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31/07/2024

[Moyennes puissances] - Du côté des définitions

[Moyennes puissances] - Du côté des définitions
 Michel Duclos
Auteur
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie

Dans ce deuxième épisode de notre série d’été "À la recherche des Moyennes puissances", Michel Duclos cherche à dresser une liste de critères pour les reconnaître en prenant en compte les évolutions historiques. Indicateurs démographiques et économiques ? Poids géopolitique ? Indépendance relative ou parrainages stratégiques ? Dans cette galaxie des Moyennes puissances, ces dernières sont-elles cantonnées au rôle de satellite ou peuvent-elles opérer un transfert d’orbite ? Les Grandes puissances sont-elles condamnées à être des astres pâlissants ?

Qu’est-ce qui qualifie un pays pour être considéré comme une "moyenne puissance" ? On l’a vu dans notre premier épisode, des listes circulent, les définitions varient. Wikipédia en compte une cinquantaine. La plupart des auteurs restent dans le cadre du G20. Si l’on soustrait de la liste des membres du G20 les cinq membres permanents du Conseil de Sécurité – France, Grande-Bretagne, États-Unis, Russie et Chine - il en résulte la liste suivante : l’Afrique du Sud, l’Arabie saoudite, l’Argentine, l’Australie, le Brésil, la Corée du Sud, l’Inde, l’Indonésie, le Mexique et la Turquie et, si l’on ne souhaite pas se limiter aux moyennes puissances du Sud – ce qui est notre cas – le Japon, l’Allemagne et l’Italie. Précisons que si la France et le Royaume-Uni sont des Grandes puissances au titre de leur statut de membres permanents du Conseil de sécurité et d’États dotés de l’arme nucléaire, leur poids économique et démographique les classe désormais parmi les moyennes puissances. Nous avons là, nous semble-t-il, un corpus de base pour commencer notre enquête.  

Quels critères ?

À la question des critères qui qualifient une moyenne puissance, un orfèvre en la matière, l’ancien ambassadeur indonésien Dino Patti Djalal, actuellement président du Foreign Policy Community of Indonésia, président également du Middle Power Studies Network, apporte dans un récent article la réponse suivante : "Je me réfère à des pays qui du fait de leur taille considérable (population et géographie), leur poids (économique, démographique et militaire) et leur ambition se situent entre les grandes et les petites puissances. Sur les 193 États dans le monde aujourd’hui, environ deux douzaines de pays peuvent être considérés comme des moyennes puissances, certains se situant dans le Nord global mais la majorité dans le Sud global. Tandis que toutes les moyennes puissances du Nord sont engagées dans des pactes militaires, la plupart des moyennes puissances du Sud sont non-alignées et tendent à mener des politiques de 'strategic hedging'."

Dino Patti Djalal poursuit : "Actuellement nous avons le plus grand nombre de moyennes puissances de l’Histoire et ce nombre va s'accroître avec des pays comme le Pakistan, la Mongolie ou l’Éthiopie. Ce n’est pas seulement le nombre qui compte ; il y a aussi une différence qualitative. Les moyennes puissances du Sud global sont plus fortes et plus riches que lors de la naissance du mouvement non aligné il y a six décennies. Le budget de défense de l’Inde dépasse celui du Royaume-Uni, l’Arabie saoudite dépense plus pour son appareil militaire que la France, ou la Corée du Sud plus que l’Italie. À l’horizon de 2030, le pouvoir d’achat paritaire (PPP) anticipé pour l’Indonésie, le Brésil, le Mexique, la Turquie et l’Afrique du Sud dépassera celui de l’Allemagne, de l’Italie, de l’Espagne, des Pays-Bas et de la Suède".

À l’horizon de 2030, le pouvoir d’achat paritaire (PPP) anticipé pour l’Indonésie, le Brésil, le Mexique, la Turquie et l’Afrique du Sud dépassera celui de l’Allemagne, de l’Italie, de l’Espagne, des Pays-Bas et de la Suède.

