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20/11/2024

Effort budgétaire et collectivités territoriales : le millefeuille des incohérences

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Effort budgétaire et collectivités territoriales : le millefeuille des incohérences
 Nicolas Laine
Auteur
Responsables des Publications - Études France
 Lisa Thomas-Darbois
Auteur
Directrice des études France, Experte Résidente

Alors que l’examen des textes financiers - le projet de loi de finances (PLF) et le projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) pour 2025 - se poursuit au Sénat, l’épineux sujet des recettes fiscales des collectivités locales se fait de nouveau jour. Lors de l'examen du budget 2025, les sénateurs ont ainsi réévalué certaines mesures d'économies imposées aux collectivités locales. Cette révision intervient après plusieurs jours de contestation de plusieurs départements qui menaçaient de suspendre le versement du revenu de solidarité active (RSA) et de cesser la prise en charge des mineurs non accompagnés en cas de d’effort budgétaire significatif les concernant. Ces multiples tensions reflètent un désarroi et une déresponsabilisation croissants des collectivités locales, prises en étau par une décentralisation diffuse et obsolète. Face à la bataille budgétaire qui s'annonce, les décisions gouvernementales qui en résultent pourraient bien être entachées d’incohérence à la faveur - une fois encore - d'une logique bien trop court-termiste.

Face à la situation difficile de nos finances publiques, le PLF proposé par l’exécutif prévoit 60 Md€ d’économies dont 5 Md€ portées par les collectivités territoriales qui doivent être "associées aux efforts de maîtrise du déficit public." Plus précisément, trois mesures principales pourraient leur être imputées : un prélèvement sur les recettes de fonctionnement des 450 plus grandes collectivités pour alimenter un fonds de précaution (3 Md€) - visant à contribuer au redressement budgétaire local - la non-indexation sur l’inflation du transfert annuel de TVA aux collectivités et une réduction de 800 millions d’euros des déductions de TVA sur leurs investissements.

Ces contributions se justifient par l'augmentation continue des dépenses locales qui représentent près de 20 % des dépenses publiques totales en 2023.

Ces contributions se justifient par l'augmentation continue des dépenses locales qui représentent près de 20 % des dépenses publiques totales en 2023. Entre 2002 et 2023, les dépenses de fonctionnement des collectivités ont progressé de 3,4 % en moyenne, tirées par la hausse des charges de personnel. ​​Les remontées comptables fin août font état d’une progression encore plus dynamique en 2024 de + 6 %. 

Comme chaque année, le Gouvernement a anticipé la nécessité du dialogue face à un enjeu aussi politique pour les 560 000 élus locaux que compte notre pays. Il a même stipulé dans la présentation du budget que "cette contribution passera par différentes mesures qui donneront lieu à des échanges avec les collectivités territoriales." À ce stade toutefois, les échanges se sont transformés en vive contestation, portée notamment par les représentants des départements.

Près des trois quarts d’entre eux ont menacé de ne plus exercer leurs compétences en cessant la prise en charge des mineurs non accompagnés ou encore en suspendant le versement du RSA aux caisses d'allocations familiales. Un comble, sans doute, quand on sait que l'État est l'unique financeur de cette aide sociale ! Cette fronde des départements est ainsi révélatrice d'un modèle de responsabilité au regard de la décentralisation qui est arrivé "jusqu'à ses limites", tel que l'a reconnu le Premier ministre lui-même.

Cette fronde des départements est ainsi révélatrice d'un modèle de responsabilité au regard de la décentralisation qui est arrivé "jusqu'à ses limites"

Quand le principe constitutionnel d’autonomie financière des collectivités locales ne suffit plus à légitimer leur dérive budgétaire 

Les collectivités territoriales disposent d’une autonomie financière, exigence constitutionnelle, inscrite à l'article 72-2 de la Constitution, qui dispose que ces dernières "bénéficient de ressources dont elles peuvent disposer librement". Ce principe d'autonomie s'apprécie également au regard des compétences entre l'État et les collectivités territoriales : tout transfert de compétences vers les collectivités doit s'accompagner "de l'attribution de ressources équivalentes à celles qui étaient consacrées à leur exercice". Si ces dernières ne peuvent pas emprunter pour financer leurs dépenses de fonctionnement - "règle d'or" - ni même adopter un budget déficitaire, elles conservent une autonomie dans la gestion de leur fiscalité (les communes notamment pour la taxe foncière, les départements pour les droits de mutation à titre onéreux). Du fait de ces règles d'équilibre budgétaire, l’évolution des recettes des collectivités est le premier déterminant de leur situation financière. Or, selon la Cour des comptes, le bloc communal bénéficie de recettes foncières dynamiques et peut s'appuyer sur des dotations de l'État qui augmentent, tandis que les régions bénéficient du caractère dynamique et stable du rendement de la TVA et de taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE), qui représentent les trois quarts de leurs recettes.

