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09/08/2024

[Moyennes puissances] – À l’ombre de l’Arabie Saoudite et du Kazakhstan

[Moyennes puissances] – À l’ombre de l’Arabie Saoudite et du Kazakhstan
 Michel Duclos
Auteur
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie

Dans le quatrième épisode de sa série d’été "À la recherche des moyennes puissances", Michel Duclos s’intéresse à l’Arabie Saoudite et au Kazakhstan : dans quelle mesure Riyad et Astana pourraient-elles se rallier à une initiative diplomatique rassemblant les moyennes puissances pour contribuer à un ordre international plus stable et plus sûr ? Face à ces pays qui apparaissent autocentrés ou pris en tenaille entre des voisins trop vigilants, certains leviers pourraient-ils néanmoins être actionnés en fonction d’intérêts stratégiques communs ? En quoi l’Arabie Saoudite et le Kazakhstan nous permettent-ils, plus largement, de dessiner le profil d’une moyenne puissance ? 

Avec l’Arabie saoudite et le Kazakhstan, nous abordons deux autres cas contrastés, un pays du Proche-Orient longtemps dans l’orbite américaine, un autre en Asie centrale, issu de l’éclatement de l’ancienne URSS. 

La nouvelle Arabie heureuse ? 

Pour les Romains, c’est le Yémen qui constituait l’Arabie heureuse, grâce à un climat relativement modéré et à ses exportations de parfums et d’aromates ; le pétrole a permis à l’Arabie saoudite de se rapprocher à son tour d’une position privilégiée : c’est aujourd’hui, selon les chiffres du FMI, la 17e puissance du monde en termes de PIB. Elle bénéficie de ses énormes stocks d’hydrocarbure ; elle s’est dotée au fil des décennies d’une élite formée en Occident, particulièrement aux États-Unis ; elle dispose avec son fonds souverain Public Investment Fund (le PIF) d’une “force de frappe” estimée à près de 776 milliards de dollars en 2023. Elle a traversé la crise du COVID beaucoup mieux que nombre d’économies. 


Nous avons demandé au professeur Stéphane Lacroix, grand connaisseur de ce pays, auteur notamment de l’ouvrage Les islamistes saoudiens, une insurrection manquée en 2010 (dernier livre paru : Le Crépuscule des Saints, histoire et politique du salafisme en Égypte, 2024), d’évoquer pour nous la trajectoire du Royaume. Pour notre interlocuteur, la montée en puissance de la diplomatie saoudienne date de la fin des années 1960. Après avoir été en mauvais termes avec l’Égypte, en raison de l’appui de Nasser aux officiers laïcs et panarabes yéménites, l’Arabie saoudite se réconcilie avec le Caire au sommet de Khartoum (du 5 au 10 juin 1967) sur une ligne de solidarité avec la Palestine et d’hostilité à Israël. Quelques années plus tard, l’Arabie saoudite prend l’initiative avec l’Algérie de l’embargo sur le pétrole décidé par l’OPAEP en octobre 1973 à la suite de la guerre du Kippour.  


Jusqu’alors paisibles, les relations avec l’Iran se tendent à partir de 1979. Avant la révolution en Iran, Ryad et Téhéran partageaient une aversion commune à l’égard des mouvements de gauche et panarabes. La révolution iranienne change la donne, indique notre auteur. Les Saoudiens développent un prosélytisme sunnite (wahabite) véhément pour aliéner les chiites aux sunnites et rendre ces derniers imperméables à la propagande chiite iranienne. C’est dans ce contexte que l’on a pu parler de la “responsabilité saoudienne” dans les attentats du 11 septembre. Depuis les années 1960, l’Arabie saoudite accueillait des organisations religieuses radicales hostiles à Nasser ; ses dirigeants ont progressivement laissé l’écosystème saoudien être pénétré par des idées extrémistes.  


Cependant, malgré ces différentes péripéties, l’Arabie saoudite entretenait traditionnellement une ligne diplomatique prudente. En témoigne l’ “initiative de paix” proposée par le roi Fahd en 1981, adoptée par la Ligue arabe l’année suivante, qui revenait implicitement à une reconnaissance d’Israël. Selon Stéphane Lacroix, c’est la recherche du parapluie américain qui conduisait Ryad à s’abstenir d’une affirmation géopolitique trop marquée et à s’en tenir à une posture de quasi-neutralité ; une doctrine militaire défensive et la recherche de l’appui occidental grâce à des contrats d’armement complétaient son approche. Celle-ci comportait une “option suiviste à l’égard de Washington”, comme on le vit en 2003 par l’appui saoudien à l’aventure américaine en Irak, bien que le roi Salmane ait désapprouvé cette guerre ; il voyait dans celle-ci le risque que l’Irak finisse par tomber dans l’escarcelle de l’Iran.     

