients européens. C’est une démarche qui reste bien distincte de l’application des instruments normaux de l’Union européenne, qui ne sont pas ciblés sur des pays en particulier (par exemple sur le Digital Services Act).

Comment éviter que la Chine ne déverse ses produits sur le marché européen, faute de débouchés aux États-Unis ?

Vis-à-vis de la Chine, l’Union européenne a fait évoluer sa position ces dernières années à la fois pour "dérisker" nos relations économiques, le Covid ayant montré les risques de trop dépendre d’une seule zone géographique, et pour mieux répondre aux enjeux systémiques provenant des surcapacités de production chinoises, qui sont fortement subventionnées. Nous avons donc déjà mis en place des mesures anti-dumping et anti-subventions destinées à préserver le marché européen de cette concurrence déloyale, et cela reste d’actualité.

En cas de besoin, nous aurons aussi à recourir aux sauvegardes, au cas où la redirection des exportations chinoises qui n’entreront plus aux États-Unis ou dans d’autres pays déstabiliseraient le marché intérieur européen. Il ne s’agit pas de couper tous les liens avec la Chine, ni de croire que la Chine peut remplacer nos relations avec les États-Unis, mais de préserver les conditions de prospérité de notre propre marché intérieur. 

Il ne s’agit pas de couper tous les liens avec la Chine, ni de croire que la Chine peut remplacer nos relations avec les États-Unis, mais de préserver les conditions de prospérité de notre propre marché intérieur. 

Les États européens s’accordent-ils sur la stratégie à adopter ?

Les économies européennes sont hétérogènes et subiront de manière diverse les tarifs douaniers de Donald Trump. L’Allemagne, dont le secteur manufacturier est largement excédentaire, est l’un des États les plus menacés et s’accorde sur la nécessité de marquer une ligne rouge face à une politique américaine si agressive. L’économie française est moins directement dépendante des exportations hors UE, mais elle est très dépendante de la bonne santé du marché intérieur, donc nos intérêts sont largement communs. Les termes du débat sont en train d’être rebattus de manière accélérée tant sur les enjeux commerciaux que de défense et de la même manière, il reviendra au Conseil européen de fixer les grands paramètres de notre réaction, y compris pour renforcer le marché intérieur, dans la lignée du rapport Draghi. En matière commerciale, c’est la Commission qui a le pouvoir d’initiative : il faut à la fois prendre le temps de documenter les risques et proposer des évaluations convaincantes, et aller suffisamment vite pour préserver l’unité d’action. La question du leadership sera cruciale dans la période qui s’ouvre.

En attendant, l’UE peut s’appuyer sur l’unanimité que Washington a réunie contre elle et sur les nombreux accords commerciaux qu’elle a conclus ou est en passe de conclure pour privilégier un peu de coopération économique internationale dans un cadre global.

Tous ces effets néfastes montrent en tout cas les risques des votes protestataires : ils poussent au pouvoir des dirigeants prêts à tenir des positions destructrices par pure idéologie, en dépit des arguments que leur oppose le réel.

Propos recueillis par Hortense Miginiac
Copyright image : Scott OLSON / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / Getty Images via AFP

 

Recevez chaque semaine l’actualité de l’Institut Montaigne
Je m'abonne