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07/08/2024

[Moyennes puissances] - Le côté de l’Australie et de l’Indonésie

[Moyennes puissances] - Le côté de l’Australie et de l’Indonésie
 Michel Duclos
Auteur
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie

Dans le troisième épisode de sa série d’été "À la recherche des moyennes puissances", Michel Duclos examine deux cas particuliers de moyennes puissances : l’Australie et l’Indonésie. En quoi les positions et hésitations de ces deux pays sont-elles représentatives de la “condition” des moyennes puissances ? L'Australie, dont le cœur balance entre son appartenance à l’Asie et son identité occidentale, l’Indonésie qui est “le pays à ne pas perdre” et mène une politique de médiation entre le monde musulman et le Nord, pourraient-elles s’intégrer à une coalition de moyennes puissances ?  Entre prospérité et sécurité, influence régionale et développement domestique, Canberra et Jakarta doivent-elles choisir ?

Commençons nos quelques profils de moyennes puissances par deux pays aux antipodes de la France, l’un appartenant au “Nord” - au sens géopolitique du terme, l’Australie, et l’autre au “Sud” - l’Indonésie. Ces deux cas suffisent à illustrer la difficulté d’établir un “modèle” passe-partout de ce qu’est une puissance moyenne.

L’Australie, entre excès de confiance et insécurité  

L’Australie relève incontestablement du statut de moyenne puissance au sens économique de cette expression : c’est la treizième économie du monde en termes de PIB. Elle arrive de surcroît au 13e rang sur le plan des dépenses de défense. Comment caractériser son orientation géostratégique ?

L’identité australienne est ambiguë : l’Australie appartient-elle à l’Occident ? Est-elle d’abord un pays asiatique ? Peut-elle transcender ce clivage ?

Nous avons interrogé à ce sujet Rory Medcalf, l’un des principaux penseurs stratégiques du pays, auteur notamment d’un livre marquant paru en 2022 : Contest for the Indo-Pacific : Why China won’t map the future. Pour notre interlocuteur, l’identité australienne est ambiguë : l’Australie appartient-elle à l’Occident ? Est-elle d’abord un pays asiatique ? Peut-elle transcender ce clivage ? En toute hypothèse, elle ne peut agir seule. 

C’est d’ailleurs, selon Rory Medcalf, une caractéristique commune aux moyennes puissances : elles ne peuvent faire valoir leurs intérêts de manière unilatérale. Elles doivent insérer leur action – économique, géopolitique, militaire etc.- dans une coalition. Elles peuvent défendre leurs intérêts mais non prétendre affecter l’ordre mondial par leurs seules initiatives. Certaines pratiquent le non-alignement ou le “multi-alignement” :  ce n’est pas le cas de l’Australie, qui est alliée des États-Unis. La tentation de l’équidistance entre Washington et Pékin n’existe pas à Canberra, même si par ailleurs, la Chine reste le premier partenaire commercial du pays.  
Pour notre interlocuteur, la politique étrangère australienne repose depuis un siècle sur trois piliers, dont l’importance respective varie en fonction de la conjoncture : 1/ L’alliance avec les grandes puissances amies, d’abord le Royaume-Uni, durant la première moitié du XXe siècle, puis les États-Unis. 2/ L’engagement régional, avec une priorité accordée plus ou moins à l’Asie-Pacifique ou à l’Indopacifique. Depuis une quinzaine d’années, l’Indopacifique représente le champ d’action privilégié de la stratégie australienne. 3/ L’engagement multilatéral. Ce sont les gouvernements travaillistes qui se sont montrés particulièrement actifs dans les instances multilatérales et ont fait de l’Australie un acteur important à l’ONU.  
Les arbitrages entre ces trois piliers résultent de différentes motivations : face à la Chine et à d’autres potentiels adversaires, le parrainage d’une grande puissance est nécessaire ; l’engagement régional relève de préoccupations de sécurité mais aussi d’un enjeu identitaire ; enfin la prospérité et le commerce passent par le respect du droit international et des valeurs démocratiques, donc par le multilatéral. Parmi les facteurs qui influencent les choix opérés par Canberra, la conjoncture internationale et la coloration politique du gouvernement en place : une base consensuelle existe mais la droite et la gauche s’inscrivent dans des traditions différentes. Ainsi, les Conservateurs privilégient l’alliance avec les États-Unis et les pays occidentaux (Royaume-Uni, Europe, Otan), les Travaillistes mettent davantage l’accent sur les partenariats en Asie du Sud-Est et en Asie-Pacifique. L’absence du Premier ministre Anthony Albanese (Labour) au sommet de l’Otan qui s’est tenu à Washington du 9 au 11 juillet, destiné à fêter les 75 ans du Traité, au motif qu’il devait “se concentrer sur sa politique intérieure”, a été très commentée (l’Australie a été représentée par Richard Marles, vice-Premier ministre et ministre de la Défense).  


