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19/03/2025

Le Big Bang MAGA : aux origines du trumpisme

Le Big Bang MAGA : aux origines du trumpisme
 Baudouin de Hemptinne
Auteur
Économiste

Donnant-donnant ? Les Européens, par pragmatisme, pourraient bien être les dupes de l'approche transactionnelle que l’on croit trop souvent être celle de l’administration Trump. Pourtant, une cartographie intellectuelle attentive montre la robustesse doctrinale qui irrigue une politique très consciente d'elle-même et qui désigne les fondements de la démocratie libérale, sociale, chrétienne, conservatrice ou écologique comme son adversaire. Quelles différences séparent les libertariens et les post-libéraux, dont les figures de proue respectives sont Elon Musk et J.D. Vance ? Quels sont leurs inspirateurs ? Que recouvrent le "constitutionnalisme du bien commun" ou le techno-capitalisme néo-libertariens et dans quelle mesure représentent-ils une menace pour la démocratie ? En quoi l'impérialisme rend-il possible l'acrobatie dialectique par laquelle la sphère MAGA parvient à dépasser le fossé entre expansionnisme et isolationnisme ? Comment cela se traduit-il en Ukraine ou dans la politique commerciale des États-Unis ? L'Union européenne est-elle pour l'Amérique trumpiste un nouvel "Empire du mal" ? Autant de questions cruciales pour les Européens dans le nouveau monde géopolitique que partage la fracture entre libéralisme et illibéralisme. Refuser la rupture mais aussi la vassalisation, affirmer ses valeurs : l'UE n'est pas sans option. Par Baudouin de Hemptinne.

Le début de la deuxième présidence Trump n’est pas seulement un changement d’administration, mais bien un changement de régime qui se traduit par une attaque pure et simple contre la vision des systèmes démocratiques. Bien que de nombreux électeurs aient sans doute été motivés par des difficultés économiques et l’inflation, rien de ce que nous avons observé ces dernières semaines ne concerne vraiment l’augmentation du prix des œufs dont parlaient les campagnes, comme le souligne le rédacteur en chef du New Yorker.

Le début de la deuxième présidence Trump n’est pas seulement un changement d’administration, mais bien un changement de régime qui se traduit par une attaque pure et simple contre la vision des systèmes démocratiques.

L’objectif poursuivi par l’équipe de Trump et Vance est l’affaiblissement du système démocratique fondé sur des valeurs et l’instauration d’un régime qui gouverne par la force. Tenter d’interpréter les mesures récentes comme résultant de la poursuite des intérêts américains de manière transactionnelle - le discours dominant - est trompeur et ne permet pas d’apprécier la gravité de la situation actuelle. Pour prendre la mesure du retournement en cours, il convient au contraire de remonter la généalogie idéologique du projet Make America Great Again (MAGA) en matière institutionnelle, en politique économique et de sécurité internationale.

Il apparaît dès lors que MAGA n’est pas simplement une clownerie, mais un projet reposant sur un matériel idéologique articulé et robuste, développé au cours des dernières années pour une nouvelle ère "postlibérale". La conséquence d’une telle défiance envers la démocratie et un monde fondé sur des valeurs - dignité humaine, état de droit, contre pouvoirs, pluralisme, multilatéralisme - est que l’Europe représenterait un obstacle plus grand pour l’agenda MAGA que la Russie ou la Chine, et qu’elle pourrait finalement devenir une cible politique. Face à cela, les dirigeants européens doivent rester fidèles à leurs valeurs tout en adoptant une posture ouverte et non conflictuelle avec les États-Unis. Au même moment, des divisions internes en politique américaine pourraient arrêter le projet du nouveau leadership américain.

Le mépris de la vision du monde fondée sur des valeurs et le culte de la force

Bien que le mouvement MAGA prétende placer l’Amérique en premier et servir les intérêts américains, on ne parviendra pas à comprendre sa stratégie et son objectif final si l’on croit que Trump aborde la politique comme un homme d’affaires qui négocie et conclut des accords pour sauvegarder ses intérêts, qu’ils soient économiques ou sécuritaires.

