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12/03/2025

TSMC, une prise de guerre économique pour les États-Unis ?

TSMC, une prise de guerre économique pour les États-Unis ?
 Mathieu Duchâtel
Auteur
Directeur des Études internationales, Expert Résident

Le 3 mars, l'annonce par TSMC, le Taiwanais à la pointe des semi-conducteurs, d'un plan d’investissement de 100 milliards de dollars aux États-Unis, en Arizona, a soulevé inquiétudes et interrogations. Taiwan risque-t-elle de perdre sa souveraineté stratégique ? Le gouvernement du président Lai a-t-il été à l'initiative ou faut-il voir dans cette décision le choix avant tout économique d’une entreprise désireuse de s'adapter aux nouvelles contraintes douanières de l'administration Trump ? Dans le contexte du désengagement américain et compte tenu du précédent Washington-Kiev, Taiwan tente-t-il une opération donnant-donnant ou l'île, en annulant l’argument que lui offre son avancée technologique inégalée, est-elle en train de scier la branche sur laquelle elle est assise ? Malgré des incertitudes préoccupantes,  Mathieu Duchâtel montre que Taiwan n'a pas abattu toutes ses cartes dans la partie engagée avec la Maison-Blanche.

À Taiwan, TSMC est souvent affectueusement qualifiée de "montagne sacrée qui protège le pays" (保國聖山), et parfois aussi d’entreprise à "l’ADN américain". Ses principaux clients - Apple, Nvidia, AMD et Qualcomm - sont américains. Ses dirigeants sont issus des meilleures universités des États-Unis. Son fondateur, Morris Chang, et son PDG actuel, C.C. Wei, ont travaillé chez Texas Instruments, tandis que son président sortant, Mark Liu, vient de créer un centre d’excellence à Berkeley, son alma mater.

Il renforce Taiwan face à une absorption par la Chine, mais alimente aussi les craintes d’une délocalisation forcée de son industrie clé.

Ce lien avec les États-Unis est à la fois un atout stratégique et une source d’inquiétude. Il renforce Taiwan face à une absorption par la Chine, mais alimente aussi les craintes d’une délocalisation forcée de son industrie clé. Le président Lai défend TSMC comme un "bouclier de silicium", tandis que l’opposition alerte sur une perte progressive de l’avance technologique de l’île.

Face au risque de guerre dans le détroit de Taiwan, l’administration Trump cherchera-t-elle à transférer les capacités industrielles taiwanaises sur le sol américain, ou préservera-t-elle la posture de dissuasion qui a favorisé l’intégration entre la Silicon Valley et le hardware taiwanais ?

Le 3 mars, TSMC a annoncé un investissement de 100 milliards de dollars aux États-Unis. Aux côtés de Donald Trump, C.C. Wei a dévoilé la construction d’un centre R&D, de deux sites de packaging avancé et de trois nouvelles usines. Cet engagement s’ajoute aux 65 milliards en cours d’investissement en Arizona, où la production de puces 4 nm a commencé fin 2024, avec une extension progressive vers le 3 puis le 2 nm d’ici 2030.

Cette annonce a suscité des débats passionnés à Taiwan. Le Président Lai l’a qualifié de "moment historique pour les relations États-Unis/Taiwan". L’opposition affirme que TSMC agit sans concertation avec le gouvernement, alors même que le ministre du Développement national, Liu Chin-ching, siège au conseil d’administration. Le choix de la Maison-Blanche plutôt que du palais présidentiel de Taipei pour l’annonce a nourri ces spéculations. L’annonce venait pourtant à un moment stratégique pour la relation États-Unis/Taiwan. Le choix du moment et de Washington visait à l’évidence à rassurer dans un contexte marqué par la tentative d’enterrement politique du président Zelensky par l’administration Trump, et la suspension de l’aide militaire américaine à l’Ukraine. Face à une Ukraine "sans carte", selon les termes de Donald Trump, Taiwan en aurait joué une tôt, pour garder la main. Mais dans un contexte polarisé, où le scepticisme envers les garanties de sécurité américaines est alimenté par la Chine, l’opposition taiwanaise et la politique de Trump sur l’Ukraine, l’effet rassurant espéré n’a pas vraiment pris. L’action TSMC a ainsi chuté de 4,19 % le jour de l’annonce.

