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25/09/2024

[Le monde vu d’ailleurs] - Espace Schengen : le début de la fin ?

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[Le monde vu d’ailleurs] - Espace Schengen : le début de la fin ?
 Bernard Chappedelaine
Auteur
Ancien conseiller des Affaires étrangères

Alors qu’à Berlin comme à Paris, la question de l’immigration est au centre du débat politique, le gouvernement Scholz, après plusieurs revers électoraux et attaques meurtrières commises par des étrangers, a rétabli temporairement des contrôles aux frontières. Quel avenir pour la libre circulation en Europe ? Entre crainte d’être coupées du cœur économique qu’est l’Allemagne, dénonciation d’une décision qui servira de précédent et d’un choix unilatéral au détriment de la solidarité avec les pays situés sur les frontières extérieures de l’Europe, quelles ont été les réactions des autres capitales européennes ?

Le contrôle des flux migratoires, priorité d’une coalition sous pression

La ministre fédérale de l'Intérieur a annoncé le 9 septembre le rétablissement, pour une période de six mois, de contrôles de police aléatoires à toutes les frontières de l'Allemagne à compter du 16 septembre, décision autorisée par le code frontières Schengen, et motivée par un impératif de sécurité intérieure et par l'objectif de réduction de l'immigration illégale. Cette décision a suscité de nombreuses réactions internationales, en premier lieu de la part des voisins de l'Allemagne. Nancy Faeser (SPD) a précisé que les contrôles déjà en place aux frontières avec la Pologne, la République tchèque, l'Autriche et la Suisse ont conduit depuis octobre 2023 au refoulement de 30 000 migrants. En 2015 en effet, suite à la "crise des réfugiés", des contrôles avaient été rétablis à la frontière austro-allemande, mesure étendue, en octobre dernier, aux frontières avec la Pologne, la République tchèque et avec la Suisse. À l'automne dernier, l'augmentation du nombre de migrants empruntant la "route des Balkans" avait provoqué une réaction en chaîne et conduit plusieurs pays (Autriche, Pologne, Slovaquie) à agir de même vis-à-vis de certains de leurs voisins, rappelle El Pais.

Ce retour aux frontières intérieures est symbolique parce qu’il concerne les États fondateurs de la Communauté européenne (Benelux, France), signataires en 1985 des premiers accords de Schengen. "Goodbye, ‘welcome culture’", réagit CNN, qui estime qu'en décidant de renforcer les contrôles à ses frontières, "l'Allemagne plie sous la pression d'extrême-droite", avis partagé par la BBC ("la culture de l'accueil de l'Allemagne vire à un 'Auf wiedersehen'"). Cette décision prise par la coalition de centre-gauche au pouvoir à Berlin marque en effet une rupture par rapport à la politique d'ouverture décidée en 2015 par Angela Merkel, confiante dans la capacité de son pays à intégrer les migrants ("Wir schaffen das"), et qui avait refusé de fermer les frontières face à l'afflux de réfugiés, syriens et afghans notamment. Le nombre de demandes d'asile, qui avait dépassé le seuil de 700 000 en 2016, a ensuite baissé pour croître à nouveau à partir de 2021. Au cours du premier semestre 2024, environ 132 000 nouvelles demandes de statut de réfugié ont été déposées auprès de l'organisme compétent (Bundesamt für Migration und Flüchtlinge - BAMF), provenant en majorité de ressortissants syriens (31,3 %), turcs (18,6 %) et afghans (15,6 %).

Cette décision prise par la coalition de centre-gauche au pouvoir à Berlin marque en effet une rupture par rapport à la politique d'ouverture décidée en 2015 par Angela Merkel.

Cette nouvelle entorse aux règles de libre circulation à l'intérieur de la zone Schengen mise en place en 1995 et qui comprend aujourd'hui 29 États, membres ou non de l'UE (Islande, Liechtenstein, Norvège et Suisse en font partie), met en cause l'un des grands acquis de la construction européenne, déjà éprouvé en 2015, puis en 2020 lors de la pandémie de Covid.

Le rétablissement temporaire des contrôles frontaliers est aussi la réponse des autorités à une série d'attentats terroristes qui ont ému l'opinion allemande, dernièrement l'attaque au couteau meurtrière (3 morts), revendiquée par l'État islamique, perpétrée à Solingen par un demandeur d'asile d'origine syrienne, qui aurait dû être expulsé vers la Bulgarie, note la Deutsche Welle. Cette mesure de contrôle s'accompagne de la signature par Nancy Faeserd’accords de réadmission avec certains pays tiers, comme cela a été récemment le cas avec le Kenya et l’Ouzbékistan, afin de faciliter l’expulsion d’étrangers en situation irrégulière. Le gouvernement Scholz, qui a subi une série de revers aux dernières élections, européennes et régionales (Brandebourg, Saxe, Thuringe) face au parti d’extrême-droite AfD, qui fait de l'immigration son cheval de bataille, est aussi confronté à une surenchère de la part de l'opposition CDU/CSU, qui souhaite interdire l'accès du territoire allemand aux demandeurs d'asile et les renvoyer dans l'État de première entrée dans l'espace Schengen, note Politico.