Le défi chinois vu de Canberra


Il y a encore une quinzaine d’années, indique Rory Medcalf, l'Australie était convaincue qu’elle n’avait pas à choisir entre les États-Unis et la Chine, que les premiers prodiguaient la sécurité, que la seconde apportait la prospérité. Aujourd’hui, la méfiance à l’égard de la Chine monte. Le mot de “menace” n’est pas employé publiquement mais on considère comme plausible une confrontation avec la Chine à l’avenir. Canberra s’efforce donc d’encourager la stabilité dans la région sans chercher la confrontation avec Pékin du fait de sa dépendance économique. Malgré les efforts de diversification entrepris par le gouvernement, notamment à la suite de la crise du Covid, vers l’Inde, l’Indonésie ou l’Europe, la plus grande part des exportations industrielles se fait en direction de la Chine, sans alternative évidente.  
Pour s’en affranchir, c’est toute la structure économique de l'Australie qu’il faudrait changer. Or, la nécessité d’un tel effort n’est pas évidente à l’heure actuelle. Les relations avec la Chine sont bonnes et les Australiens sont pleins d’une sorte d'assurance trompeuse. Rory Medcalf estime que sans choc brutal occasionnant une prise de conscience, aucune diversification ne sera menée à bien.  Un blocus à Taiwan, un conflit dans la mer de Chine du Sud, des intrusions dans les eaux territoriales… pourraient être des événements déclencheurs d’un changement de ligne politique. Mais où Canberra place-t-elle exactement sa ligne rouge ?  
L’Australie est un producteur de matériaux critiques qui pourraient trouver de nouveaux marchés mais le processus n’est pas réellement lancé. Le gouvernement a seulement donné des incitations aux entreprises pour qu’elles diversifient. Les nouvelles filières industrielles ne généreront pas de profit durant plusieurs années ; il reste à les construire alors que le gouvernement australien n’est, par tradition, pas un énorme investisseur dans le domaine des infrastructures. La diversification est cependant plus nette dans les investissements étrangers : États-Unis, Japon, Europe investissent en Australie. 

L’Australie reste résolument favorable au libre-échange : malgré les attaques contre la mondialisation, malgré les guerres économiques larvées, malgré la stratégie protectionniste des États-Unis, malgré la conviction qu’il faut consolider la résilience économique et favoriser certaines alliances avec les États-Unis (Aukus). Se prêterait-elle à des actions communes avec d’autres moyennes puissances sur des sujets liés aux enjeux globaux ? Une coalition par projets, sujet par sujet, apparaît possible à Rory Medcalf.

Une forme de schizophrénie entre excès de confiance et insécurité serait-elle inséparable du statut de moyenne puissance ? 

