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12/12/2024

Quelque chose de spécial : après la censure, ce que prévoit la Constitution

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Quelque chose de spécial : après la censure, ce que prévoit la Constitution
 Lisa Thomas-Darbois
Auteur
Directrice des études France, Experte Résidente
 Margaux Tellier-Poulain
Auteur
Responsable de projets - Santé et Protection Sociale

Après la censure du gouvernement Barnier, le budget se trouve en souffrance. Emmanuel Macron a annoncé, jeudi 5 décembre, une "loi spéciale", qui sera examinée en séance plénière le 16 décembre. Situation quasi inédite dont le seul précédent remonte à 1979, lorsque la loi de finances du gouvernement de Raymond Barre avait été censurée par le Conseil constitutionnel pour vice de procédure. Qu’implique cette loi spéciale, quel périmètre recouvre-t-elle et quelles sont ses limites ? Comment la Constitution de la Ve République pare-t-elle au risque du "shutdown" à l’américaine, parfois invoqué à titre de comparaison ? Éclairages techniques et enjeux politiques : entretien avec Lisa Thomas-Darbois et Margaux Tellier-Poulain.
 

Quel est le support juridique de la loi spéciale ? 

L’article 47 de la Constitution encadre la procédure au cas où le budget n’a pas été voté dans les conditions normales (c’est-à-dire celles qui sont prévues pour toute loi organique et précisées par l’article 45 de la Constitution). 

Trois cas de loi spéciale sont possibles concernant le projet de loi finances (PLF) : 

  • au cas où le projet de loi de finances ait été jugé anticonstitutionnel (47.2)
  • en cas de non respect des délais, sans adoption plus de soixante-dix jours après le dépôt du texte (47.3)
  • en cas de non-respect des délais, quand le texte risque de ne pas être promulgué avant le début de l’exercice suivant (47.4)

Dans la configuration actuelle, c’est à l’article 47 alinéa 4 que le gouvernement démissionnaire a recours : il énonce que, quand la loi de finances ne peut pas être promulguée, le Gouvernement demande d'urgence au Parlement l'autorisation de percevoir les impôts et qu’il ouvre par décret les crédits se rapportant aux services votés. C’est ensuite l’article 45 de la LOLF qui précise les conditions du vote de la loi spéciale évoquée par l’article 47.4 de la Constitution. 

Même s’il a été nommé, le nouveau gouvernement ne pourra pas présenter aussitôt un nouveau budget.

Même s’il a été nommé, le nouveau gouvernement ne pourra pas présenter aussitôt un nouveau budget puisque, au-delà même des contraintes politiques, l’article 47 donne au Parlement un délai de 70 jours pour examiner le projet de loi de finances, laquelle devant être promulguée et publiée avant le 1er janvier. La loi spéciale est donc indispensable. 

Elle a été présentée en Conseil des ministres le 11 décembre puis en commission des Finances de l’Assemblée nationale le 12, et en séance publique le 16 avant d’aller au Sénat le 18. 
La loi spéciale comprend trois articles qui concernent la perception des impôts, la sécurité sociale (avec le replafonnement de l'endettement de l'Agence centrale des organismes de sécurité sociale, Acoss, caisse nationale des Urssaf qui gère la trésorerie de chacune des cinq branches de la Sécurité sociale - la famille, les retraites, la maladie, les accidents du travail et l’autonomie) et l'Agence France Trésor (qui a pour mission de gérer la dette et la trésorerie de l'État). 

Les impôts, c’est là un des points majeurs soulevés par la loi spéciale, seront donc bien levés, mais en reconduisant les barèmes de 2024. Concernant les dépenses, les crédits utilisés en 2024 seront aussi reconduits tels quels : la rémunération des fonctionnaires, du moins de ceux qui ne sont pas concernés par le gel du point d’indice, ne sera pas revalorisée en fonction de l’inflation. 