"Quel point commun entre ces pays ?", poursuit notre auteur. "Un désir grandissant et une capacité de maîtriser les événements dans leur voisinage, tout en essayant de limiter les ambitions des puissances extérieures. Ainsi, en Asie du Sud-Est, l’Indonésie coopère avec ses partenaires de l’ASEAN pour s’assurer que la Chine, les États-Unis et la Russie se comportent en conformité avec les règles et mécanismes de l’Asean". Par ailleurs, selon Dino Patti Djalal, "au-delà de leurs sphères régionales respectives, les moyennes puissances du Sud tendent à se rapprocher entre elles, à affirmer davantage leurs positions, à développer leurs coopérations sur toutes sortes de sujets, quelles que soient les rivalités qui les divisent".

Dino Patti Djalal est moins prolixe sur les moyennes puissances du Nord. Il observe cependant, comme Ivan Krastev dans l’article du FT que nous citions dans notre premier épisode, que des alliés proches des États-Unis prennent leur distance avec les consignes de Washington, le cas-type pour lui étant la Turquie, membre de l’Otan, qui n’en poursuit pas moins vis-à-vis de l’Ukraine et de la crise de Gaza une politique propre.

Les ex puissances- relais prennent leur autonomie

Cette analyse rejoint celle que nous a présenté Ghassan Salamé, dont le dernier livre, Le Choix de Mars, porte un regard particulièrement aigu et informé sur le monde actuel. Selon lui, le bon critère, pour établir si un pays est ou non une moyenne puissance, réside moins dans le poids économique ou militaire que dans sa capacité à agir et à prendre des initiatives effectives. Une puissance ne l’est pas tant par son potentiel que par son action réelle. C’est la consistance de celle-ci qui fournit une véritable indication sur le statut de moyenne puissance. Il en existerait une vingtaine de par le monde.

Au point de départ, les moyennes puissances, explique Ghassan Salamé, se caractérisaient avant tout par une vocation de relai d’une Grande puissance. Brzezinski, lorsqu’il était conseiller spécial de Carter (1977-1981), identifiait certains États comme des "moyennes puissances relais" : il plaçait dans cette catégorie l’Iran du Shah, aux côtés du Nigéria ou du Pakistan, pour leurs positions pro-américaines.

Mais aujourd’hui, constate le grand professeur, rejoignant ainsi les vues que nous avons déjà rencontrées, les moyennes puissances ne fonctionnent plus comme des relais ; elles agissent pour leur propre compte et sont mues par un opportunisme géopolitique et sécuritaire. Ainsi de l’Inde ou de l’Indonésie. Leurs initiatives locales ou nationales ont pour objectif de peser sur le système international en tant que puissances autonomes. C’est une évolution majeure. On voit le Brésil, qui recommence à mettre en question son abstention nucléaire ou n’accorde pas son soutien à l’Ukraine. C’est aussi le même état d’esprit qui anime l’Afrique du Sud, le Nigéria, le duo irano-turc, l’Inde, même si celle-ci oscille entre moyenne puissance et grande puissance.

Notre interlocuteur note aussi qu’accéder au statut de Grande puissance - le niveau au-dessus des moyennes puissances - implique de jouir d’un environnement régional apaisé. C’est une difficulté pour la Chine, qui a de mauvaises relations avec chacun de ses huit voisins, des Philippines à l’Inde en passant par le Vietnam. Les États-Unis, quant à eux, n’ont pas de problème avec le Canada ou le Mexique. À l’instar des Grandes puissances, chaque moyenne puissance a en tête une sorte de "Doctrine Monroe" (du nom du président des États-Unis, J. Monroe, doctrine qui consiste à réserver la politique étrangère des EUA au seul continent américain), et en fait l’obsession de dominer sa région. Ainsi, pour définir une moyenne puissance, outre l’intentionnalité, le contexte régional compte. Les critères formels sont peu pertinents. De surcroît, une puissance moyenne, selon Ghassan Salamé, reste aussi une puissance à laquelle il manque quelque chose - c’est une puissance non totalement accomplie.

Reprenant le fil de l’Histoire, Ghassan Salamé note que la stratégie américaine des puissances relais s’est plus ou moins révélée à double tranchant ; après l’Iran, les principaux relais de puissance au Moyen-Orient, l’Arabie et Israël, à qui les USA voulaient déléguer la sécurité de la région, sont devenus problématiques ; Israël constitue même une véritable "épine dans le pied" de Washington. Le relais est devenu le problème, avec des conséquences négatives pour l’image de la grande puissance dans le monde.

Le relais est devenu le problème, avec des conséquences négatives pour l’image de la grande puissance dans le monde.