Les tournants MBS

La négociation, puis la signature (le 14 juillet 2015), de l’accord nucléaire avec l’Iran, sous l’impulsion du président Obama, ont été perçus comme une trahison par les Saoudiens. C’est dans un climat de défiance à l’égard de l’Amérique que le nouveau roi Salman, et son fils Mohamed ben Salman (d’abord ministre de la Défense puis prince héritier et Premier ministre) lancent l’opération contre le Yémen. Réaction contre le repli américain de la région ou volonté de puissance de la part des Saoudiens ? Stéphane Lacroix penche vers la seconde explication, qu’il rattache à un “complexe obsidional” - compréhensible de la part d’un pays encerclé par l’Iran, un Liban aux mains du Hezbollah, la Syrie et le Yémen hostiles. Au passage, les Saoudiens réunissent une coalition impressionnante d’acteurs de la région et scellent un partenariat fort avec leurs voisins émiriens – avec lesquels cependant des différences d’intérêt et une certaine rivalité n’allaient pas tarder à se produire. En toute hypothèse, il y a incontestablement une affirmation nationaliste, incarné par le prince héritier, MBS, et qui se retrouve aussi en 2017 dans le rejet de l’allié traditionnel au Liban, M. Hariri.

Mohamed ben Salman se positionne en acteur nationaliste, activiste en politique étrangère, capable de soutenir la politique de Donald Trump mais sur des bases renouvelées

Mohamed ben Salman se positionne en acteur nationaliste, activiste en politique étrangère, capable de soutenir la politique de Donald Trump mais sur des bases renouvelées : non plus la recherche du parapluie américain, mais une relation transactionnelle fondée sur une communauté d’ennemis, dans le cadre d’une vision souverainiste. Pour Stéphane Lacroix, la même démarche inspire un renouvellement des relations du Royaume avec d’autres partenaires comme la Chine ou la Russie. Toutefois, l’enlisement de l’opération au Yémen et l’échec de la nouvelle ligne au Liban, puis le scandale de l’assassinat de Jamal Khashoggi le 2 octobre 2018 à Istanbul (et le durcissement américain imposé par Joe Biden qui en a résulté) modifient à nouveau la donne, entrainant un “second tournant” de la part de MBS. 

À partir des années 2020, l’Arabie saoudite se rapproche d’Israël, indique Stéphane Lacroix, sans pour autant signer les accords d’Abraham, ne serait-ce que pour obtenir plus, grâce à une éventuelle normalisation, que n’ont été capables de le faire les Émirats Arabes Unis – les inspirateurs devenus grands rivaux pour MBS. À partir de 2023, une sorte de “paix froide” est instaurée avec l’Iran. Les relations avec l’Amérique de Biden s’améliorent.

Surtout, le nouveau projet stratégique de l’Arabie saoudite “consiste à faire découler les relations bilatérales des rapports de forces économiques”. Il s’agit, toujours selon Stéphane Lacroix, de “remplacer la politique par le marché”, dans le cadre du dessein stratégique que constitue la “vision 2030”, le grand plan de développement économique adopté sous l’impulsion de MBS.

Le nouveau projet stratégique de l’Arabie saoudite consiste à faire découler les relations bilatérales des rapports de forces économiques

Dans ce contexte, le conflit de Gaza ouvert par l’opération terroriste du Hamas le 7 octobre 2023 est d’abord perçu par les Saoudiens comme une perturbation gênante. “Le soutien à un cessez-le-feu, estime Stéphane Lacroix, se comprend moins comme un appui aux Palestiniens que comme un désir d’en revenir au business as usual”.  


Sur l’Ukraine, les Saoudiens font le service minimum, s’agissant d’un conflit qu’ils ne perçoivent pas comme fondamental. Ils ont résisté aux pressions de l’administration Biden qui, pour diminuer les revenus de la Russie, aurait voulu que l’Arabie saoudite contribue à une baisse du prix du pétrole. Par ailleurs, l’idée d’obtenir de nouveau une garantie de sécurité des États-Unis – et un coup de pouce sur l’accès au nucléaire civil – n’est pas abandonnée : elle est l’un des ressorts d’un éventuel deal d’ensemble avec Washington dans lequel entrerait aussi la reconnaissance de l’État d’Israël, une contribution à la reconstruction de Gaza et naturellement, compte-tenu du rôle leader de l’Arabie saoudite (siège des “Lieux saints”) dans le monde musulman, des satisfactions à donner aux Palestiniens.  
L’Arabie saoudite peut-elle constituer un partenaire en matière de transition écologique ou de développement ? Stéphane Lacroix en doute.