Le Conseil d’État dans son avis rendu public a ainsi précisé le caractère conforme de l’usage par le Gouvernement d’une loi spéciale dans le contexte actuel.

L’État va-t-il continuer à percevoir les impôts et taxes ?

Oui, mais selon le barème de 2024, si bien que 18 millions de ménages risquent d’être concernés par des hausses d’impôts, car les effets de l’inflation n’auront pas été pris en compte. Cette perte sèche pour les contribuables ne sera pas considérable, vu le niveau de l’inflation, mais représentera un enjeu politique important, que le NFP et Marine Le Pen, à l’origine de la censure, devront assumer devant leurs électeurs. Les débats, lors du vote de la loi spéciale, devraient précisément concerner le vote d’amendements prévoyant cette indexation du barème de l’impôt sur le revenu à l’inflation (mesure consensuelle qui figurait dans le projet de loi initial). Les constitutionnalistes, bien que la question soit inédite, récusent la possibilité d’amender une loi spéciale, dont la vocation est justement d’être réduite à trois articles - c’est ce qui la distingue de la loi de finances ordinaire. L’avis du Conseil d’État va d’ailleurs dans le même sens et l’Élysée l’a confirmé, estimant que, pour s’en tenir "à la lettre de la Constitution", la loi spéciale pouvait seulement s’inscrire dans "l'épure de la prolongation du budget sortant". Laurent Saint-Martin, sur TF1, a également assuré que la loi de finances spéciale ne pouvait pas contenir d’amendement et que "ceux qui ont prétendu le contraire devront l’expliquer aux Français". 

Il est en revanche probable qu'après le vote de la loi spéciale, une loi de finances à effet rétroactif vienne en corriger les effets, opérant les remboursements liés au changement des taux de prélèvement à la source. La Direction générale des Finances publiques pourrait donc disposer d’une marge de manœuvre minimale pour corriger les effets politiques de ce budget d’urgence.

18 millions de ménages risquent d’être concernés par des hausses d’impôts, car les effets de l’inflation n’auront pas été pris en compte. Cette perte sèche pour les contribuables ne sera pas considérable, vu le niveau de l’inflation, mais représentera un enjeu politique important.

À qui incombe la préparation du texte de cette loi spéciale et pourrait-elle ne pas être votée par l’Assemblée nationale ? Que devrait-elle contenir ?

La loi spéciale est spéciale à un triple titre au moins : non contente d’être une procédure exceptionnelle prévue dans le cas où le parcours habituel ne pourrait être respecté, son utilisation est inédite et elle est présentée par un gouvernement démissionnaire. Les députés ont annoncé qu’ils la voteraient, y compris le groupe de Marine Le Pen (comme la présidente du RN s’y engagée sur TF1 au soir de la dissolution) et Mathilde Panot qui préside le groupe LFI à l’Assemblée (ainsi que l’a annoncé la député Aurélie Trouvé). 

Le risque d’un rejet de la loi spéciale ne pouvait être mis de côté avant le vote, mais l’Assemblée est consciente du chaos social qui résulterait d’une France sans budget. Le dernier filet de sécurité pour ne pas se trouver en situation de "shutdown" à l’américaine eût alors été de s’en remettre à l’article 16 de la Constitution, qui octroie au Président les "pouvoirs exceptionnels" : en effet, faute de budget, non seulement le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels serait interrompu, mais en plus la France se trouverait incapable d’exécuter ses engagements internationaux. Une telle configuration semble néanmoins peu probable dans le contexte politique actuel.

Quelle est la différence entre la partie recettes et la partie dépenses du projet de loi de finances ? Comment peut-on les penser séparément ?