En tant qu’Européens, nous devons réaliser que les présidences de Trump I et Trump II sont de natures radicalement différentes. Le premier mandat du président Trump semble avoir été dicté par une approche transactionnelle et parfois désorganisée ou impulsive de la politique. On évoque parfois la "Mad Man theory" selon laquelle un dirigeant agit à dessein de manière imprévisible. Mais dans un récent article, Francis Fukuyama souligne que le second mandat de Trump ne se caractérise plus par des approches "chaotiques" ou "transactionnelles" : "nous assistons à un déploiement délibéré d’un effort pour détruire l’‘État profond’. Ce n’est pas du chaos, bien que cela puisse être perçu comme tel par ceux qui en font les frais." Le second mandat est caractérisé par le déploiement d’une revanche soigneusement préparée contre toute forme de vision du monde fondée sur des valeurs. Pendant des années, la Heritage Foundation a travaillé sur le programme de Trump connu sous le nom de "Projet 2025". Ce projet s’appuie sur le travail des penseurs postlibéraux qui ont émergé au cours de la dernière décennie.

Cette fois, le mouvement MAGA est bien plus guidé par une idéologie que par des intérêts. Nous assistons à une attaque pure et simple contre les principes de la démocratie, qu’elle soit libérale, sociale, chrétienne, conservatrice ou écologique qui ont gouverné nos sociétés pendant des siècles. "Rendre l'Amérique grande à nouveau" est avant tout un projet culturel. C’est un culte de la force, une nouvelle version du darwinisme social qui a inspiré les régimes totalitaires du siècle dernier.

 

"Rendre l'Amérique grande à nouveau" est avant tout un projet culturel. C’est un culte de la force, une nouvelle version du darwinisme social qui a inspiré les régimes totalitaires du siècle dernier.

Deux semaines après les remarques de Vance à la Conférence de sécurité de Munich, l’humiliation publique choquante et cruelle de Zelensky et de son peuple dans le Bureau Ovale était une illustration parfaite de harcèlement et de torture psychologique. Trump, Vance, Musk et leurs alliés sont déterminés à mener une guerre des valeurs contre tout ce qui ressemble à de la compassion, de l’empathie et de la justice. Il est peut-être temps de relire le brillant livre Dominion de Tom Holland pour comprendre que la loi de la jungle hobbesienne promue par Monsieur Trump ressemble plus à l’impérialisme romain qu’à une démocratie centrée sur l’humain. Ne pas comprendre cette dimension idéologique risque de rendre aveugle aux objectifs poursuivis par la nouvelle administration américaine (bien que le mot administration ne soit plus vraiment de mise...)

À la base, le rejet et la colère envers le libéralisme et la démocratie

Le mouvement MAGA, qui a pris le contrôle du Grand Old Party, se compose de deux principaux courants de partisans. D’une part, les intellectuels postlibéraux dirigés par Vance. D’autre part, les libertariens du monde de la tech, avec Musk comme figure de proue. Ces deux courants partagent un rejet et une colère envers le libéralisme et la démocratie. Ils se sont engagés à mener une guerre culturelle contre la liberté individuelle, la séparation des pouvoirs, les contre-pouvoirs, le pluralisme et la tolérance considérés comme responsables de tous les problèmes sociaux.

Les intellectuels postlibéraux : Vance, Rubio et De Santis

Vance raconte son enfance au sein d’une famille brisée dans l’Ohio rural dans Hillbilly Elegy, ses mémoires publiés en 2016. Le livre qui l’a rendu célèbre est éclairant sur les difficultés quotidiennes que de nombreux citoyens américains endurent. Quatre ans plus tard, Vance a continué de partager son histoire de vie dans un article expliquant son parcours spirituel de conversion au catholicisme. Il laisse percevoir son rejet du libéralisme, ressenti comme la cause de la décadence morale qu’il observe dans la société. À partir de là, divers intellectuels catholiques, qui défendent parfois des positions condamnées par l’Église elle-même, ont continué à façonner les opinions politiques de Vance au fil de son parcours intellectuel.

