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09/10/2024

[Le monde vu d’ailleurs] - Le dilemme stratégique de l’Iran

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[Le monde vu d’ailleurs] - Le dilemme stratégique de l’Iran
 Bernard Chappedelaine
Auteur
Ancien conseiller des Affaires étrangères

Les coups massifs portés par l’armée et les services israéliens au Hamas et au Hezbollah affaiblissent considérablement les instruments dont dispose Téhéran dans sa stratégie régionale. L’Iran va s’efforcer de restaurer une capacité de dissuasion, ce qui pose de nouveau la question de l’acquisition de l’arme nucléaire, alors que le gouvernement Netanyahou est tenté de pousser son avantage et tire parti de la campagne présidentielle américaine.

La tentation d’un nouveau "regime change"

L’engrenage provoqué par l’attaque terroriste du Hamas du 7 octobre 2023 - qui a causé plus de 1 200 victimes civiles en Israël - fait craindre, un an après, une conflagration régionale. L'Ayatollah Khamenei prévient que les "alliés" de l'Iran - référence au Hamas et au Hezbollah notamment - "ne reculeront pas" et qu'Israël, qui "s’est maintenu uniquement grâce au soutien américain […] n’en a plus pour longtemps". Le Guide suprême appelle à mettre en place une "ceinture défensive" s’étendant de l’Afghanistan au Yémen. Benjamin Netanyahou affirme pour sa part que "nous modifions la réalité stratégique au Moyen-Orient", ce qui ouvre la possibilité de "nouvelles alliances dans notre région". "Quand l'Iran sera finalement libre, et ce moment pourrait advenir beaucoup plus rapidement que beaucoup le pensent, tout sera différent", assure le 30 septembre le Premier ministre israélien dans un message vidéo aux Iraniens. Le FT met en garde contre "la fausse promesse" d’un changement de régime à Téhéran et rappelle le bilan, peu concluant, de la politique américaine en la matière. "Pour Téhéran, la perspective d'une guerre est visiblement une surprise désagréable", analyse laNezavissimaïa gazeta. "Ces dernières années, l'Iran a voulu démontrer à toute force qu'il était prêt à la confrontation avec Israël (et avec les États-Unis), mais jusqu'à un certain point seulement".

L'Ayatollah Khamenei prévient que les "alliés" de l'Iran - référence au Hamas et au Hezbollah notamment - "ne reculeront pas" et qu'Israël, qui "s’est maintenu uniquement grâce au soutien américain […] n’en a plus pour longtemps".

La grande question est de savoir comment Israël va réagir aux frappes de missiles iraniens, souligne le New Statesman, inquiet des déclarations de Benjamin Netanyahou, d'autant que son prédécesseur, Naftali Bennett, a lui aussi appelé à agir "maintenant" contre le programme nucléaire iranien, "Israël, a-t-il observé, a aujourd'hui la meilleure opportunité depuis 50 ans de changer la face du Moyen-Orient", opinion partagée par de nombreux "faucons" américains, convaincus que "le monde serait meilleur sans la République islamique", note le magazine britannique.

Depuis les années 1980 et la guerre Iran-Irak, longue et destructrice pour les deux protagonistes, le régime des mollahs, sous sanctions internationales, est conscient de sa faiblesse sur le plan de l’armement conventionnel. Aussi, pour promouvoir ses objectifs de politique extérieure, s'appuie-t-il sur des auxiliaires ("proxies") - Hezbollah, Hamas, Houthis - entraînés et armés par la force al-Qods, le bras armé des Gardiens de la révolution, responsable des opérations à l'étranger. Or, l’image et la crédibilité du pouvoir iranien ont été atteintes ces derniers mois, tout particulièrement par l'élimination de Hassan Nasrallah, le leader historique du Hezbollah, qui "touche le cœur de cet "axe de la résistance"", souligne le FT. L'assassinat, cet été à Téhéran, du dirigeant du Hamas, Ismail Haniyeh, au lendemain de l'investiture du Président Pezeshkian, à laquelle il avait assisté, est aussi "humiliant" pour le régime iranien.

Comment restaurer une capacité de dissuasion ?

L'Iran espérait avoir rétabli sa capacité dissuasive après la frappe de missiles iraniens en territoire israélien - une première dans la confrontation entre les deux pays - déclenchée quelques jours après l'élimination le 1er avril, de Mohammad Reza Zahedi, commandant de la force al-Qods en Syrie et au Liban, de son adjoint et d’autres responsables militaires iraniens lors du bombardement du consulat d'Iran à Damas, explique la FAZ. Le Président iranien avait auparavant plaidé en faveur de la retenue et mis en garde contre le "piège tendu par Netanyahou", qu’il accuse de vouloir entraîner la république islamique dans une guerre à laquelle les États-Unis prendraient part, rapporte le quotidien de Francfort. Massoud Pezechkian a ensuite marqué que cette "réponse ferme" aux "agressions israéliennes" était un geste "d'autodéfense" et averti que l'Iran ne voulait pas la guerre, mais "répondrait de manière déterminée à toute menace". À l'évidence, constate la FAZ, "d'autres forces au sein du régime se sont imposées qui exigeaient un geste de fermeté pour rétablir sa capacité de dissuasion", les réactions à la disparition de Hassan Nasrallah au sein de la mouvance chiite - des accusations de "trahison" du régime iranien ont été entendues - témoignent d’une perte de confiance. Par rapport à l'attaque effectuée en avril, la nouvelle frappe de quelque 180 missiles iraniens constitue une escalade, au printemps, les États-Unis en avaient été informés plusieurs jours à l'avance, cette fois, le préavis n'a été que de quelques heures, note la FAZ.