Les Saoudiens restent surtout autocentrés. Ils peuvent se rallier à une initiative diplomatique majeure, à condition que celle-ci serve leurs intérêts

Le risque principal du point de vue saoudien, estime-t-il, est que l’on parvienne à une économie décarbonée avant que le Royaume soit parvenu à reconvertir son économie. Dans cette hypothèse, Riyad serait contraint de renoncer à un grand rôle régional. Par ailleurs, “l’ordre du monde n’entre pas dans les préoccupations saoudiennes. Les Saoudiens restent surtout autocentrés. Ils peuvent se rallier à une initiative diplomatique majeure, à condition que celle-ci serve leurs intérêts”.     

Le Kazakhstan, le partenaire des steppes d’Asie centrale. 

Le Kazakhstan ne figure pas parmi les puissances les plus riches du monde. Ce n’est pas un membre du G20. Son économie le place cependant au premier rang des puissances d’Asie centrale, avec un PIB qui s’élève à 50% de celui de la zone. Il dispose de réserves de matières premières importantes (pétrole, charbon, uranium, chrome, manganèse, cuivre). Il joue un rôle dans l’approvisionnement énergétique de ses partenaires, y compris en Europe.


Pourquoi considérer le Kazakhstan comme une moyenne puissance ? Il apparaît d’abord que son immensité (9e territoire le plus vaste) et sa position géographique, qui en fait un nœud au carrefour entre la Chine et l’Europe, le prédisposent à un rôle dépassant une simple ambition régionale. C’est en tout cas ce que pensent ses dirigeants. Marie Dumoulin, diplomate experte de cette région, actuellement directrice de programme à l’ECFR formule cette donnée ainsi : “ce qui classe le Kazakhstan dans la catégorie des moyennes puissances, c’est sa volonté de mettre en œuvre un agenda de politique extérieure qui ne soit pas seulement régional mais global, notamment sur les questions de climat et d’environnement”.


Dans cet ordre d’idée, le Kazakhstan a lancé avec la France un “One Water summit” qui s'est tenu en septembre à New-York, à l’occasion de l’Assemblée générale des Nations-Unies. La diplomatie kazakhstanaise s’active aussi sur les questions de non-prolifération et de gestion du nucléaire civil. Le Kazakhstan est le premier producteur mondial d’uranium – 40% de la production mondiale – quoique sans centrale nucléaire sur son sol (un projet pour changer cela est en cours de mise en place). Le pays s’exerce aussi au rôle de médiateur – qu’il s’agisse du “format d’Astana sur la Syrie” (Russie, Turquie, Iran) ou de l’accueil de discussions Arménie-Azerbaïdjan au printemps 2024. On peut citer aussi son activisme dans le dialogue entre religions et civilisations, avec la réunion tous les deux ans du Congrès des leaders des religions mondiales et traditionnelles ainsi que l’initiative du “Forum d’Astana” qui a connu sa première édition en 2023.


Pour assumer ses ambitions, l’ex-province de l’empire soviétique doit principalement relever deux défis, étroitement liés en même temps qu’ils expliquent son désir de jouer un rôle sur la scène internationale. D’abord, conforter une cohésion interne, qui au départ n’allait pas de soi. Le Kazakhstan abrite 140 ethnies différentes, allant des Tatars ou des Ouzbeks jusqu’aux Russes (environ 20%) en passant entre autres par des Ukrainiens, des Juifs, des Ouïgours, des Polonais et bien sûr des Kazakhs. Ceux-ci ne représentaient au moment de l’indépendance que 35% de la population. La diversité ethnique s’est réduite depuis 1991, sous l’effet de l’émigration, et les Kazakhs constituent aujourd’hui environ 70% de la population. C’est une des fiertés des dirigeants du pays, indique Marie Dumoulin, d’avoir réussi à construire un État national kazakh intégrant diversité ethnique et multi-confessionnalisme.  


Sur un plan politique, le pays a été pendant trois décennies dominé par le président Nursultan Nazerbaiev et son clan, qui avaient gardé une influence forte sur les affaires de l’État après l’arrivée à la présidence de Kassim-Jomart Tokaïev en 2019. La crise sanglante du début 2022 (émeutes dans les centres urbains du pays), bien que réglée avec un appui militaire ponctuel de la Russie, a permis au président Tokaïev, ancien haut diplomate au doigté particulièrement sûr, d’assurer son autorité. Il a été réélu en novembre 2022 et cultive des projets de réforme ambitieux.  Il reste que le Kazakhstan est loin d’avoir atteint une maturité démocratique.  