Parmi eux, Patrick Deneen, un politologue de l’Université de Notre-Dame. Son diagnostic initial est que la réalisation du projet libéral conduit à la destruction de la société de l’intérieur. Il défend l’idée selon laquelle le libéralisme détruit toutes les structures sociales par sa propension à créer des individus toujours plus isolés. Le raisonnement a été largement salué dans tous les courants de la société et par Obama lui-même. Dans son dernier livre, Regime Change: Towards a Postliberal Future, Deneen va encore plus loin et plaide pour un nouveau type d’"aristopopulisme", inspiré des méthodes de Machiavel pour saisir le pouvoir et visant à installer un régime basé sur des "vertus civiques".

L’interprétation de la loi et de la Constitution "devrait être fondée sur les principes selon lesquels le gouvernement aide à orienter les personnes, les associations et la société en général vers le bien commun, et qu’une forte autorité en faveur de l’atteinte du bien commun est tout à fait légitime."

Un autre penseur postlibéral préoccupé par la morale est Adrian Vermeule, professeur de droit à Harvard. De plus en plus influent parmi les juristes américains, il a théorisé le "constitutionnalisme du bien commun". Selon lui, l’interprétation de la loi et de la Constitution "devrait être fondée sur les principes selon lesquels le gouvernement aide à orienter les personnes, les associations et la société en général vers le bien commun, et qu’une forte autorité en faveur de l’atteinte du bien commun est tout à fait légitime." Le constitutionnalisme du bien commun défend donc une forte concentration du pouvoir dans les mains de l’exécutif et sa suprématie sur les autres branches.

Ces dernières semaines, le décret exécutif "Ensuring Accountability for All Agencies", signé le 18 février, fournit une supervision présidentielle sur les agences fédérales américaines traditionnellement indépendantes. Ce 17 mars, c’est un des plus proches conseillers de Trump, Stephen Miller, qui déclarait de but en blanc sur CNN que les juges n’avaient aucun pouvoir sur l’action présidentielle à propos du "Alien Enemies Act."

Ces événements sont une traduction directe de l’approche de Vermeule sur l’organisation institutionnelle. Lorsque Trump s’autocongratule sur les réseaux sociaux, en postant "Vive le roi" (19 février 2025), ou "celui qui sauve son pays ne viole aucune loi" (15 février) ou encore lorsque Vance, dans le discours qu’il a prononcé lors de la Conférence de Munich le 14 février, le décrit comme "le nouveau shérif dans la capitale", le président est représenté comme un dirigeant fort au-dessus des autres branches du pouvoir.

Un autre élément du constitutionnalisme du bien commun est l’idée que les églises traditionnelles devraient être chargées de définir ce qu’est effectivement le "bien commun" et les valeurs que l’État doit promouvoir. En 2022, le journaliste de Politico Ian Ward publiait une enquête approfondie sur le constitutionnalisme du bien commun et ses tendances autoritaires et théocratiques. Dans cet article, il soutient que cette école de pensée a conquis les cercles juridiques les plus influents des États-Unis, tels que la Federalist Society. En plus de Vance, d’autres grands partisans de MAGA se sont également ralliés à la pensée postlibérale, comme Marco Rubio et Ron De Santis. Le rejet du pluralisme et de la séparation de l’Église et de l’État est parfois appelé "intégralisme" et va à l’encontre de nombreux principes de la Doctrine sociale de l’Église elle-même.

Enfin, le mouvement postlibéral peut compter sur des penseurs européens, également populaires parmi les partis politiques qui forment le nouveau mouvement Make Europe Great Again. On peut citer les célèbres John Milbank et Adrian Pabst, mais aussi le discret professeur de Cambridge James Orr et l’écrivain Rod Dreher, tous deux à la fois mentors de Viktor Orbán et de J.D. Vance.