Pourtant, les collectivités se sont fortement mobilisés pour échapper à l'effort budgétaire collectif exigé par le Gouvernement. Stratégie gagnante puisque ce dernier semble désormais avoir abandonné un certain nombre de mesures d'économies significatives, à l’image de la réduction du prélèvement sur les recettes des 450 plus grandes collectivités annoncée par le Premier ministre, qui permettait d'effectuer 3 Md€ d’économies. Ce recul est à mettre en perspective avec la contribution des collectivités prévue par le PLF, déjà inférieure à leur poids dans la dépense publique : elles devaient porter 12,5 % des économies prévues, alors qu’elles constituent 20 % de la dépense publique totale. 

Si les mesures d'économies semblent désormais en partie écartées par le Gouvernement, le recours à l'ajustement des transferts de l'État aux collectivités locales n’est pas non plus envisagé. Pourtant, comme tendent à le rappeler différentes études de la Cour des comptes et du Sénat, le premier déterminant de la dépense locale est la ressource locale. L'Institut Montaigne soulignait également dans sa récente note "Finances publiques : la fin des illusions ?" que plus une collectivité locale possède des ressources, plus elle augmente ses dépenses de fonctionnement. Réduire ces transferts vise donc à limiter la dynamique des dépenses locales, en partant du constat que les collectivités dépensent ce qu’elles reçoivent. Ce constat est par ailleurs vérifié empiriquement : selon la Cour, la baisse des concours de l'État de 11,2 Md€ entre 2013 et 2017 a permis une division par deux du rythme de hausse des dépenses de fonctionnement des collectivités locales, permettant d’effectuer 11 Md€ d'économies.

Plus largement, l'architecture actuellement défaillante du système de financement des collectivités, notamment des départements, contribue à déresponsabiliser ces dernières au regard de leurs compétences. 

Plus largement, l'architecture actuellement défaillante du système de financement des collectivités, notamment des départements, contribue à déresponsabiliser ces dernières au regard de leurs compétences. Ne maîtrisant pas l'évolution de leurs dépenses sociales - comme le RSA ou l'allocation personnalisée d'autonomie (APA), dont le montant est décidé par le Gouvernement -, les départements tendent aujourd'hui à se prévaloir de ces charges croissantes et incompressibles pour justifier une situation financière dégradée voire masquer leur marge de manœuvre sur d’autres postes de dépenses.

Cette année, ils invoquent de nouveau la hausse des dépenses sociales, en particulier dans le domaine de la protection de l'enfance (+10,2 %), pour arbitrer en défaveur d’une participation à l’effort collectif de redressement des finances publiques. Ce constat est juste, mais incomplet : il occulte l'augmentation d'autres postes, tels que les dépenses de personnel (+6 %), liées non seulement aux revalorisations du point d'indice décidées au niveau central, mais également aux choix de certains départements d'améliorer les salaires ou de ne pas freiner la croissance des effectifs dans la fonction publique territoriale. Cette capacité des départements à nier toute marge de manœuvre en s'abritant derrière l’évolution des charges contraintes complique durablement leur participation aux efforts budgétaires, pourtant légitime.

Un modèle à bout de souffle : responsabiliser les collectivités sans céder aux sirènes de l'urgence ni de l'incohérence

Le Gouvernement a d'ores et déjà consenti à revoir à la baisse les mesures d'économies prévues dans la première version du projet de loi de finances. Cette évolution était en un sens prévisible, les débats budgétaires des années précédentes ayant montré la difficulté de maintenir de telles exigences. Ce qui l'était moins, en revanche, c'est l'annonce par le Premier ministre d’un renforcement du financement des départements par une augmentation du plafond des droits de mutation à titre onéreux (DMTO) de 4,5 % à 5  %, pour une durée de trois ans. 

Au-delà d'être particulièrement incohérente face à la nécessaire participation des collectivités à l'effort de redressement de nos finances publiques, cette annonce va à l'encontre d’autres mesures portées par le Gouvernement, telles que la généralisation du prêt à taux zéro (PTZ) pour faciliter l'accession à la propriété. La baisse du coût de l'emprunt qu'elle devait permettre sera donc contrebalancée par une hausse des frais d'acquisition immobilière : un ménage acquéreur d’un bien de 250 000 € devra par exemple s'acquitter de 1250 € supplémentaires de DMTO.

Bien loin des promesses de campagne des législatives, pendant lesquelles Ensemble - parti membre aujourd'hui du "socle commun" du gouvernement - promettait une suppression des frais de notaire pour les primo-accédants sur les biens inférieurs à 250 000 euros - une mesure que l'Institut Montaigne avait chiffrée à 2,8 Md€Ces mesures contradictoires sur le fond révèlent l'absence de tout cap clair auquel se substituent les urgences et pressions politiques catégorielles, climat institutionnel explicité dans une précédente analyse

Ces mesures contradictoires sur le fond révèlent l'absence de tout cap clair auquel se substituent les urgences et pressions politiques catégorielles.

