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08/04/2025

Les impôts de production, reflets des travers français

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Les impôts de production, reflets des travers français
 Nicolas Laine
Auteur
Responsable des Publications - Études France

La publication de l’édition 2025 du Baromètre des impôts de production de l’Institut Montaigne, réalisé en partenariat avec Forvis Mazars, place la France est en haut du classement. Comparé à l’Allemagne, les recettes fiscales tirées de ces impôts - près de 110 milliards d’euros - sont quatre fois plus élevées en France, alors même que notre PIB est inférieur de près d’un tiers. Au-delà du constat récurrent d’une fiscalité française élevée, les résultats de ce baromètre peuvent être lus à la lumière d’une analyse plus large : la fiscalité sur la production reflète, de manière emblématique, plusieurs travers structurels de notre modèle économique et institutionnel : tendance à légiférer sans prise en compte des effets économique, architecture fiscale morcelée issue d’un empilement normatif prolongé, superposition d’échelons de décision aux logiques parfois divergentes rendant difficile toute conduite stratégique claire et cohérente de notre fiscalité dans la durée... Finalement, ne serait-ce pas précisément parce que les impôts de production concentrent nos travers que leur réforme apparaît si difficile ? Comment s’y prendre pour engager une réduction durable des impôts de production et quels scénarios pour la financer ? Autopsie d’un dysfonctionnement très français et scénarios chiffrés pour le résoudre, par Nicolas Laine

Une faible attention aux effets économiques

Les impôts de production - qui demeurent peu présents dans le débat public, alors qu’ils pèsent davantage sur les entreprises que l’impôt sur les sociétés - regroupent l’ensemble des prélèvements assis sur les facteurs mobilisés dans le processus de production. Il s’agit notamment de taxes liées à la détention de terrains, de bâtiments, ou encore au niveau de la masse salariale. Cette assiette spécifique est source de nombreux effets économiques défavorables.

Premièrement, la fiscalité sur la production fragilise particulièrement les entreprises en difficulté.

Premièrement, la fiscalité sur la production fragilise particulièrement les entreprises en difficulté. Le montant de ces impôts est dû quelles que soient les performances économiques, y compris en l’absence de bénéfices. Cette rigidité contraint les entreprises à s’en acquitter même en période de pertes.

Ensuite, elle biaise les décisions d’investissement. En renchérissant artificiellement le coût du travail (par la taxe sur les salaires par exemple) ou du capital (par la contribution économique territoriale), elle oriente les choix productifs en fonction de considérations fiscales, au détriment de logiques strictement économiques. Ce biais affaiblit la compétitivité des entreprises françaises face à des concurrents implantés dans des pays avec une fiscalité plus neutre.

Enfin, ce type de fiscalité freine la réindustrialisation du territoire en pesant plus fortement sur les établissements industriels. Ces derniers, en raison de leur emprise foncière importante, acquittent 22 % de la taxe foncière sur les propriétés bâties alors qu’ils ne représentent que 7 % des entreprises. Par ailleurs, en s’intégrant directement au prix de revient des biens, ces impôts influencent également les décisions d’implantation ou d’extension industrielle. Selon France Stratégie, un alignement de notre niveau de fiscalité de production sur celui de ses partenaires européens augmenterait de 18 % les créations de sites industriels par des multinationales extra-européennes.

Une fiscalité éclatée et excessivement complexe

Outre le niveau de ses prélèvements, la singularité de la France en matière fiscale tient à aussi à leur extrême fragmentation. À structure de production équivalente, une entreprise doit ainsi s’acquitter en moyenne de 66 taxes en France, contre 17 en Allemagne et seulement 5 au Royaume-Uni. Là encore, les impôts de production reflètent ce travers français. Notre baromètre en recense 32 différents en France, contre 25 en Suède – qui présente pourtant un niveau d’imposition sur la production trois fois supérieur – et seulement 3 en République tchèque, qui se classe à la première place de notre baromètre.

Cet éclatement se traduit par l’existence d’une multitude de petites taxes au rendement très limité. Selon les données de notre baromètre, en France, il faut additionner le produit de 24 impôts pour atteindre 20 % du total des recettes issues de la fiscalité de production. En comparaison, 3 impôts suffisent en Allemagne ou aux Pays-Bas pour atteindre ce même seuil. Le rendement médian d’un impôt de production en France est donc faible : 980 millions d’euros, contre près de 4 milliards en Pologne. Cette prolifération de micro-prélèvements pèse sur les coûts de collecte, à tel point que certaines petites taxes coûtent plus cher à collecter que ce qu’elles rapportent. L’Inspection générale des finances en recensait 90 de ce type – dont la célèbre “taxe sur les flippers”. Si certaines ont été supprimées, cette dynamique de simplification n’a pas été étendue à la fiscalité de production : notre baromètre identifie encore 8 taxes dont le rendement est inférieur à 80 millions d’euros.