Le techno-capitalisme libertarien : Musk, Banon et consorts

Le deuxième grand groupe de partisans MAGA est constitué des entrepreneurs tech libertariens tels que Musk, Zuckerberg ou Bezos. Musk lui-même est en colère contre tout ce qui est qualifié de libéral ou progressiste, qu’il associe au "virus woke" et qui lui rappelle le processus de changement de sexe de sa fille qu’il a rejeté. Les cultures qui attachent de l’importance à la douceur ou à la faiblesse lui semblent méprisables tandis qu’il valorise la force et la performance. Le 28 février, Joe Rogan, le célèbre podcaster qui a reçu Trump, Vance, Musk et bien d’autres républicains avant les élections présidentielles, a diffusé son dernier épisode dans lequel on entend Elon Musk affirmer que l’exploitation de l’empathie est "la faiblesse fondamentale de la civilisation occidentale" et que son propre projet est de "devenir une civilisation multiplanétaire"

La vision politique techno-capitaliste des élites libertariennes combine un capitalisme de marché libre radical, un déterminisme technologique et un profond scepticisme à l’égard de la réglementation gouvernementale. Cette vision du monde envisage un avenir où l’entreprise privée dirige le progrès, avec des percées en IA, en colonisation spatiale et en biotechnologie remodelant la civilisation humaine. L’intervention du gouvernement et l’"État profond" sont vus comme la cause fondamentale de tous les maux sociaux et un obstacle à l’innovation.

La vision politique techno-capitaliste des élites libertariennes combine un capitalisme de marché libre radical, un déterminisme technologique et un profond scepticisme à l’égard de la réglementation gouvernementale.

Cette idéologie futuriste, originaire de la Silicon Valley et défendue par des penseurs comme Marc Andreessen, considère le pouvoir de l’État et la supervision gouvernementale comme obsolètes face au développement rapide des technologies. Profondément élitistes, ils rejettent les structures politiques traditionnelles au profit d’une gouvernance technocratique décentralisée dirigée par des entrepreneurs visionnaires.

L’influenceur le plus sombre derrière la vision du régime techno-capitaliste MAGA est Curtis Yarvin. Ce blogueur, connu comme le fondateur du mouvement "Dark Enlightenment", plaide pour un régime autoritaire, où le pouvoir serait entre les mains d’une sorte de monarchie technophile. Son mouvement est décrit comme anti-égalitaire, anti-démocratique et néo-réactionnaire. La présence de Curtis Yarvin au bal d’inauguration de Trump en janvier 2025 montre le statut important qu’il a acquis auprès des républicains. J.D. Vance et le stratège politique Steve Banon figurent parmi les plus grands partisans MAGA influencés par ses idées. Et il en va de même pour Peter Thiel, qui entretient des liens étroits avec Vance et une fascination commune pour l’anthropologue René Girard dont il instrumentalise volontiers la pensée. Le fondateur de Palantir, une gigantesque entreprise d’analyse de données par IA, plaide régulièrement pour un gouvernement de plus en plus techno-autoritaire.

En résumé, selon le commentateur politique britannique Rory Stewart, aucun de ces techno-capitalistes libertariens ne croit vraiment en la démocratie. Ils pensent plutôt que "le gouvernement américain doit être gouverné de la même manière qu’ils dirigent leurs entreprises technologiques". Les mesures rapides pour démanteler les institutions gouvernementales que nous avons vues ces dernières semaines, notamment par le tristement célèbre DOGE, sont des signes visibles du changement de cadre institutionnel. Anne Applebaum, de The Atlantic, décrit ces actions comme un changement total de régime : gel de l’aide au développement, menaces contre des responsables militaires et judiciaires, pression sur les fonctionnaires pour justifier leurs rôles, etc.

La politique économique comme arme

L'approche de Trump et Vance concernant la politique économique semble également soigneusement préparée et réfléchie, bien que ses fondements économiques soient débattus parmi les économistes. La figure de référence ici est Stephen Miran, nommé pour présider le Conseil des conseillers économiques du président Trump. Il a esquissé un agenda économique pour l'administration Trump dans un mémo qu'il a publié en novembre 2024, décrit par la chroniqueuse du Financial Times Gillian Tett, comme "l'explication la plus aboutie de l'économie financière trumpienne". Dans ce document détaillé, Miran soutient la vision trumpienne selon laquelle le constant déficit commercial et budgétaire des États-Unis, dû à la surévaluation du dollar en tant que monnaie de réserve internationale, est injuste.

