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24/07/2024

[Moyennes puissances] - Des origines à la crise ?

[Moyennes puissances] - Des origines à la crise ?
 Michel Duclos
Auteur
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie

Tout au long de l’été, Michel Duclos explore la galaxie des moyennes puissances. Dans ce premier épisode, il analyse l’origine du terme de moyennes puissances, ses évolutions et sa pertinence à l’heure des crises actuelles. Brésil, Inde, Indonésie, Arabie Saoudite, Afrique du Sud, Turquie, Canada, Australie, Mexique, Corée du Sud : peut-on regrouper ces pays si différents sous une bannière commune et si oui, à l’aune de quels critères ? À la fois points de bascule et points d’équilibre, les moyennes puissances sont-elles à l’ordre international ce que sont les "swing States" aux élections américaines ?


Dans un passé relativement proche, les analystes en géopolitique distinguaient l’état général du monde et les situations de crise. De temps en temps, telle ou telle crise - la chute de l’URSS, la guerre en Irak - entraînait des conséquences systémiques sur l’état du monde. Incidemment, la géopolitique restait le plus souvent à la porte des conseils d’administration.

On sent bien qu’il en va différemment aujourd’hui. Les crises succèdent aux crises, tandis que d’autres se profilent à l’horizon ; et à chaque fois, ce sont des secousses à impact global : Covid, Ukraine, Gaza, menaces en Asie du Sud-est et ailleurs. Il est devenu très difficile de trouver un fil conducteur aux soubresauts de la planète. Nouvelle guerre froide ou non ? Le Sud global au centre du jeu ou non ? Déclin des uns, montée en puissance des autres ? Guerre des mondes comme l’a écrit Bruno Tertrais ? Hommes d’État et dirigeants d’entreprise constatent les craquements à la globalisation, une tendance à la fragmentation du monde, la montée des tensions, y compris et d’abord entre la Chine et les États-Unis, les deux mastodontes actuels.

Les crises succèdent aux crises, tandis que d’autres se profilent à l’horizon ; et à chaque fois, ce sont des secousses à impact global.

Cependant, un des aspects des bouleversements en cours réside dans le rôle accru des moyennes puissances - nous utiliserons un anglicisme en parlant de "moyennes puissances" (middle powers) pour suggérer que nous sommes dans un autre monde que celui où M. Giscard d’Estaing parlait de la France comme d’une "puissance moyenne".

C’est - nous allons le voir - depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine que cette notion retient vraiment l’attention. Avec peut-être une idée stratégique sous-jacente : les moyennes puissantes ne pourraient-elles jouer sur la scène internationale un rôle stabilisateur comparable à celui attribué aux classes moyennes par les politologues sur le plan intérieur ?

L’Ukraine, révélateur des nouveaux rapports de force

Brillant politologue bulgare affilié à de nombreuses institutions, Ivan Krastev dirige le Centre pour des stratégies libérales à Sofia. Il signe en novembre 2022 un article séminal dans le Financial Times intitulé "Middle Powers are reshaping geopolitics". Krastev part du constat que dans le conflit ukrainien, les proches alliés de l’Amérique se rangent aux côtés de celle-ci contre la Russie, et contre le soutien tacite de la Chine à Moscou ; c’est donc un remake de la guerre froide ; mais d’autres puissances, surtout dans le Sud, ne suivent pas. C’est le cas de l’Arabie Saoudite et de l’Inde, par ailleurs amies de l’Amérique. Le Sud global en général n’identifie pas l’agression russe à une opération néocoloniale. Sa propre identité postcoloniale rejette cette idée. Au même moment, les ex-colonies de la Russie - tel le Kazakhstan - ne s’alignent pas non plus totalement sur Moscou.