En plus de leur multiplicité, les impôts de production se caractérisent - à l’image de tout notre système fiscal - par leur complexité excessive. Prenons l’exemple concret d’une entreprise disposant de plusieurs implantations dans la région Provence-Alpes-Côte d’Azur, et devant à ce titre s’acquitter de la "taxe sur les bureaux" prévue à l’article 231 quater du Code général des impôts.

En plus de leur multiplicité,  les impôts de production se caractérisent - à l’image de tout notre système fiscal - par leur complexité excessive.

Elle doit d’abord déposer un ou plusieurs formulaires 6705-B-SD, en fonction du nombre et de la localisation de ses locaux. Chaque formulaire doit être adressé au service des impôts territorialement compétent, ce qui peut conduire à autant de dépôts que de sites concernés. Ensuite, l’entreprise doit vérifier minutieusement les données pré-remplies par l’administration. Elle est responsable de corriger, compléter ou supprimer les informations : déclarer de nouveaux locaux, ajuster les surfaces, ou exclure ceux qui ne seraient finalement pas soumis à la taxe. Le calcul du montant dû dépend de l’usage des locaux : 0,97 €/m² pour les bureaux, 0,40 € pour les espaces de vente, 0,21 € pour les entrepôts. Ce barème suppose donc une affectation précise de chaque mètre carré utilisé - sachant que cette typologie fait l’objet de moult exceptions, dépendant du type de propriétaire ou de l’usage précis du local : un local de bureaux sera exempté s’il appartient à un établissement privé d’enseignement, mais pas s’il appartient à une entreprise de cours particuliers - sauf les mètres carrés dédiés à de l’archivage administratif. Les salles d’attente sont, elles aussi, exemptées - mais une incertitude demeure si cette salle dessert aussi une autre pièce : elle pourrait être reclassée “en voie de circulation interne” et devenir imposable. S’y ajoutent des critères géographiques complexes : le montant peut être modulé selon que le local est situé dans une zone de revitalisation des centre-villes, en quartier prioritaire (QPV) ou en zone franche urbaine (ZFU). Enfin, l’entreprise doit anticiper les effets de seuil : un commerce de 2500 m² devra s’acquitter d’une charge de 1000 euros de plus qu’un autre qui fait 1 m² de moins. Ces règles visent, en théorie, des objectifs louables : adapter l’impôt à la capacité contributive, exempter certaines activités sensibles ou encore soutenir la revitalisation de certains territoires. Mais une telle complexité est-elle réellement justifiée lorsqu’elle sert à collecter… 20 millions d’euros par an ?

Soyons clairs : une "petite taxe" n’est pas, en soi, illégitime. Elle peut s’inscrire dans une logique incitative, en ciblant un nombre restreint d’acteurs afin de moduler leur comportement par le biais du signal-prix. Mais dans le cas des impôts de production, ces taxes de faible rendement ne procèdent pas d’une telle stratégie. Elles sont le résultat d’une accumulation progressive de dispositifs épars, ajoutés au fil des années pour financer des priorités sectorielles ou territoriales, sans alourdir les impôts "visibles" des Français, plus politiquement sensibles.

À cet égard, la fiscalité de production illustre bien la théorie de l’illusion fiscale formulée par Amilcare Puviani. Selon cet économiste italien, les systèmes fiscaux tendent à se structurer de manière à minimiser la perception de l’impôt par le contribuable, afin d’en maximiser le rendement sans générer de rejet social. Ils utilisent pour cela plusieurs mécanismes, qui trouvent une résonance particulière dans le cas de la fiscalité de production : privilégier les taxes indirectes plutôt que les impôts directs, pour mieux les dissimuler dans le prix des biens et services ;

Lorsqu’un État entend prélever 45,6 % de la richesse nationale chaque année, une telle dispersion et opacité deviennent presque structurellement nécessaires pour éviter un rejet frontal de la charge fiscale.