Cette situation complexe résulte d’un décalage entre les intérêts à court terme des États-Unis et les intérêts mondiaux à long terme d’un dollar fort, situation qui avait déjà été anticipée par l’économiste belge Robert Triffin dans les années 1960. Pour inverser cette situation et rétablir un équilibre entre les exportations et les importations des États-Unis, l’approche suggérée par Miran se déroule en deux phases. La première phase consiste à lever des droits de douane élevés pour stimuler la production nationale et transférer une plus grande part de la charge fiscale vers les partenaires commerciaux. Le secrétaire du Trésor Scott Bessent désigne cela comme la théorie du "tarif optimal". La guerre commerciale lancée contre des partenaires commerciaux historiques comme le Mexique, le Canada et l’UE est en ligne avec ce programme. La deuxième phase consiste en une dévaluation du dollar américain par des politiques monétaires abruptes, potentiellement de manière unilatérale. La philosophie sous-jacente est que la charge des déficits américains devrait être transférée à d'autres pays qui verraient leurs exportations vers les États-Unis lourdement taxées et leurs actifs en dollars perdre de la valeur. De grands risques en termes d'inflation et de stabilité financière internationale découlent d'une telle approche, ce que Miran reconnaît dans son mémo. Mais, comme le suggère celui-ci, les objectifs sous-jacents de ces politiques économiques vont au-delà de l'économie. Ils visent à mettre en valeur la puissance et l'influence des États-Unis. En effet, le papier suggère que la fourniture d’un parapluie de défense à ses alliés traditionnels pourrait être utilisée par les États-Unis comme un outil de négociation pour les contraindre à accepter les droits de douane et la menace de dévaluation de leurs actifs en dollars. De la sorte, la politique économique sous le régime MAGA est instrumentalisée pour créer une ligne de démarcation claire entre vassaux et ennemis. Le mépris de tout type d’approche multilatérale pour le commerce ou le système financier international, au profit de la loi du plus fort, ne pourrait pas être plus clair.

L'impérialisme comme nouvelle doctrine

En matière de sécurité internationale, aucun des concepts de multilatéralisme, de défense du monde libre, de valeurs universelles ou d’alliances n’est à trouver dans la politique de Trump. La nouvelle approche sécuritaire est profondément impérialiste : une sorte d’équilibre entre isolement et expansion.

D’un côté, les discours de Trump, Rubio et Vance portent des éléments d’isolationnisme. Le narratif est de mettre l’Amérique d’abord et de parvenir à cet objectif en se retirant des déploiements à l’étranger ainsi qu’en mettant fin à l’aide au développement. Tout ce qui ne rend pas le territoire des États-Unis stricto sensu plus fort, plus sûr ou plus prospère devient sans importance. L’"immense et magnifique océan" qui sépare l’Amérique de l’Europe et du conflit en Ukraine est une raison suffisante pour arrêter le soutien à un pays qui lutte pour sa souveraineté, sa liberté et sa démocratie

Le narratif est de mettre l’Amérique d’abord et de parvenir à cet objectif en se retirant des déploiements à l’étranger ainsi qu’en mettant fin à l’aide au développement.

D’autres signes de cet isolationnisme sont les propos du secrétaire à la Défense, Pete Hegseth, déclarant à ses homologues européens que les troupes européennes, si elles sont déployées en Ukraine, ne seraient pas protégées par l’article 5 de l’OTAN. Ou encore les réductions annoncées des dépenses en matière de défense.