On peut dresser une sorte de parallèle avec la géopolitique de l’Asie. Pékin apparaît sur la défensive, dans un environnement en partie hostile ; elle craint que la Corée du Nord se serve d’elle de même que Pyongyang instrumentalise les Russes. La Chine et les USA arrivent, dans des régions très différentes, à une même forme de raisonnement. Un autre point important, sur lequel notre interlocuteur rejoint les analyses que nous avons citées, est que les Non-alignés n’avaient pas beaucoup gêné les tensions est-ouest ; les mêmes pays aujourd’hui ne sont plus susceptibles d’être disciplinés ; ils se montrent désinhibés dans leurs intentions, forts qu’ils sont de nouveaux rapports de force en leur faveur. Ils développent des approches transactionnelles des relations internationales. Le Maroc a ainsi reconnu Israël en échange d’une reconnaissance du Sahara occidental en décembre 2020.

L’Arabie saoudite, selon Ghassan Salamé, offrirait en quelque sorte un contre-modèle. Elle n’aspire pas à davantage d’autonomie, mais à plus de garanties de protection de la part des Américains, suivant le modèle japonais ou coréen. On objectera que les Japonais ont adopté le système politique des États-Unis, ce dont la monarchie saoudienne est loin. Mais la priorité de l’Arabie, pour se rendre "américano-compatible", réside en réalité dans la déconstruction du wahhabisme, plus urgente que toute éventuelle démocratisation.  

Pour une liste ouverte

Quelles conclusions tirer ? Il nous semble que pour notre propos, il est préférable de ne pas fermer, au moins dans un premier temps, la liste des moyennes puissances. Sans doute le corpus de base est celui que nous avons indiqué - le G20 moins les "Grandes puissances" au sens de membres permanents du Conseil de sécurité. Différents exemples incitent à ne pas s’enfermer dans cette classification trop rigide. Ainsi l’Espagne dans le Nord global, le Maroc dans le Sud : non négligeables sur le plan économique, il s’agit de puissances régionales qui exercent une influence allant au-delà de leur poids économique, en Europe et en Amérique latine pour l’Espagne, en Afrique pour le Maroc. Nous ferions la même remarque pour le Kazakhstan ou pour le Kenya, deux puissances dont les choix impactent les rapports de force au-delà de leur région.

Il s’agit de puissances régionales qui exercent une influence allant au-delà de leur poids économique, en Europe et en Amérique latine pour l’Espagne, en Afrique pour le Maroc.

Pour étayer cette option d’une "liste ouverte", nous nous appuierons en outre sur la politique du Royaume-Uni. Il s’agit en effet du seul État qui dans sa doctrine de politique étrangère fait du dialogue et de la coopération avec les middle ground powers un objectif en soi. Cela résulte des travaux de la "integrated strategy" qui, publiée le 16 mars 2021 - des mois avant l’agression russe contre l’Ukraine - présentait déjà les moyennes puissances du Sud comme un paradigme clef des rapports de force dans le monde.

Il existe désormais au sein du Foreign Office une cellule dont la mission consiste à identifier les points sur lesquels le Royaume-Uni peut trouver avec les pays concernés, de manière à les influencer, des secteurs de coopération précis. Pour ménager les susceptibilités, la liste des middle ground powers n’a pas été rendue publique.

Il nous revient cependant qu’elle comporterait cinq pays d’Asie, cinq pays d’Afrique et cinq d’Amérique Latine. Cette liste ne recoupe donc pas celle des grands émergents membres du G20. Nous verrons par la suite qu’une liste ouverte se justifie encore plus si le regard ne porte pas seulement sur la géopolitique mais sur les enjeux globaux et la géo-économie.

N’est-il pas temps cependant, pour tester ces différentes propositions, de passer à une étude de cas ? Nous voudrions proposer aux lecteurs quelques profils de moyennes puissances, du Nord et surtout du Sud.

Le signataire de cette série remercie chaleureusement Hortense Miginiac et Anthéa Ennequin pour leur contribution essentielle à la réalisation de ce projet.

Visuel : Le président du Kenya, William Ruto, et le président de la Banque Mondiale, Ajay Banga, lors de la clôture du sommet pour un Nouveau pacte financier global, à Paris le 23 juin 2023.

Copyright image : Alan-Ducarre

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