Fractionner les prélèvements en petites sommes réparties dans le temps plutôt que de concentrer l’effort fiscal en un seul paiement visible ; complexifier à l’extrême les mécanismes fiscaux afin de rendre le coût cognitif de leur compréhension inaccessible au grand public. Dans le cas français, il ne s’agit évidemment pas d’une stratégie consciente ou coordonnée ; mais lorsqu’un État entend prélever 45,6 % de la richesse nationale chaque année, une telle dispersion et opacité deviennent presque structurellement nécessaires pour éviter un rejet frontal de la charge fiscale.

L’intervention de multiples strates d’administration, empêchant de suivre un cap clair

Il est en revanche un travers français que la fiscalité de production semblait - cette fois - ne plus illustrer : la difficulté à maintenir un cap politique assumé. Ces dernières années, une dynamique de baisse avait été globalement maintenue. Certes, la réduction restait modeste : selon notre baromètre, le niveau de la fiscalité de production a diminué de 15 % entre 2020 et 2023. Mais cette inflexion semblait produire des résultats : l’investissement dans les branches industrielles a progressé trois fois plus vite en France que dans le reste de l’Union européenne et notre pays est devenu le pays le plus attractif d’Europe pour les investissements internationaux. Néanmoins, cette orientation est aujourd’hui fragilisée pour deux raisons.

D’une part, notre baromètre montre cette année que notre gouvernance fragmentée peut rendre toute trajectoire de réduction difficile à maintenir dans la durée. L’éclatement de la fiscalité de production se traduit en effet par une dispersion des acteurs qui en déterminent le montant : la France se distingue ainsi de ses voisins par une part particulièrement importante de la fiscalité de production décidée par les collectivités territoriales - six fois plus élevée qu’en Allemagne, pourtant pays fédéral. En 2023, les efforts entrepris par l’État pour alléger la fiscalité de production ont ainsi été partiellement neutralisés par les décisions des collectivités de hausser la taxe foncière. Elle résulte d’une augmentation moyenne de près de 3 % du taux voté par les communes dans un contexte de dépenses locales en forte hausse - du fait du cycle électoral favorable à l’investissement, mais aussi de l’augmentation sensible des dépenses de fonctionnement (+4,9 %). Selon nos estimations, sans ces hausses locales, le niveau global des impôts de production aurait été inférieur de 0,5 milliard d’euros. Si la hausse des taux est souvent présentée comme la conséquence directe d’une baisse des transferts de l’État, cette justification ne résiste pas à l’analyse : l’État a compensé les pertes de recettes locales issues de la réforme de 2021 selon des modalités qui ont, in fine, accru les recettes totales des collectivités concernées. Cette situation illustre donc un autre de nos travers structurel : en fragmentant les niveaux de responsabilité, l’éclatement des sources fiscales rend l’imputation des hausses plus difficile. Il en résulte une pression fiscale accrue, mais sans pilotage clair ni redevabilité pleinement assumée par un niveau de décision identifié.

Outre la difficulté à fédérer l’ensemble des niveaux décisionnels autour de la baisse des impôts de production, cet objectif est aujourd’hui également fragilisé par une deuxième raison : le revirement politique intervenu à l’Assemblée nationale après la dissolution. Le Parlement a en effet décidé de reporter une nouvelle fois la suppression de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) : initialement prévue pour 2024, puis repoussée une première fois à 2027, cette suppression a été désormais fixée à 2030 par la dernière loi de finances. À ce report s’ajoute l’instauration d’une nouvelle contribution complémentaire à la CVAE, pour gommer la baisse qui devait intervenir en 2025. L’impact de ces mesures sera pleinement visible dans les prochaines éditions de notre baromètre, mais il est d’ores et déjà certain qu’elles marqueront un coup d’arrêt à la dynamique engagée en 2020 et annulent, de fait, la suppression de la CVAE pour 530 000 entreprises.

Et ces hausses ne sont probablement pas terminées. À partir de 2025, un versement mobilité régional pourra être instauré en dehors de l’Île-de-France, dans la limite de 0,15 % de la masse salariale. D’autres augmentations sont à prévoir dans les prochaines années : de nouveaux impôts de production à finalité environnementale, imposés par le droit européen, ont déjà été intégrés dans les niveaux de fiscalité de pays comme le Danemark, la Belgique ou la Pologne, mais pas encore en France. Leur transposition prochaine ne fera qu’accentuer notre différentiel de fiscalité de production.