D’un autre côté, la communication de Trump revêt volontiers un ton expansionniste. Dans les semaines précédant son investiture, nous avons entendu les intimidations rhétoriques vis-à-vis du Mexique en rebaptisant son golfe et envers le Canada en le qualifiant de 51e État des États-Unis. Depuis son entrée en fonction, ses déclarations se font agressives vis-à-vis du Panama et du Groenland. Il affirme fermement que les États-Unis doivent accroître leur contrôle sur ces territoires pour des raisons de sécurité nationale, ce qui pose de réelles menaces pour la souveraineté territoriale de ces pays. Dans son discours d’investiture, Trump appelle littéralement les États-Unis à "se considérer comme une nation en expansion", "une nation qui étend son territoire" et qui "porte son drapeau vers de nouveaux horizons magnifiques".Et si cela ne suffisait pas, il y a toujours l'obsession de Musk pour la colonisation de Mars comme autre méthode d’expansion.

Mais comment concilier des approches apparemment contradictoires d'isolement et d'expansion ? Une vision impérialiste le permet. En voyant le monde comme devant être dominé par des sphères d’influence dirigées par du hard power, on peut argumenter de manière cohérente en faveur d’un empire américain qui exerce une influence décisive sur les Amériques et le Grand Nord, tout en soutenant un retrait de l’implication des États-Unis dans les sphères d’influence des autres grandes puissances.

Dans cette optique, le désengagement du conflit en Ukraine correspondrait à la reconnaissance d’une zone d'influence impériale russe. Le fait de laisser l'Europe de côté lors des négociations de paix confirme l'idée que l'approche de soft power en géopolitique adoptée par l'Europe n'est pas considérée comme pertinente pour jouer un rôle sur la scène mondiale. Dans ce cas, l’interprétation du virage politique de Trump concernant la condamnation de l’agression de l’Ukraine par la Russie ne résulterait pas seulement des explications d’usage sur le "recentrage des États-Unis sur l’Indo-Pacifique" ou de l’utilisation de rhétorique de négociation pour "tester des idées et voir comment elles sont reçues par les autres parties". Le refus de condamner Poutine lors du vote au Conseil de sécurité de l’ONU indiquerait une vision de la sécurité internationale où le monde est divisé en sphères d'influence contrôlées par une poignée d'empires.

Mais comment concilier des approches apparemment contradictoires d'isolement et d'expansion ?

La politique économique présentée dans le document de Stephen Miran mentionné plus tôt soutient parfaitement cette vision impérialiste du monde. En cherchant à faire payer les pays pour toute couverture et garantie de sécurité, le monde se divise entre des vassaux des États-Unis qui paient pour leur sécurité et ceux qui suivent d'autres valeurs et deviennent des ennemis.

Toute réflexion sur la responsabilité qui découle de la force et du statut de puissance mondiale disparaît dans un tel univers, tout comme la notion d’allié qui disparait, ainsi que les notions de valeurs morales ou universelles.

L’Europe et ses valeurs comme obstacle au projet MAGA

Les bases idéologiques du mouvement MAGA en ce qui concerne l’organisation institutionnelle, la politique économique et la sécurité internationale sont en contradiction avec les valeurs et principes démocratiques européens tels que les contrepouvoirs, le pluralisme, le multilatéralisme, les liens de confiance sur du long terme avec les alliés et la responsabilité envers les plus faibles. En retraçant cette généalogie idéologique du projet MAGA, nous sommes en mesure de mieux comprendre la gravité des événements actuels.

En effet, il est probable que les champions libertariens et postlibéraux de MAGA ne supporteront pas longtemps les discours calmes, respectueux, réfléchis et fondés sur des valeurs des dirigeants européens, dirigeants parmi lesquels Zelensky devient un modèle. Psychologiquement, il faut une grande capacité d’introspection, une conscience de soi et de l'humilité pour écouter quelqu'un qui vous tend un miroir et incarne le contraire exact de ce que vous êtes devenu. En réalité, la différence flagrante d'attitude entre un Trump et un Vance tyranniques et extorqueurs et un Zelensky stoïque lors de leur discussion diffusée à la Maison Blanche est le parfait exemple de ce phénomène.