Des restrictions à la libre circulation diversement accueillies par les voisins de l’Allemagne

Dans les capitales européennes concernées, la décision de Berlin suscite des réactions contrastées. En Italie comme en Hongrie, États restrictifs en matière d'immigration, elle est saluée, relève le Guardian. "Chancelier Scholz, bienvenue au club", a réagi Viktor Orbán, dont le gouvernement menace de transporter des migrants à Bruxelles, si l'UE ne revient pas sur la pénalité de 200 millions €, infligée à Budapest pour non-respect des règles européennes de l'asile. "Bonne idée, nous devons faire de même !", s’est réjoui Geert Wilders, rapporte le FT, le dirigeant du PVV, parti d'extrême-droite qui fait partie de la nouvelle coalition aux Pays-Bas. Marjolein Faber, ministre de l'Asile et de l'Immigration, membre du PVV, a déclaré bien comprendre les raisons de la décision allemande, qui correspondent à ses propres orientations, observe le NLTimes. Le programme du nouveau gouvernement néerlandais, rendu public le 13 septembre, annonce en effet une politique migratoire restrictive et prévoit une réforme radicale des procédures d'asile, remarque Euractiv. Dans ce domaine, Marjolein Faber a déclaré vouloir appliquer "la politique la plus stricte de tous les temps". "Nous devons malheureusement être très ferme en matière d'immigration" et "nous aurions dû depuis longtemps modifier les règles et la législation en Europe", estime aussi Mette Frederiksen, Première ministre social-démocrate danoise au pouvoir depuis 2019, qui a institué des contrôles aux frontières terrestres et maritimes avec l'Allemagne, rappelle l’agence Bloomberg. En France, en l’absence de gouvernement, l’annonce des autorités allemandes n’a pas suscité de réaction, mais, selon la FAZ, qui rappelle les déclarations faites par Michel Barnier sur la question de l’immigration, le nouveau Premier ministre "aimerait bien aller encore plus loin".

D’autres voisins de l'Allemagne se montrent plus réservés, voire hostiles, à la décision de Berlin. "Je suis pro Schengen, fermer les frontières est avant tout symbolique. La fermeture entre l’Allemagne et le Luxembourg doit être résolue de manière pragmatique pour les frontaliers allemands", a réagi le Premier ministre luxembourgeois, cité par Virgule. Le ministre des Affaires intérieures Léon Gloden se montre prudent ("Je ne me mêle pas de la politique intérieure en Allemagne. L’accord de Schengen prévoit certaines mesures et ces contrôles sont autorisés"). À quelques jours des élections législatives, qui pourraient marquer une poussée du parti d'extrême-droite FPÖ, la réaction des autorités autrichiennes est vive, note Associated Press (AP).

En France, en l’absence de gouvernement, l’annonce des autorités allemandes n’a pas suscité de réaction, mais, selon la FAZ, qui rappelle les déclarations faites par Michel Barnier sur la question de l’immigration, le nouveau Premier ministre "aimerait bien aller encore plus loin"

Le chancelier Nehammer a déclaré que son pays ne prendrait pas en charge les demandeurs d'asile refoulés à la frontière allemande, le ministre de l'Intérieur Karner a prévenu : "il n'y a ici aucune place pour la négociation". En Pologne, relève l’agence AP, pays confronté à une pression migratoire sur sa frontière orientale avec le Belarus, le Premier ministre a jugé "inacceptable" la décision de Berlin, Donald Tusk a annulé un déplacement en Allemagne et demandé des "consultations urgentes" pour évaluer les conséquences de ces mesures restrictives, "sans aucun doute" motivées par des considérations de politique intérieure. "La réponse au défi migratoire ne peut être l'abolition unilatérale de Schengen et le transfert du problème aux pays situés aux frontières extérieures de l'Europe", estime quant à lui le Premier ministre grec Mitsotakis, cité par Ekathiremini.