Un déni des réalités

Les impôts de production reflètent donc certains travers bien connus en France : une complexité excessive, tant dans la structure des impôts que dans la répartition des responsabilités, qui brouille les lignes de redevabilité ; une gestion principalement budgétaire de la fiscalité, menée sans réflexion d’ensemble sur ses finalités ni sur ses effets économiques. Pour que la fiscalité de production incarne pleinement certaines spécificités françaises, il faut sans doute y ajouter un dernier trait caractéristique : le refus d’assumer ces travers et la tendance à s’en accommoder au nom d’une singularité nationale, quand bien même de nombreux exemples européens prouvent qu’un autre modèle est possible.

Ainsi, alors que la plupart des pays européens ont engagé une réduction de leur fiscalité de production depuis quinze ans, la France n’a consenti qu’à des baisses marginales avant de renoncer à cet objectif, réintégrant cette fiscalité comme instrument d’ajustement budgétaire.

Les impôts de production reflètent donc certains travers bien connus en France.

Ce refus de prendre en compte les dynamiques européennes - alors même que la concurrence, en particulier celle de l’Espagne, s’intensifie - s’accompagne d’un déni de la situation conjoncturelle.

De fait, après sept années de redressement, les indicateurs industriels français se dégradent à nouveau : seulement 89 ouvertures nettes de sites industriels ont été enregistrées en 2024, soit une baisse de plus de 50 % par rapport à l’année précédente. Début mars, une chute de 7 % des projets d’investissements internationaux en France était également annoncée, signalant un retour des incertitudes après plusieurs années de réformes pro-business.

Assumer un cap clair et constant sur les impôts de production

Il serait nécessaire de maintenir enfin un cap clair sur la fiscalité de production. Cela suppose d’en faire une véritable priorité politique, et non un simple levier d’ajustement budgétaire conjoncturel.

Certes, privilégier ces impôts peut sembler peu rationnel pour le politique. Les gouvernements sont davantage incités à alléger les cotisations sociales, mieux connues du grand public, tandis que la majorité des classements internationaux - Trading Economics, KPMG, EY, Doing Business - se concentrent sur la fiscalité directe - ce qui donne au taux d’impôt sur les sociétés une place centrale dans la communication publique. Ce dernier point peut expliquer que la réduction du taux d’impôt sur les sociétés à 25 % ait donné lieu à un communiqué officiel de Business France alors que la réforme, pourtant plus structurante, de la fiscalité de production en 2021 ne semble avoir fait l’objet d’aucune communication équivalente.

Si elle n’a que peu d’écho dans l’opinion, la réduction de la fiscalité sur la production est pourtant cohérente avec les priorités économiques du pays. Comme vu précédemment, elle est la plus efficace pour accompagner notre réindustrialisation. Selon France Stratégie, une réduction de 5 milliards d’euros des impôts de production augmenterait de 2,3 % la probabilité qu’une entreprise installe un centre de production en France - or ces implantations industrielles s’accompagnent fréquemment de la localisation du siège social à proximité. À titre de comparaison, une baisse de l’IS a un effet sur les sièges sociaux uniquement, tandis qu’une baisse des cotisations sociales a un impact quatre fois moindre sur la localisation industrielle. Plus largement, la baisse des impôts de production - plutôt que d’autres impôts - répond au besoin de relancer des filières stratégiques, comme la base industrielle et technologique de défense. Les entreprises de ce secteur présentent en effet plusieurs caractéristiques qui les rendent particulièrement exposées à la fiscalité sur la production : une forte emprise au sol, les rendant sensibles aux taxes foncières ; un renouvellement rapide du capital productif, pour lesquels ces impôts n’offrent pas de déduction fiscale ; des effets de cascade liés à la C3S, qui s’applique à chaque étape de leurs longues chaînes de valeur.

Dans un contexte budgétaire contraint, il convient néanmoins de réduire en priorité les impôts de production les plus dommageables. Les taxes foncières sont souvent citées à ce titre. En réalité, bien que plus élevées en France qu’en moyenne européenne, elles ne doivent pas être une priorité immédiate : elles sont en partie compensées par des abattements - dont 35 % bénéficient aux propriétaires de locaux industriels -, reposent sur des assiettes stables et incitent à un usage plus rationnel du foncier dans les zones tendues. Sur ce point, c’est avant tout la modération du taux moyen qui doit être recherchée.

Si elle n’a que peu d’écho dans l’opinion, la réduction de la fiscalité sur la production est pourtant cohérente avec les priorités économiques du pays. Comme vu précédemment, elle est la plus efficace pour accompagner notre réindustrialisation.