Les "middle powers" - "a cast of odd bedfellows"- commencent, selon Krastev, à se faire remarquer. Ainsi de l’Afrique du Sud, de l’Inde, de la Corée du Sud, de l’Allemagne, de la Turquie, de l’Arabie Saoudite et d’Israël, to name but a few. Il y a toutes sortes de différences entre eux mais un point commun : ils veulent être à la table et non au menu.

Le World Economic Forum reprendra une analyse comparable quelques mois plus tard lors de son sommet de janvier 2024. Les participants au WEF réunis à Davos se penchent sur un rapport intitulé Shaping cooperation in a Fragmenting World. Ce rapport considère que les Grandes Puissances sont les États qui disposent d’un siège permanent au Conseil de Sécurité. D’autres puissances n’en exercent pas moins une influence sur la politique globale du fait de leur pouvoir diplomatique, économique, multilatéral et, dans certains cas, militaire. Il s’agit de pays du "Nord Global", tels que l’Australie, la Corée du Sud et le Canada, ou du Sud global tels l’Argentine, le Brésil et l’Indonésie. Certains d’entre eux deviennent plus que des "moyennes puissances" : c’est le cas de l’Inde. Le rapport du World Economic Forum propose d’établir un groupe de contact grandes/moyennes puissances avec des pays de l’Ouest et du "Non-Ouest", tels que le Brésil, l’Inde, l’Afrique du Sud, les Émirats Arabes Unis.

L’heure des swing states?

Cliff Kupchan, président de la firme de consultance Eurasia-group et fin analyste géopolitique, proposait de son côté en juin 2023 une analyse très affûtée.
Dans sa vision, il existe deux superpuissances, la Chine et les États-Unis. Ensuite, on trouve selon Kupchan une série de moyennes puissances du Nord global, incluant la France, l’Allemagne, le Japon, la Russie, la Corée du Sud et d’autres, alignées en général, sauf la Russie bien entendu, sur les États-Unis ; de ce fait, ces États ne contribuent pas à la recalibration des rapports de forces dans le monde. Puis, toujours selon notre auteur, il faut tenir compte de six moyennes puissances du Sud global, qu’il qualifie de swing states, c’est-à-dire variant d’alignement en fonction des sujets : le Brésil, l’Inde, l’Indonésie, l’Arabie Saoudite, l’Afrique du Sud et la Turquie. Ces six pays sont membres du G20 ; ce sont aussi "de bons baromètres du Sud Global". À noter que le rapport du World Economic Forum parlait aussi de swing states.

La fin de la Guerre froide, puis du moment unipolaire, explique Cliff Kupchan, ont donné de l’espace à ces pays sur la scène du monde, de même que la mondialisation. La rivalité Chine-US n’a pas le même effet polarisant que la guerre froide d’antan mais au contraire permet aux swing states de jouer l’un contre l’autre.

Il faut tenir compte de six moyennes puissances du Sud global, qu’il qualifie de swing states, c’est-à-dire variant d’alignement en fonction des sujets.

De plus, depuis deux décennies, on assiste à une forme de "déglobalisation" ; la régionalisation du monde donne un poids supplémentaire aux puissances régionales qui sont souvent des moyennes puissances, comme l’Inde pour la reconfiguration des chaînes de production ou l’Arabie saoudite comme hub financier. Ces six pays n’ont pas entre eux d’affinités idéologiques ; chez eux, l’absence d’orientation idéologique renforce l’instinct transactionnel qui conditionne leurs politiques. Il se trouve aussi que la crise climatique leur donne un rôle stratégique : Brésil et Indonésie s’agissant de la déforestation, Inde et Indonésie concernant la décarbonation par exemple. Les six jouent un rôle majeur pour limiter l’impact des sanctions sur la Russie. Enfin ces swing states peuvent rencontrer des difficultés - ils sont moins bien placés que le Nord Global pour tirer bénéfice de l’intelligence artificielle par exemple ; mais ils devraient garder des leviers géopolitiques importants.