La hausse des DMTO pourrait accentuer en outre la pression fiscale sur les transactions immobilières en France, qui se situe déjà au quatrième rang des niveaux de taxation les plus élevés parmi les pays de l'OCDE. Enfin, cette mesure court-termiste alimente un système de financement des départements structurellement inadapté. Celui-ci, qui résulte d'une sédimentation historique de dispositifs plus que d'une réflexion cohérente sur le financement de leurs compétences, est constitué pour un cinquième des DMTO ; or le montant de ces droits fluctue grandement selon le nombre de transactions immobilières et les prix du marché. Les départements accroissent donc leurs dépenses en période de forte activité immobilière, bénéficiant des recettes élevées issues des DMTO. Ces dépenses, selon le fameux effet de cliquet, ne sont pas ajustées lors des retournements du marché immobilier ; les départements invoquent alors les dépenses sociales et la variabilité de leurs recettes pour en appeler à une hausse des transferts de l'État. Un exemple est que les DMTO n'ont, en réalité, fait que retrouver leur niveau de 2019, et ont augmenté en moyenne de 53 % en euros constants entre 2013 et 2023. Tous les départements ont bénéficié de cette hausse, les gains s'échelonnant de 7,7 % à 126,9 % en euros constants. La hausse des DMTO prévue par le Premier ministre permettra donc temporairement le financement des dépenses sociales des départements. À moyen terme, cependant, elle risque d'accentuer cet effet de cliquet : les recettes supplémentaires entraîneront une augmentation structurelle des dépenses - notamment de fonctionnement - si bien que, lors d'un prochain ralentissement du marché immobilier, les départements seront à nouveau confrontés à des difficultés budgétaires et invoqueront de nouveau le niveau des dépenses sociales élevées et un manque de ressources stables pour exiger un transfert de l'État… Bien loin donc d'une dynamique vertueuse d'efficience de la dépense publique.

Pour une refonte d'un millefeuille territorial qui ne profite ni au redressement budgétaire de notre pays ni.. aux Français ?

L'architecture institutionnelle actuelle - ou le bien connu "millefeuille territorial" - ne permet pas de responsabiliser les départements dans l'exercice de leurs compétences. 

L'architecture institutionnelle actuelle - ou le bien connu "millefeuille territorial" - ne permet pas de responsabiliser les départements dans l'exercice de leurs compétences. L'évaluation de la responsabilisation d'une collectivité territoriale repose, en principe, sur la capacité des électeurs à en sanctionner la bonne gestion : ils doivent ainsi pouvoir comparer, lors des élections locales, le niveau des impôts acquittés avec la qualité des services publics financés par ces contributions et relevant des compétences de la collectivité.

Ce mécanisme de "reddition des comptes" semble bien identifié au niveau communal où les citoyens-contribuables associent les compétences locales à l'évolution de la taxe foncière, principale ressource des communes. Il est en revanche nettement moins établi pour les départements. Le contribuable ne perçoit pas la connexion entre l'impôt local acquitté, notamment ces fameux droits de mutation, et les services publics locaux. Plus encore, il méconnaît souvent les compétences même des départements, la complexité de l’architecture administrative et les chevauchements de responsabilités rendant difficile leur identification. Par exemple, si les départements ont récemment rappelé leur rôle central en matière de solidarité à travers le versement du RSA, près de quatre Français sur cinq ignorent encore leur responsabilité dans la gestion de cette prestation. Même les départements peinent parfois à clarifier leurs propres missions. Ainsi, le président du conseil départemental de la Haute-Marne s'est interrogé sur le rôle du département dans la prise en charge des mineurs non accompagnés, estimant qu'il relevait davantage de la politique migratoire - compétence de l'État - que de la protection de l'enfance - compétence du département. 

Il semble donc impératif d'agir de manière structurelle pour clarifier et responsabiliser toutes les collectivités territoriales et les opérateurs qui s'y rattachent. Une refonte du système de financement des collectivités, incluant une réduction durable des dotations de 25 milliards d'euros sur plusieurs années, comme le préconisait une récente note de l'Institut, constitue une voie possible.

Il semble donc impératif d'agir de manière structurelle pour clarifier et responsabiliser toutes les collectivités territoriales et les opérateurs qui s'y rattachent.

La création d'une allocation sociale unique, souhaitée par le Premier ministre, pourrait également y contribuer, à condition que sa simplicité clarifie le financement de son versement entre l'État et les départements. À l'heure où l'état de nos finances publiques est plus que critique et où le consentement fiscal des Français s'étiole significativement, les querelles de clocher doivent désormais laisser place à une réflexion stratégique sur le rôle, la place et les compétences des collectivités territoriales au risque de ruiner le modèle dans son entièreté. 

 

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