C’est plutôt sur un autre impôt que le consensus est fort : la contribution sociale de solidarité des sociétés (C3S). Prélevée sur le chiffre d’affaires, elle est décrite par le Conseil d’analyse économique comme une taxe "dont la nocivité n’a pas d’égal" dans notre système fiscal. En s’ajoutant en cascade à chaque étape de production, elle favorise l’importation de biens intermédiaires et agit de fait comme une subvention déguisée à l’importation. Dans un secteur comme la grande distribution, où les marges sont faibles, elle peut produire une différence de 0,3 % qui suffit à modifier les circuits d’approvisionnement pour limiter les étapes où elles s’appliquent. Résultat : davantage de marques de distributeurs, davantage d’importations et un impact négatif sur le solde commercial.

Au global, la C3S réduirait les exportations de 4,2 milliards d’euros, tout en augmentant les importations de 500 millions, soit une dégradation du commerce extérieur supérieure… à son propre rendement. Sa suppression, un temps prévue pour 2017, a été reportée. Si un abattement en limite désormais l’effet aux plus grandes entreprises, sa nocivité demeure. L’Institut Montaigne plaide de longue date pour sa disparition.

Résoudre nos travers, financer notre ambition : la piste des niches fiscales

Et si résoudre la question des impôts de production était ainsi l’occasion de s’attaquer plus largement au mille-feuille fiscal français qui se caractérise par un autre phénomène bien connu : celui de la prolifération des niches fiscales ? Ces dernières présentent des travers qui rappellent ceux des impôts de production. Elles accroissent l’opacité et la complexité de notre système fiscal en multipliant les dérogations à la norme de référence : peut-on tolérer que la notice d’explication de l’impôt sur le revenu comporte 434 pages ? Comme les impôts de production, les dépenses fiscales se sont aussi accumulées sans que les effets économiques de ce mouvement ne soient pris en compte. Elles contribuent ainsi à une hétérogénéité croissante des taux effectifs et à un mitage généralisé de l’assiette fiscale, à rebours des recommandations de la fiscalité optimale qui privilégient des assiettes larges et des taux modérés.

Une réduction de moitié des dépenses fiscales - qui s’élèvent à 85 milliards d’euros par an - permettrait de financer une baisse des impôts de production, ce qui nous ramènerait dans la moyenne des pays étudiés dans notre baromètre. Cette option permettrait la suppression des 24 plus petits impôts de production afin de simplifier le paysage fiscal, la suppression de la CFE dans le but de modérer le taux moyen des taxes foncières pesant sur l’industrie, ainsi que la suppression de la CVAE et de la C3S en raison de leurs effets économiques particulièrement délétères.

Comme l’explique la récente tribune de Lisa Darbois, une rationalisation encore plus forte des dépenses fiscales permettrait d’alléger, au-delà des impôts de production, les grands impôts de droit commun. Dans ce scénario, les marges budgétaires dégagées par la suppression partielle des niches fiscales permettraient de financer en priorité la réindustrialisation, par une baisse des impôts de production à hauteur de 15 Md€, mais aussi le renforcement de l’effort de défense (10 Md€). Le solde pourrait soutenir une diminution de 6 points du taux de l’impôt sur les sociétés (18 Md€), une réduction de 3 à 10 points selon les tranches du taux de l’impôt sur le revenu (10 Md€) ainsi qu’une baisse de deux points du taux normal de TVA (12 Md€). S’il faudrait porter une attention particulière à la neutralité sectorielle de la réforme et aux effets de bords induits, une telle réforme permettrait de poser les bases d’un cadre budgétaire plus lisible et mieux aligné avec les priorités stratégiques de la Nation.

Chiffrage d’une réallocation des dépenses fiscale

En 2025, les dépenses fiscales sont estimées à 85 Md€, selon le projet de loi de finances (PLF 2025, Voies et moyens).

  • Reprise de la suppression de la CVAE, prévue initialement en 2024 puis reportée à 2027, à nouveau repoussée par la loi de finances pour 2025 : 4 Md€.
  • Suppression de la CFE, en se fondant sur les données du baromètre 2023 : 7 Md€.
  • Suppression de la C3S, en se fondant sur les données du baromètre 2023 : 5,4 Md€.
  • Suppression des 24 plus petits impôts de production, représentant 20 % du produit total des impôts de production en 2023, en se fondant sur les données du baromètre 2023 : 21,2 Md€.