Le centre gauche de nouveau au pouvoir est très attaché aux objectifs climatiques et à la transition énergétique, un accent renouvelé est mis sur les règles de l’ordre multilatéral. Une limite à un rôle de l’Australie aux côtés d’autres moyennes puissances tient au fait que le pays, selon notre interlocuteur, est trop peu engagé avec l’Europe ou le Canada, même si la dynamique est meilleure avec le Japon ou la Corée. En Australie, aucune figure politique ne peut faire office de champion des relations avec l’Europe. La gauche reste concentrée sur l’Asie, la droite sur le Royaume-Uni et les États-Unis.  
Pour compléter les propos que nous rapportons de Rory Medcalf, nous conseillons la lecture du livre d’Allan Gyngell, The Fear of abandonment, Australia in the world since 1942. L’impression qui s’en dégage est celle d’un pays dominé par un besoin de protection. Mais cela n’exclut pas, selon d’autres observateurs, que l’Australie se pense comme une super-puissance dans le Pacifique, tout en voyant le monde sous le prisme d’une ancienne colonie britannique. Une forme de schizophrénie entre excès de confiance et insécurité serait-elle inséparable du statut de moyenne puissance ? 

L’Indonésie, les avatars du non-alignement  


Autre géant de l’Indo-Pacifique, entretenant avec son voisin australien des relations complexes (cf. Timor Leste), l’Indonésie est encore un pays en voie de développement : elle ne se situe qu’au 114e rang en termes de PIB par habitant ; mais déjà son PIB nominal le classe au 16e rang dans le monde (Australie : 13e). Avec une population de 280,7 millions d’habitants, qui en fait le 4e pays le plus peuplé au monde (26, 5 millions pour l’Australie), l’Indonésie est considérée désormais comme le pays d’avenir par excellence.  
Ses gouvernants ne s’identifient en rien à une moyenne puissance. Ils se fixent comme objectif de faire de l’Indonésie un “pays développé” d’ici 2045. Il y a continuité, concernant cet objectif, entre l’administration encore en fonction et le président élu Prabowo Subianto. C’est aussi cette ambition qui explique le choix de Jakarta d’entamer un processus d’accession à l’OCDE (lequel implique des réformes profondes) ; en corollaire, les dirigeants indonésiens ont écarté, du moins pour le moment, l’option de rejoindre les BRICS – le club formé au départ par le Brésil, la Russie, la Chine, l’Inde et l’Afrique du Sud – qui ne manquent pas de les courtiser..  

Sur le plan géopolitique, que reste-t-il de l’ADN non-aligné de l’Indonésie, souvent associé dans la mémoire des Occidentaux à la Conférence de Bandung de 1955 ?

Sur le plan géopolitique, que reste-t-il de l’ADN non-aligné de l’Indonésie, souvent associé dans la mémoire des Occidentaux à la Conférence de Bandung de 1955 ? Spécialiste de l’Indonésie et auteur d’un ouvrage majeur – La part des Dieux, religions et relations internationales – Delphine Allés, vice-présidente de l’INALCO, rappelle que le non-alignement pratiqué par Soekarno (1945-1967) penchait en réalité du côté de Moscou et Pékin. Dans les années 1970-1980, le non-alignement indonésien enrobait un rapprochement pragmatique avec les États-Unis, essentiellement motivé par des raisons économiques.

 Il faut se souvenir que les États-Unis avaient joué un rôle important pour aider l’Indonésie à obtenir à l’issue de la Seconde Guerre mondiale son indépendance vis-à-vis du colonisateur hollandais.
À partir des années 2000, selon Delphine Allés, les dirigeants indonésiens “font de leur image de leaders d’un pays musulman modéré une opportunité. Ils réinterprètent le non-alignement traditionnel au prisme du choc des civilisations. Le non-alignement entre l’Est et l’Ouest se mue en médiation entre l’Ouest et le monde musulman”. Pays musulman le plus peuplé au monde, mais en fait multiconfessionnel et attaché à la laïcité, l’Indonésie ne reconnait pas Israël. Il est possible que son gouvernement puisse changer cette position si par exemple l’Arabie saoudite établissait des relations diplomatiques avec Jérusalem, mais la population y est fondamentalement hostile. Son action porte surtout sur l’aide humanitaire aux Palestiniens ; ce n’est pas un acteur significatif dans le règlement du conflit.
Un trait important de l’Indonésie est qu’elle reste attachée au multilatéralisme. “C’est le grand pays du Sud à ne pas perdre (du point de vue occidental), indique Delphine Allés, un des rares à conserver une position constructive, quoique critique, sur le système multilatéral, dans le contexte des efforts de la Chine pour dupliquer celui-ci par des structures parallèles dans le cadre des Brics”.Aujourd’hui, l’Indonésie joue un rôle dans l’ASEAN, mais est aussi sollicitée de toutes parts ; c’est un partenaire essentiel pour les pays scandinaves, les États-Unis, l’Allemagne, la France etc… Elle entretient d’excellentes relations avec la Corée du Sud et l’Inde, et cherche à multiplier les partenariats avec l’objectif déclaré d’avoir “mille amis et zéro ennemis”. Dans ce contexte, il faut toutefois rappeler que la relation avec l’UE n’est pas au beau fixe, en raison du contentieux sur l’accès sur le marché européen de l’huile de palme en provenance d’Indonésie.