Si les principes démocratiques sont perçus comme un fruit pourri du libéralisme et si l'idée que le pouvoir ne relève que de la force et non des valeurs est profondément ancrée dans le nouveau gouvernement américain, il est fort possible que les démocraties européennes soient considérées comme des pays et des cultures décadents. Dans une telle vision du monde, abandonner le Vieux Continent - et l'Ukraine en particulier - devient un acte honorable pour le bien de l'humanité. Rejoindre des voix autoritaires comme Orbán et Poutine et soutenir les partis illibéraux dans les pays européens semble être une manœuvre pour sauver l'Occident de sa propre décomposition. En poussant cette troublante expérience de pensée plus loin, l’Europe et le projet de l’Union européenne pourraient finalement devenir un obstacle plus important pour l’agenda libertarien et postlibéral MAGA que la Russie ou la Chine. L’Europe, supposée être le foyer de toutes les idéologies maléfiques, pourrait finalement devenir une cible politique. Rory Stewart se pose la question de savoir si un quelconque leader européen est prêt pour un scénario où il deviendrait un "adversaire stratégique" des États-Unis.

Le degré de prévalence de la bataille idéologique dans la politique américaine, plutôt que la fracture Occident contre non-Occident, est très bien expliqué par Richard Youngs : "Les politiques futures ne seront probablement pas clairement divisées entre l’approche des États-Unis contre l’approche de l’Europe, ou même entre les démocraties occidentales ou non occidentales. La fracture d’aujourd’hui se situe entre ce que l’on pourrait appeler l’Internationale libérale et l’Internationale illibérale - avec des acteurs des deux camps présents dans tous les pays. L’Internationale illibérale est maintenant au pouvoir aux États-Unis et gagne du terrain dans certaines parties de l’Europe, tandis que les réseaux prodémocratie prospèrent loin de l’Occident. Ce changement imminent dépasse le cadre des choix immédiats de la politique de l'UE, mais invite à reformuler toute la manière dont l’agenda international de la démocratie est structuré et conceptualisé.

Dans une situation où la nouvelle administration américaine est pleinement convaincue de sa mission civilisationnelle, des pressions pourraient être exercées sur les pays européens pour qu’ils choisissent entre deux options. Soit l’Europe reste passive, se soumet et décide de rester alignée avec les États-Unis à tout prix, en en payant éventuellement le prix. Dans ce cas, l’Europe ne se mettrait plus en travers de l’agenda MAGA et deviendrait en pratique un vassal, apportant son soutien dans les forums internationaux et offrant un grand marché ouvert.

La fracture d’aujourd’hui se situe entre ce que l’on pourrait appeler l’Internationale libérale et l’Internationale illibérale - avec des acteurs des deux camps présents dans tous les pays.

Soit les pays européens décideraient qu’il est plus important de défendre les valeurs démocratiques auxquelles ils ont adhéré jusqu’ici. Il est possible que, dans ce scénario, l’Europe soit clairement étiquetée comme un ennemi par les partisans MAGA. Ils pourraient ne pas s’indigner que la Russie prenne le contrôle de certaines parties du continent. La division et la guerre sur le continent européen pourraient finalement faciliter l’exportation de plus d’armements et de pétrole et ouvrir la voie à une annexion du Groenland sans résistance, car il semble peu probable que l’Europe puisse soutenir deux fronts.

Droit debout : un équilibre délicat pour échapper au piège

Ce faux dilemme où aucune des options n'est dans l’intérêt de l’Europe doit être évité à tout prix. Pour échapper à ce piège, nous pensons que rester ferme dans l’engagement pour la défense des valeurs démocratiques sans ostraciser les États-Unis doit être le principe directeur pour les dirigeants européens.