La crainte d’une réaction en chaîne

Les interrogations sur les conséquences de la décision allemande sont de divers ordres. Dans un éditorial,Le Temps se montre critique de ce "coup dur porté à la libre circulation au sein de l'espace Schengen", décision prise "sans aucune concertation préalable avec ses voisins", et qui "servira aisément de précédent aux nombreux États européens qui - soit pour contrer l’extrême droite, soit parce qu’ils se sont déjà jetés dans ses bras - ne demandent qu’à suivre la même pente", à l'instar du Danemark et des Pays-Bas, note-t-il. Le journal helvétique mentionne aussi l’Italie de Giorgia Meloni qui "multiplie les accords avec des pays non démocratiques pour verrouiller, elle aussi, les frontières mais à distance" et qui vient de "recueillir l’admiration du travailliste britannique Keir Starmer, dont le pays pratique la même politique dans la Manche face à la France". LeNew Statesman voit dans la situation délicate d'Olaf Scholz un "avertissement" pour le Premier ministre britannique, qui craint que le Labour ne subisse dans les urnes le même sort que le SPD. Le magazine note la progression du parti Reform de Nigel Farage, qu'il compare à l'AfD, et en vient à considérer que la décision d'Angela Merkel de maintenir ouvertes les frontières allemandes en 2015 a été un "cadeau à l'extrême-droite". En juillet, Keir Starmer a souligné la nécessité de changements pour éviter "le triomphe du nationalisme et du populisme" et les émeutes de l'été au Royaume-Uni n'ont pu que le renforcer dans cette conviction, estime le New Statesman. Inspirateur de l'accord UE/Turquie sur les réfugiés, négocié par Angela Merkel en 2016, Gerald Knaus explique dans les colonnes de la FAZ que l’échec de l’accord conclu entre le Royaume-Uni et le Rwanda peut être mis à profit pour nouer un partenariat avec les pays africains afin d’externaliser les demandes d’asile. Le président du think-tank European Stability Initiative s'inquiète, dans l'interview qu'il accorde à CNN, de voir l'Allemagne, "pilier du système européen et international des réfugiés" marcher "tel un somnambule vers un piège". Les contrôles frontaliers ne sont pas, selon Gerald Knaus, un moyen efficace de maîtriser les flux migratoires et cet échec sera exploité par ceux qui veulent se livrer à une surenchère et "transformer les pays en forteresses".

L'accord de coalition négocié en 2021 par le SPD, les Verts et le FDP avait fait de la coalition tricolore ("Ampel") le gouvernement le plus pro-européen de toute l'histoire de la république fédérale, affirme Henning Hoff. Or, il est "aujourd'hui engagé sur une pente glissante, qui montre que même l'Allemagne n'est pas immunisée contre la 'logique politique' et les émotions qui ont inspiré le Brexit". La perspective, d'ici les élections législatives de l'automne 2025, de "douze mois d'instabilité politique et de réactions chaotiques du gouvernement" augure mal de l'Allemagne comme "leader européen et allié fiable", estime ce chercheur. Le refus d'entrée sur le territoire allemand opposé à des candidats à l'asile pourrait créer un imbroglio aux frontières et des tensions avec les voisins de l'Allemagne et provoquer une "réaction en chaîne" dans certains pays (Pologne, Hongrie, République tchèque), qui pourraient être tentés à leur tour d'utiliser ce précédent en mettant en avant une menace sécuritaire, estime Alberto-Horst Neidhardt, expert du European Policy Center, interrogé par la DW. Tout en approuvant le retour au contrôle des frontières, laNeue Zürcher Zeitung y voit un "exercice de communication", s’il n’est pas accompagné d’autres mesures efficaces. Dans l’hebdomadaire Die Zeit, Jarosław Kuisz et Karolina Wigura craignent qu’il s’agisse "du début de la fin de Schengen".

Aujourd'hui engagé sur une pente glissante, qui montre que même l'Allemagne n'est pas immunisée contre la 'logique politique' et les émotions qui ont inspiré le Brexit.

Les inquiétudes portent aussi sur l'impact du rétablissement des frontières intérieures de l'UE. Entourée de neuf voisins, l'Allemagne est le cœur géographique et économique de l'UE, souligne la DW. Selon les chiffres officiels, 240 000 travailleurs étrangers franchissent chaque jour les frontières allemandes et on recense au total dans l'UE 1,7 million de travailleurs frontaliers qui, dans certaines régions, ont un impact économique significatif.

Agnieszka Łada-Konefał, experte polonaise, a confié à l’agence AP ses craintes de ralentissements et d'embouteillages aux postes-frontières, de nature par exemple à dissuader les Allemands de faire leurs achats en Pologne. Compte tenu du volume important d'échanges entre les deux pays, aux Pays-Bas, les responsables des entreprises de logistique et de transport redoutent également des retards. La montée des partis hostiles à l'immigration en Allemagne (AfD, Bündnis Sahra Wagenknecht) et un discours critique envers les immigrés risquent aussi de décourager la venue des nouveaux travailleurs étrangers dont l'économie allemande a grand besoin pour compenser une démographie en berne, souligne la BBC. Une autre dimension, essentielle, ne doit pas être oubliée. Pour un pays comme la France, la suppression des contrôles aux frontières était un pas de plus dans l’intégration européenne, pour les pays d’Europe centrale et orientale, ce fut au début des années 2000 une étape décisive de leur "retour en Europe", observent Jarosław Kuisz et Karolina Wigura. Cet acquis revêt dès lors une importance majeure pour ces peuples isolés pendant plus de 40 ans par un rideau de fer, et les Allemands, qui ont reconstruit leur identité sur les décombres du mur de Berlin en 1989, devraient s’en souvenir, soulignent les deux historiens.

Copyright image : John MACDOUGALL / AFP

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