La partie recettes, première partie du budget de l’État, concerne toutes les recettes de l’État, c’est-à-dire non seulement ses ressources mais aussi les dépenses fiscales, les crédits d’impôt, les dégrèvement, les nombreuses niches fiscales dont la France est coutumière … La partie dépenses est consacrée aux crédits budget par budget. Cette organisation entre recettes et dépenses se retrouve également dans les projets de loi de financement de la sécurité sociale. Toutes les mesures prévues par le PLFSS et le PLF devraient être abandonnées, mais la loi spéciale entérine la reconduction des crédits de 2024 accordés par décret.

Combien de temps la loi spéciale laisse-t-elle avant le vote d’un vrai budget 2025 ?

Le délai n’est pas officiellement fixé mais la loi spéciale est tellement contraignante que le vote d’un budget se fera attendre impatiemment, notamment en ce qui concerne les dépenses : la reconduction des crédits 2024 diminue les dépenses pour de nombreux ministères. Le non vote du budget crée aussi un manque de visibilité particulièrement dommageable pour les hôpitaux car le projet de loi de financement de la sécurité sociale reste la pierre angulaire de l’organisation des soins. Le manque de vision de long terme dans le secteur est encore plus néfaste dans le contexte actuel et nécessite que le sujet devienne un enjeu majeur. 

Le nouveau budget ne devrait vraisemblablement pas être voté avant le mois de mars.

Le délai habituel d’examen du budget est de trois mois et cette durée semble incompressible. Les députés pourraient néanmoins tenter de s'accorder pour limiter la navette entre l’Assemblée et le Sénat. Quoi qu’il en soit, le nouveau budget ne devrait vraisemblablement pas être voté avant le mois de mars.

Quel est le périmètre d’action du gouvernement démissionnaire ? Que recouvre la notion "d’affaires courantes "? 

La notion d’ "affaires courantes" permet d’assurer la continuité des services publics. Elle ne figure pas dans la Constitution du 4 octobre 1958 mais est jurisprudentielle : on la trouve dans un arrêt du Conseil d’État en date du 4 avril 1952, qui rendait caduc un décret, concernant l’Algérie, qui avait été adopté sous le régime du gouvernement provisoire de la République française lors de la Libération et qui avait été signé en 1946 par un gouvernement démissionnaire. 

Les affaires courantes recoupent les "affaires ordinaires" et les "affaires urgentes". Elles excluent tout nouveau projet de loi et cantonnent le gouvernement à se placer dans la continuité opérationnelle. Sans définition plus exhaustive, elles comportent le même flou que celui de "péril de la nation" (article 16 de la Constitution). 

C’était déjà sous ce régime que le gouvernement a opéré cet été, entre la démission de Gabriel Attal (le 16 juillet) et la nomination de Michel Barnier (le 21 septembre), durant un intervalle d’autant plus long (67 jours) qu’il comprenait l’organisation des Jeux Olympiques, période particulièrement exposée. En réalité, le périmètre des "affaires courantes" est laissé à l’appréciation du gouvernement démissionnaire lui-même, qui, du fait même d’être démissionnaire, n’a plus de compte à rendre aux députés.. Pourtant, le gouvernement Barnier a été sanctionné plus durement encore que Gabriel Attal puisqu’il a été censuré, là où le désormais Secrétaire général de Renaissance avait seulement démissionné. Un rapport d’une mission flash adopté mercredi 11 décembre par la commission des lois de l’Assemblée nationale examine tout particulièrement ce sujet. Dans le cadre de la loi spéciale, le Conseil d’État a spécifié qu’un "gouvernement démissionnaire demeure compétent pour soumettre à la délibération du conseil des ministres un projet de loi ayant un tel objet, le déposer sur le bureau de l’Assemblée nationale et, si aucun gouvernement de plein exercice n'a été nommé avant son examen par le Parlement, en soutenir la discussion devant les assemblées parlementaires".

Dans ce flou institutionnel, une seule chose paraît incontestable : les Constitutionnalistes ont fort à faire. 

Propos recueillis par Hortense Miginiac


Copyright image : Alain JOCARD / AFP
L’Assemblée nationale avant le vote de censure, le 4 décembre 2024

 

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