Pour rester fermes dans notre engagement à défendre les valeurs démocratiques, nous devons sans cesse nous replonger dans les fondements philosophiques de la démocratie. Pour naviguer dans ces temps difficiles, nous devons réfléchir aux raisons pour lesquelles nous adhérons à ces valeurs et réaffirmer notre désir de vivre selon celles-ci. Alors que l’offensive MAGA se mène sur un plan idéologique, c’est notre compréhension de la philosophie politique que nous devons renforcer. Beaucoup appellent à un réarmement de l’Europe et à une augmentation des dépenses de défense. Cependant, il nous faut tout autant un réarmement philosophique pour défendre nos démocraties et pour démontrer pourquoi les droits de l’homme, la dignité humaine, l’état de droit, les contrepouvoirs, le pluralisme et la diplomatie multilatérale sont les meilleurs chemins vers un avenir pacifique, juste et prospère pour nos sociétés. Ces principes sont transversaux pour beaucoup d’idéologies politiques - qu’elles soient libérales, sociales, chrétiennes, conservatrices ou écologiques. Nous avons urgemment besoin de discerner quels principes de la pensée libérale forment le fondement de la démocratie et quels excès nécessitent une correction. Si nous échouons à le faire, la vision illibérale s’enracinera et "l'Occident", - au sens littéral l'endroit où le soleil meurt, deviendra l’endroit où les principes des Lumières sont enterrés.

Cependant, ces derniers jours, les dirigeants européens ont commencé à se révéler et semblent prêts à relever le défi. "Aujourd’hui, il est devenu clair que le monde libre a besoin d’un nouveau leader. C’est à nous, Européens, de relever ce défi", a déclaré Kaja Kallas, la Haute Représentante de l’UE, dans un message court et puissant qui inspire l’espoir après la réunion à la Maison Blanche.

Dans la réponse de l’Europe face à la situation actuelle, agir de concert comme une équipe unie de nations nécessitera des efforts de coordination, des discussions complexes et du temps.

Dans la réponse de l’Europe face à la situation actuelle, agir de concert comme une équipe unie de nations nécessitera des efforts de coordination, des discussions complexes et du temps. Malgré la frustration qui surgit de ne pas toujours agir aussi rapidement qu’on l'espérait, nous ne devons pas avoir honte de gérer par la consultation et le dialogue même les crises aiguës de sécurité . À long terme, c’est ainsi que nous maintiendrons vivantes nos valeurs.

En ce qui concerne notre posture avec les États-Unis, nous devons éviter d’être naïfs et prendre notre destin en main. C’est un moment décisif pour l’Europe, et notre ligne de conduite doit être développée indépendamment du comportement de l’administration Trump. Néanmoins, il est crucial de laisser la porte ouverte aux États-Unis pour qu’ils réévaluent leur posture défiante. Nous ne pouvons pas les ostraciser mais nous devons être prêts à les réaccueillir afin d'éviter des confrontations inutiles et dangereuses. Cela semble être l’approche adoptée par Keir Starmer dans ses déclarations équilibrées et mesurées après le Sommet de Londres des alliés européens, du Canada, de la Turquie, de l’UE et de l’OTAN, le 2 mars 2025.

Des luttes internes aux États-Unis pour inverser la situation ?

Et si les divisions politiques internes aux États-Unis finissaient par contrecarrer l’agenda des dirigeants MAGA ? Le déroulement dramatique de la visite de Zelensky à la Maison Blanche semble avoir déclenché une résistance interne grandissante. Le grand public, ainsi que les démocrates et certains républicains, estiment que cela a trop duré et commencent à organiser des manifestations. Les tribunaux, les médias, les institutions indépendantes et la société civile peuvent-ils tenir encore un peu avant qu’il ne soit trop tard ? Et quand exactement sera-t-il "trop tard" ? Les élections de mi-mandat dans deux ans semblent être un horizon lointain. Après des premières tensions en réunion du cabinet, les fractures internes du mouvement MAGA vont-elles continuer à se manifester ? Combien de temps les intérêts et visions du monde des figures telles que les postlibéraux de Vance et les libertariens de Musk s'aligneront-ils ? À ce jour, rien n'est écrit d’avance. Il est encore possible que les luttes internes - qu’il s’agisse de la confrontation entre intellectuels postlibéraux et entrepreneurs techs, ou de la résistance de la population et des institutions -empêchent la réalisation complète du coup d’État Trump.

Copyright image : Andrew Harnik / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / Getty Images via AFP
Les opinions exprimées dans cet article sont personnelles et ne reflètent en aucun cas les positions des institutions auxquelles il est affilié.

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