Deuxième défi, assurer l’émancipation du pays à l’égard de la Russie. C’est une tâche multiforme qui passe notamment par une diversification de l’économie. Actuellement, précise Marie Dumoulin, 11, 5% des exportations et 42% des importations dépendent de la Russie. Les Russes en sont conscients qui ont, à quatre reprises depuis le début de la guerre en Ukraine, interrompu le fonctionnement de l’oléoduc dont dépendent 80% des exportations en pétrole du pays. Les économies russe et kazakhstanaise sont étroitement liées. Le Kazakhstan fait partie de l’Union économique eurasiatique, qui comporte une libre circulation des capitaux, des travailleurs et des services avec la Russie. Pour trouver une voie propre, le Kazakhstan a lancé en 2018 l’Astana International Financial Forum, afin d’ouvrir le pays à la finance internationale sur le modèle de Dubaï. Depuis la guerre en Ukraine, Astana ambitionne de fournir une alternative à la bourse de Moscou et de transformer le pays en start-up nation. Le Kazakhstan joue aussi un rôle pilote dans la cryptomonnaie (il est deuxième, derrière les États-Unis dans l’extraction de bitcoin). Il mise sur l’agriculture, l’agro-alimentaire et surtout les technologies de l’information.  


Toutefois, relève Marie Dumoulin, le Kazakhstan souffre de l’habituelle “malédiction des ressources naturelles”. Il est tentant pour les entrepreneurs locaux d’exploiter plus que d’investir. 

De manière plus profonde, le cordon ombilical entre les élites kazakhstanaises et la Russie n’est pas coupé. Le Russe reste la langue usuelle des classes supérieures. Malgré une politique de bourses pour modifier cet état de chose, les universités russes restent la trajectoire naturelle des étudiants kazakhstanais. Les Russes ne manquent pas de cultiver une clientèle, notamment dans le milieu des affaires.

La cordon ombilical entre les élites kazakhstanaises et la Russie n’est pas coupé.

Certes, on constate une montée de l’influence chinoise, en même temps qu’une intensification des liens commerciaux avec la Chine. C’est à Astana que le président Xi avait annoncé le lancement des “routes de la soie”. Mais précisément, observe Marie Dumoulin, le président Tokaïev a bien compris que “ses partenaires russes et chinois ne permettraient pas à son pays de disposer d’une assise suffisamment large pour assurer sa souveraineté. D’où la volonté, sans rompre avec Moscou et Pékin (achats d’armes à la Chine), de poursuivre une politique “multi-sectorielle” en direction de l’Inde, la Turquie, le Golfe autant que vers l’Europe, à la recherche surtout d’investissements venant de ces partenaires”.

Le choc de l’invasion de l’Ukraine 

L’invasion de l’Ukraine a constitué à cet égard une véritable “mise à l'épreuve du réel” pour les dirigeants kazakhstanais. Dans une large mesure, ceux-ci s’identifient, pour des raisons historiques évidentes, au sort de l’Ukraine. Cependant, en cas d’agression de la Russie contre leur pays, “ils ne peuvent pas tabler, estime Marie Dumoulin, sur une réaction de la population aussi unanime qu’en Ukraine. Ils savent aussi qu’il n’existe pas, dans leur cas, d’alternative proche à la Russie, comme l’Europe pour l’Ukraine, et les États-Unis sur un autre plan, si ce n’est la Chine- un autre repoussoir”. On peut comprendre donc pourquoi le président Tokaïev tente de naviguer avec prudence en appliquant les sanctions occidentales tout en évitant de provoquer la Russie. Au total, le Kazakhstan est une moyenne puissance qui ne se reconnaît pas dans le Sud global, se perçoit comme européenne ou du moins eurasiatique, et qui s’efforce de faire entendre une voix propre sans antagoniser ses grands voisins. Une entrée dans l’OCDE, à laquelle il travaille, serait pour lui un moyen d’atteindre une partie de ses objectifs.

Le signataire de cette série remercie chaleureusement Hortense Miginiac et Anthéa Ennequin pour leur contribution essentielle à la réalisation de ce projet.
Copyright Alan-Ducarre

Mohammed ben Salman, prince héritier d'Arabie saoudite, et Kassym-Jomart Kemelouly Tokaïev, président du Kazakhstan

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