  • Financement du besoin supplémentaire de défense : Écart entre la trajectoire actuelle de la loi de programmation militaire (67 Md€ en 2030) et la nouvelle cible proposée par le ministre des Armées (90 Md€), soit 23 Md€ supplémentaires à horizon 2030. 10Md affectés.
  • Diminution de nos impôts de production (15 Md€), comprenant la suppression de la CVAE.
  • Réduction des taux faciaux des principaux impôts, proportionnée à l’effet de rehaussement d’assiette induit par la suppression des dépenses fiscales. Si l’on considère cette suppression comme un élargissement d’assiette, la baisse des taux de droit commun pourrait être estimée comme suit :

o Impôt sur les sociétés (IS) :
Affectation des 18,2 Md€ de dépenses fiscales sur les bénéfices à une baisse des taux. À titre indicatif :

  • Taux normal : de 25 % à 19 % (baisse de 6 points)
  • Taux réduit : de 15 % à 11 % (baisse de 4 points)
     

o TVA :
Affectation des 11,9 Md€ de dépenses fiscales sur la TVA à une baisse du taux normal de 20 % à 18 % (baisse de 2 points)
Impôt sur le revenu (IR) :
Réaffectation de 28 Md€ (sur 42 Md€ de dépenses fiscales rattachées à l’IR) à une baisse des taux marginaux :

  • 2e tranche : de 11 % à 8 %
  • 3e tranche : de 30 % à 23 %
  • 4e tranche : de 41 % à 32 %
  • 5e tranche : de 45 % à 35 %


Cette réallocation est globalement neutre à l’échelle macroéconomique. Les entreprises bénéficieraient de 22,2 Md€ de restitutions directes (suppression de la CVAE et baisse du taux d’IS). Pour les ménages, la suppression de 42 Md€ de dépenses fiscales serait compensée par 28 Md€ de baisses de taux à l’IR, soit une hausse nette de 14 Md€. Celle-ci pourrait être répartie de manière homogène entre les tranches ou concentrée sur la dernière, en substitution à la mesure prévue en loi de finances 2025 sur le taux minimal applicable aux hauts revenus. Aucune restitution n’est envisagée sur les 7 Md€ de dépenses fiscales supprimées sur les accises sur l’énergie, dont 6 Md€ portent sur les énergies fossiles.

Si elle est neutre pour les finances publiques, la suppression des dépenses fiscales présente un risque élevé d’écart en recettes du fait de son ampleur. Elle nécessiterait une mise en œuvre progressive sur cinq ans, en débutant par les niches les moins efficientes et les secteurs ou territoires les moins exposés. Certaines zones - comme les DOM ou la Corse - pourraient être placées en fin de trajectoire. Un accompagnement budgétaire ciblé resterait possible pour les secteurs les plus fragiles.

Rompre avec la résignation fiscale

Les impôts de production, avec leur niveau singulier, leur empilement chaotique et leur gestion éclatée, reflètent donc plusieurs de nos travers français et illustrent notre difficulté à concevoir une fiscalité lisible, stratégique et pilotée dans la durée. Leur maintien, malgré un consensus d’experts et des comparaisons européennes accablantes, traduit un triple aveuglement : à l’égard de leurs effets économiques réels, des dynamiques internationales et de nos propres incohérences. Tant qu’ils resteront un outil d’ajustement budgétaire plutôt qu’un levier de stratégie économique, tant que leur complexité dissimulera leur nocivité, et tant que la fragmentation des responsabilités permettra à chacun de s’en exonérer politiquement, ils continueront d’incarner ce que notre système a de plus inefficace : une fiscalité à la fois myope, opaque et résignée.

Plus largement, le poids anormalement élevé de certains impôts tels ceux pesant sur la production alimente mécaniquement la multiplication des dérogations - souvent sous forme de niches fiscales - destinées à en atténuer les effets. Ce jeu d’équilibrisme, combinant surtaxation et exemptions, génère une complexité croissante et affaiblit la lisibilité comme l’efficacité de l’impôt. Réformer les impôts de production n’est donc pas seulement moderniser un segment du système fiscal ; c’est engager un mouvement plus vaste de rationalisation, qui ne pourra aboutir qu’en s’attaquant aussi à la prolifération des dépenses fiscales.

Copyright image : Eric PIERMONT / AFP
Ministère de l’Économie et des Finances

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