Un détour par l’histoire… et par l’actualité

Replaçons notre sujet dans le temps long. Lors de la négociation de la Charte des Nations-Unies, à l’issue de la seconde guerre mondiale, deux États se sont explicitement réclamés de leur statut de "moyennes puissances" (juste au-dessous des grandes puissances). Il s’agissait du Canada et l’Australie, qui suggéraient pour leur cas particulier la création d’une catégorie au sein du Conseil de Sécurité, intermédiaire entre les membres permanents (Grandes puissances) et les non-permanents (petites puissances). Puis, dans les années 1980-1990, la notion s’est appliquée à davantage de pays pour désigner un comportement, celui d’États internationalistes, multilatéralistes et "bons citoyens". Dans un article de 2023, dans International Theory, Jeffrey Robertson et Andrew Carr prennent six cas d’étude : l’Australie, le Canada, l’Indonésie, le Mexique, la Corée du Sud et la Turquie. Ils déduisent de cet examen que ces six "moyennes puissances" se sont écartées à partir d’un certain moment du modèle classique : l’Indonésie est devenue introvertie, la Turquie a commencé à aspirer à l’hégémonie régionale, même le Canada s’est éloigné de son ethos initial, sans compter l’Australie. De même, selon ces auteurs, la Corée du Sud et l’Indonésie ont cessé de miser sur le multilatéralisme (ne devient-on pas une "puissance" quand on se sent capable d’enfreindre les lois internationales ?). Autrement dit, les moyennes puissances ont cessé d’être constructives par nature.

En fait donc, si l’on suit cette analyse, cela fait un certain temps que les moyennes puissances - ou nombre d’entre elles - se comportent de manière désinhibée et/ou transactionnelle. Compter sur elles pour construire un monde plus stable paraîtrait donc être une vue de l’esprit.

Cela fait un certain temps que les moyennes puissances - ou nombre d’entre elles - se comportent de manière désinhibée et/ou transactionnelle.

L’actualité offre d’ailleurs une autre raison de douter. Un an et demi plus tard, le constat d’Ivan Krastev que nous avons mentionné en premier n’est-il pas déjà, dans une large mesure, démenti par l’évolution des affaires du monde ? En Ukraine, tout laisse penser de plus en plus que c’est entre la Russie et les États-Unis - ces Grandes puissances blanchies sous le harnais - que se jouera la fin de partie, avec éventuellement un rôle important pour la Chine, au moins dans les coulisses.

Les moyennes puissances européennes ont certes un rôle majeur à jouer, notamment pour corriger par leur soutien à l’Ukraine ce que la politique de Washington peut avoir d’erratique, mais elles ne peuvent compter qu’en partenariat avec leur grand allié d’outre-Atlantique. Au Proche-Orient, il est fascinant d’observer que les États-Unis sont pratiquement seuls aux manettes pour tenter de mettre un terme au conflit de Gaza - avec d’ailleurs une capacité d’influencer le cours des choses dont on constate chaque jour les limites.

À suivre.

Dès lors, l’idée des moyennes puissances comme nouveau paradigme dans les rapports de force dans le monde est-elle déjà dépassée ? Ne s’agissait-il au fond que d’une mode passagère ? Nous ne le pensons pas car c’est un fait que la puissance économique - mais aussi dans certains cas le poids militaire, démographique ou politique - sont beaucoup plus répartis dans le monde d’aujourd’hui qu’ils ne l’étaient autrefois. Cela ne peut pas ne pas avoir de conséquences géopolitiques. Ce qui est vrai, c’est qu’il y a lieu d’approfondir, de préciser, de nuancer le diagnostic avant d’en tirer des conclusions opérationnelles. C’est le but de cette enquête que nous proposons à nos lecteurs, avec l’aide de quelques éminents spécialistes.

Le signataire de cette série remercie chaleureusement Hortense Miginiac et Anthéa Ennequin pour leur contribution essentielle à la réalisation de ce projet.

Copyright image : Alan-Ducarre

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