L’hypothèse d’une coordination stratégique entre le gouvernement taiwanais et TSMC se trouve pourtant étayée par plusieurs faits. Au mois de janvier, le ministère de l’économie a ainsi formellement décidé d’autoriser l’investissement de TSMC dans la production de semi-conducteurs gravés en 2 nanomètres en Arizona. Depuis le début des années 2000, le gouvernement taiwanais suivait une ligne plus stricte. Il imposait de maintenir deux générations d’avance pour la production de semi-conducteurs sur le sol taiwanais. Pour justifier ce revirement, le ministre de l’économie J.W Kuo a évoqué des "règles anciennes", soulignant que "les temps ont changé". Le calendrier tardif de cette autorisation coïncide avec l’entrée en fonction de la nouvelle administration Trump à Washington et démontre une gestion stratégique de la part de Taipei. Fin février, J.W. Kuo a d’ailleurs précisé que si les restrictions sur les générations technologiques des investissements à l’étranger ont été levées (à l’exception des investissements en Chine), toute joint-venture impliquant TSMC demeure soumise à l’approbation du gouvernement taiwanais.

Les débats ont vite porté sur l’absence de coordination entre TSMC et le ministère de l’Économie. Le pilotage du dossier semble en effet avoir relevé du Palais présidentiel, via le Conseil à la sécurité nationale, acteur clé des échanges avec l’administration Trump. L’absence des ministres de l’Économie et des Affaires étrangères lors de la conférence de presse conjointe du président Lai et de C.C. Wei, contrastant avec la présence des secrétaires du Conseil à la sécurité nationale et de l’Administration présidentielle, renforce l’idée d’une orchestration au sommet de l’État. L’opposition y voit une marginalisation du ministère de l’Économie, réduit à un rôle d’approbation administrative. Malgré des zones d’ombre, tout indique un investissement stratégique visant à gérer la relation avec Washington.

La question centrale reste le coût que Taiwan est prêt à payer pour sécuriser son alliance avec les États-Unis. TSMC risque-t-elle de céder son avance technologique sous pression américaine ? Certains y voient un transfert de technologie à terme fatal, tandis que d’autres estiment que Taiwan renforce ainsi son influence à long terme.

Le facteur temporel est essentiel. La première usine de TSMC en Arizona a commencé sa production en volume fin 2024, quatre ans après son annonce en mai 2020, la dernière année de l’administration Trump. La décision de construire une deuxième usine, dédiée à la technologie 3 nanomètres, a été annoncée en décembre 2022. Sa mise en service est prévue pour 2028. La troisième usine, destinée à la production en 2 nanomètres, a été annoncée en avril 2024, et doit voir le jour à la fin de la décennie. Il est donc possible qu’une partie des investissements annoncés par C.C Wei aux côtés du président Trump ne se matérialiseront pas pendant le second mandat de ce dernier.

Malgré ces expansions, Taiwan restera le cœur industriel de TSMC à la fin de la décennie. Si tous les projets américains aboutissent, seuls 20 % de la capacité avancée de TSMC seront aux États-Unis d’ici 2030. Taiwan conserve une avance technologique majeure, avec la montée en puissance du 2 nm dès 2025 dans ses sites de Hsinchu, Tainan et Kaohsiung. L’année 2025 est en effet celle du passage à la production à très grande échelle de la technologie 2 nm, offrant une amélioration de 10 à 15 % en vitesse et en efficacité énergétique par rapport au 3 nm.

Malgré ces expansions, Taiwan restera le cœur industriel de TSMC à la fin de la décennie. Si tous les projets américains aboutissent, seuls 20 % de la capacité avancée de TSMC seront aux États-Unis d’ici 2030.