Le président Subianto prendra ses fonctions en octobre 2024. Comme ministre de la Défense de l’administration précédente, il est l’architecte de contrats d’armements majeurs avec la France (achat de 42 Rafales) mais, indique Delphine Allés, son discours pendant la campagne présidentielle a été marqué par une violente dénonciation de l’Occident. Son passé militaire sous la dictature, entre 1967 et 1988, lui avait valu d’être longtemps interdit de séjour aux États-Unis. Par sa prise de position au Shangri La dialogue en 2023, il a défrayé la chronique en préconisant un cessez-le-feu en Ukrainealors que le gouvernement auquel il appartenait avait condamné l’invasion russe. 

Les dirigeants indonésiens réinterprètent le non-alignement traditionnel au prisme du choc des civilisations. Le non-alignement entre l’Est et l’Ouest se mue en médiation entre l’Ouest et le monde musulman

Nouveau président, nouvelle donne ?  


Faut-il s’attendre, avec l'arrivée au pouvoir de Prabowo Subianto, à un changement de ligne de l’Indonésie en matière internationale ?
Nous avons posé la question à Lina Alexandra, directrice du Département des relations internationales au Center for Strategic and International Studies de Jakarta. Réponse prudente : à la différence de son prédécesseur, le nouveau président porte un intérêt personnel aux affaires internationales ; il pourrait être tenté par un rôle plus actif, selon le précédent créé par Mohamed Ben Salman (MBS) en Arabie saoudite, mais la substance de ce rôle reste à déterminer. Au demeurant, comme dans le cas de MBS, c’est sur la performance économique de son pays que le président Subianto devrait placer la priorité. Une indication intéressante sera fournie par le choix que fera le nouveau président de son ministre des Affaires étrangères.
Élargissant le sujet, notre interlocutrice estime que l’influence indonésienne dans son champ d’action régional a plutôt reculé au cours des dernières années (“il y eu une perte de leadership”) - précisément parce que c’est sur ses problèmes intérieurs et sur son développement que l’Indonésie s’est concentrée. De même d’ailleurs n’est-elle pas allée très loin, pour la même raison, dans sa vocation potentielle de médiateur entre l’Ouest et le monde musulman. Notre interlocutrice note que les gouvernants indonésiens sous-estiment peut-être l’ampleur des réformes qui seront nécessaires pour accéder à l’OCDE et, au-delà, pour devenir un pays développé. Elle observe que quoi qu’il arrive la dépendance économique à l’égard de la Chine restera forte. Il ne sera pas facile à l’Indonésie, selon elle, de naviguer entre les réformes à faire et cette dépendance à réduire.  
Sur la relation, toujours sensible, avec le voisin australien, Lina Alexandra relève qu’AUKUS est mal perçu en Indonésie. L’accord entre Canberra, Londres et Washington sur les sous-marins (et autres sujets) est considéré comme une menace pour la sécurité régionale. Pour l’instant cependant, le dialogue reste fluide entre les deux pays.  


Le signataire de cette série remercie chaleureusement Hortense Miginiac et Anthéa Ennequin pour leur contribution essentielle à la réalisation de ce projet.


Copyright Alan-Ducarre

Le Premier ministre australien Anthony Albanese et le président indonésien Joko Widodo

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