Au vu des coups sévères portés à son potentiel, Zvi Bar'el se demande si les forces politiques libanaises hostiles au Hezbollah seront en mesure de "délégitimer" l'idée de "résistance", qui fait de cette milice la seule véritable force d’opposition à Israël, et si elles seront capables de s'unir pour reprendre la main à Beyrouth. "Le Hezbollah lutte pour sa survie, l'Iran est amoindri sur le plan militaire, avec l'aide des États-Unis, les rapports de force dans la région pourraient être durablement modifiés, mais le gouvernement israélien demeure un obstacle", estime la FAZ. Les intérêts de sécurité de l'État hébreu sont légitimes, mais quand Benjamin Netanyahou "promet aux Iraniens un changement politique rapide et quand des membres de son gouvernement rêvent publiquement d'une nouvelle occupation de Gaza, cela crée le trouble dans la région", écrit le journal.

Par rapport à l'attaque effectuée en avril, la nouvelle frappe de quelque 180 missiles iraniens constitue une escalade, au printemps, les États-Unis en avaient été informés plusieurs jours à l'avance, cette fois, le préavis n'a été que de quelques heures

"Le Hezbollah était pour l'Iran le principal et, à certains égards, le seul facteur dissuasif vis-à-vis d’Israël et de son principal soutien, les États-Unis", souligne Paul Salem. Les autres milices pro-iraniennes à Gaza, au Yémen et en Irak peuvent venir en aide du régime de Téhéran, mais aucun de ces "proxies" n'a été conçu pour servir de "porte-avions stratégique à la frontière israélienne", explique cet expert. L'affaiblissement du Hezbollah pourrait aussi avoir un "effet-domino" et des conséquences importantes en Syrie. Depuis 2011, rappelle Kamran Bokhari, le Hezbollah et l'Iran ont contribué de manière décisive à la survie du régime de Damas. Très dépendant de leur appui, Bachar al-Assad se tient à l'écart de la confrontation actuelle entre Israël et le Hezbollah et s’efforce d'améliorer ses relations avec les États arabes et une Turquie, qui pourrait tirer parti de la situation actuelle pour étendre son influence dans la région. Constatant que les moyens de la Russie, son autre grand allié, sont limités par la guerre qu'elle mène en Ukraine, le dirigeant syrien devrait s'efforcer d’influer sur la situation au Liban pour éviter la défaite de ses alliés chiites et la déstabilisation de son pouvoir.

L’option nucléaire

L'Iran va tenter par tous les moyens de conjurer un scénario qui "pourrait signifier la perte de son plus important atout stratégique au Moyen-Orient", écrit également Zvi Bar'el. En s’abstenant de réagir à la décapitation du Hezbollah, qu'il a financé, équipé et armé pendant des décennies, "l'Iran pourrait perdre beaucoup de prestige dans le monde islamique", juge aussi Yaakov Lappin. Aussi, faut-il s'attendre à ce que Téhéran reconstitue les capacités militaires du Hezbollah mais, s’il est "prêt à combattre jusqu'au dernier Palestinien, Libanais et Yéménite", la première préoccupation du régime iranien demeure toutefois d'éviter un affrontement militaire direct et de poursuivre sa guerre asymétrique contre Israël, affirme Yaakov Lappin. Aussi, "l'assassinat de Hassan Nasrallah ne devrait pas constituer un tournant pour Téhéran", estime aussi Alex Vatanga. "L'Iran devrait s'en tenir à sa stratégie, éviter une confrontation avec Israël et ses soutiens occidentaux, les États-Unis en premier lieu, en espérant pouvoir préserver son réseau régional de 'proxies' aussi longtemps que possible dans la longue guerre à venir". "L'Iran n'est pas prêt pour la guerre avec Israël", affirme aussi The Atlantic. Ses dirigeants sont face à un "dilemme", observe Steve Erlanger. Dans sa récente intervention devant l’Assemblée générale des Nations Unies (AGNU), le Président Pezechkian s'est déclaré disposé à reprendre les négociations sur le dossier nucléaire, il a parlé d'une "ère nouvelle" dans laquelle l'Iran est prêt à jouer un "rôle constructif", mais, note l'éditorialiste du New York Times, les radicaux en Iran poussent à une militarisation du programme nucléaire et le calendrier n'est pas favorable en raison de l'élection présidentielle américaine de novembre.