Les carnets de commandes sont déjà pleins et, en 2028, à l’issue du second mandat de Donald Trump, Nvidia et Apple continueront de dépendre de Taiwan pour leur approvisionnement, quel que soit le niveau des droits de douane. Cette année-là, le monopole de la production de 2 nm à Taiwan atteindra sans doute son pic en volume.

Les inquiétudes persistent pourtant sur le centre R&D américain. La presse économique taiwanaise le perçoit comme un moyen pour les entreprises américaines de rattraper leur retard sur la fabrication avancée. Elle souligne que, si les États-Unis ne disposent pas encore d’une stratégie d’attraction des talents- qui pourrait notamment cibler Taiwan - à une échelle suffisante pour les semi-conducteurs, ni de politiques pro-business "suffisamment flexibles", l’implantation d’un centre de recherche constitue une étape majeure dans cette direction.

Si la tendance est indéniablement préoccupante, l’ampleur de son impact reste incertaine. On ignore encore quels segments de la chaîne de valeur seront au cœur du centre de R&D aux États-Unis et dans quelle mesure il restera subordonné au hub de Hsinchu. Parallèlement, TSMC conserve une avance significative sur ses concurrents, y compris Samsung, ASML et SMIC, en matière de dépôts de brevets liés à l’architecture GAA (Gate-All-Around, architecture de transistor fondée sur un assemblage de nanofeuilles qui répond aux besoins des semi-conducteurs les plus avancés). Cette technologie, qui supplante progressivement le FinFET, s’impose comme la nouvelle norme pour les circuits intégrés à partir de la génération 2 nanomètres. Par ailleurs, TSMC prévoit d’introduire le procédé A16 en 2026, une technologie avancée reposant sur des nanosheets, permettant de dépasser le seuil du 2 nm et intégrant une nouvelle architecture d’alimentation destinée à optimiser la densité et les performances des puces. En parallèle, l’entreprise investit massivement dans le développement du COWOS, une technologie de packaging essentielle à l’intégration hétérogène, dont la commercialisation est en préparation. L’expansion de TSMC au Japon s’est accompagnée de partenariats industriels stratégiques visant à accélérer l’industrialisation du COWOS. De même, TSMC cherchera à appuyer encore davantage ses priorités R&D sur l’innovation américaine, alors même que le niveau d’intégration entre les écosystèmes taiwanais et américains est déjà très élevé.

Les 100 milliards d’investissement annoncés sont-ils une stratégie de contournement anticipant les droits de douane à venir sur les importations américaines de semi-conducteurs taiwanais ? La communication institutionnelle de TSMC met toujours en avant le même argument : l’entreprise est au service de ses clients ; si ceux-ci sont capables d’assumer les coûts d’une proximité géographique, TSMC est prêt à investir. C.C Wei justifie ainsi une production en nœud 4 nanomètres 20 à 30 % plus chère aux États-Unis qu’à Taiwan.

Les 100 milliards d’investissement annoncés sont-ils une stratégie de contournement anticipant les droits de douane à venir sur les importations américaines de semi-conducteurs taiwanais ?

Jusqu’en 2028, si les États-Unis imposent des taxes sur les importations de semi-conducteurs en 2 et 3 nanomètres, les entreprises américaines n’auront d’autre choix que d’en assumer le surcoût puisqu’il n’y aura pas encore de production sur le sol américain. À Taiwan, certains estiment qu’elles pourraient exercer une pression concertée sur TSMC pour qu’il réduise ses marges, profitant de sa position dominante, afin de partager ces coûts.

Quoi qu’il en soit, TSMC et Taiwan disposent encore de "cartes" fortes pour préserver leur avance technologique et éviter une fragilisation de leur position.

Copyright Andrew HARNIK / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / Getty Images via AFP
Donald Trump et le Président-Directeur général de TSMC à la Maison-Blanche, le 3 mars 2025.

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