En s’abstenant de réagir à la décapitation du Hezbollah, qu'il a financé, équipé et armé pendant des décennies, "l'Iran pourrait perdre beaucoup de prestige dans le monde islamique".

Face au risque d'escalade, deux scénarios sont possibles pour Téhéran, résume Paul Salem, enclencher un processus de désescalade, qui permettra au régime de repenser sa stratégie et de reconstituer les capacités du Hezbollah ou bien acquérir l'arme nucléaire. Yaakov Lappin considère que le régime iranien peut, comme l'a proposé le Président Pezechkian à l'Assemblée générale des Nations-Unies, entamer de nouvelles négociations avec les Occidentaux sur son programme nucléaire afin de "gagner du temps" pour disposer à terme de l’arme atomique.

Il peut aussi se déclarer "État du seuil" pour être considéré comme une puissance capable de fabriquer dans des délais très brefs et d'acheminer sur son objectif une arme nucléaire, cela afin de prévenir une attaque israélienne. "L’Iran est à un carrefour stratégique", observe Nicole Grajewski dans une étude de la Carnegie. Se reconnaître comme un "État du seuil" ne signifie pas nécessairement que l'Iran s'apprête à se doter de l'arme nucléaire, précise-t-elle, mais cette déclaration vise à instiller le doute dans l'esprit de ses adversaires. Elle n'est pas non plus dénuée de dangers pour Téhéran, car susceptible d'inciter Israël à chercher à détruire ses installations nucléaires avant que l'Iran ait achevé la mise au point de sa bombe. Le Guardian y voit également un "pari risqué" que l'Ayatollah Khamenei a refusé de prendre jusqu'à présent. Le succès d'une frappe aérienne israélienne, menée probablement avec le concours des États-Unis, est au demeurant aléatoire, l'Iran disposant désormais des technologies et des compétences suffisantes pour reprendre rapidement son programme nucléaire.

Un "moment périlleux" pour l’administration Biden

Le risque d'un embrasement régional engendré par une confrontation directe entre Israël et l'Iran conduit l'administration Biden à tenter de dissuader le Premier ministre Netanyahou de tenter de détruire les installations nucléaires iraniennes, souligne CNN. Les États-Unis redoutent avant tout que Téhéran accélère son programme nucléaire, explique CNN. Il n'y a pas actuellement d'indication en ce sens, mais l'administration Biden suit de près la situation, précise la chaîne d’information. Interrogé sur son appui à des frappes sur les installations nucléaires de l’Iran, Joe Biden a répondu nettement ("la réponse est non"). De même, il appelle Israël à rechercher des alternatives à une attaque des champs pétrolifères iraniens. Sans contester à Israël le droit de riposter aux attaques iraniennes, il estime que la réponse doit être "proportionnée", observe Politico. Selon la presse israélienne, Washington aurait proposé au gouvernement Netanyahou, s'il s'abstient de frapper "certains objectifs" en Iran, des "compensations" sous la forme d'une "protection diplomatique globale" et de nouvelles livraisons d'armes, sans obtenir d'engagement ferme du côté israélien.

Le gouvernement Netanyahou, souligne Gideon Rachman, est conscient du fait que défier l'administration Biden comporte peu de risques, la probabilité d'un refus des États-Unis de venir en aide à Israël étant encore réduite par la proximité de l'élection présidentielle. Le moment actuel est "périlleux" pour l'administration démocrate, relève l’éditorialiste du FT.

La probabilité d'un refus des États-Unis de venir en aide à Israël étant encore réduite par la proximité de l'élection présidentielle.

Dans ses réunions électorales, Donald Trump assure que, s'il était Président, l'attaque de missiles sur Israël "n'aurait jamais eu lieu", il fustige un Joe Biden "inexistant" et se déclare partisan de représailles israéliennes sur les installations nucléaires de l'Iran. Kamala Harris a tenté d'adopter une ligne plus ferme à l'égard de Tel-Aviv, mais, compte tenu de l'antagonisme ancien entre Washington et Téhéran, elle ne peut manifester ce qui pourrait apparaître comme de la faiblesse à l’égard du régime iranien, observe le FT. La hantise de la candidate démocrate, c'est une guerre régionale, que Donald Trump utiliserait pour accuser d'incompétence l'administration Biden, indique CNN. Benjamin Netanyahou pratique de longue date l'ingérence dans la politique américaine, il est suspecté aujourd'hui de rechercher délibérément la confrontation avec Téhéran, d’où ses relations tendues, y compris avec les démocrates les plus pro-israéliens, note The Hill, qui rappelle qu'en juillet, devant le Congrès, le Premier ministre israélien avait promis une "victoire totale" et dénoncé comme des "idiots utiles" les partisans de la paix.

Copyright image : Atta KENARE / AFP

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