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04/09/2024

[Le monde vu d’ailleurs] - Allemagne : élections en Saxe et en Thuringe, une "césure démocratique" ?

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[Le monde vu d’ailleurs] - Allemagne : élections en Saxe et en Thuringe, une
 Bernard Chappedelaine
Auteur
Ancien conseiller des Affaires étrangères

À un an du renouvellement du Bundestag, le bilan des scrutins régionaux en Saxe et en Thuringe - revers pour la coalition à Berlin, progression des extrêmes, difficulté à former des exécutifs, prégnance du thème de l’immigration - met en évidence un paysage politique allemand fragmenté et polarisé qui n’est pas sans rappeler la situation actuelle en France. Comment expliquer la percée de l’AfD et de la formation de Sahra Wagenknecht (BSW) ? Quelles conséquences sur la coalition d’Olaf Scholz ? Le monde vu d’ailleurs, par Bernard Chappedelaine.

Un nouveau revers électoral pour une coalition en difficulté

Pour la première fois dans l'histoire de la République fédérale, un parti d'extrême droite, l'AfD, sort vainqueur d'une élection régionale, dans le Land de Thuringe, où il recueille 32,8 % des voix, souligne le Mitteldeutscher Rundfunk, qui rappelle que sa tête de liste, Bjorn Höcke, a été condamnée par la justice pour avoir utilisé des slogans nazis. La formation créée voici seulement neuf mois par Sahra Wagenknecht (BSW) obtient quant à elle des résultats significatifs en Thuringe (13,1 %) - région dont est originaire l'ancienne responsable du parti die Linke - tout comme en Saxe (11,8 %), à l’issue de ces deux scrutins organisés le 1er septembre. Personnalité charismatique, Sahra Wagenknecht a quitté l'an dernier le parti de gauche Die Linke. Si elle est également favorable à un État social protecteur, elle prône en revanche des valeurs conservatrices sur le plan sociétal (elle fustige la "lifestyle-Linke") et se prononce pour une politique migratoire restrictive, positions qui ont un écho incontestable dans l’ex-RDA. En politique étrangère, de fortes convergences existent entre le BSW et l’AfD (anti-américanisme, proximité de la Russie, hostilité à l'UE).

Pour la première fois dans l'histoire de la République fédérale, un parti d'extrême droite, l'AfD, sort vainqueur d'une élection régionale, dans le Land de Thuringe, où il recueille 32,8 % des voix

Pour la coalition au pouvoir à Berlin, cette "journée électorale est à oublier", commente la FAZ, les suffrages cumulés du SPD, des Verts et du FDP ne dépassent guère le seuil des 10 % des voix. Le Chancelier fédéral juge "amer" le résultat de son parti (7,3 % en Saxe et 6,1 % en Thuringe), il dénonce l'AfD qui "fait tort à l'Allemagne, affaiblit son économie, divise la société et ruine la réputation du pays" et invite les autres formations en Saxe et en Thuringe à l'exclure des prochaines coalitions.

Le secrétaire général du SPD estime que le parti social-démocrate doit "s'émanciper" de ses partenaires et défendre plus fermement ses positions au sein de la coalition. Christian Lindner, ministre fédéral des Finances et président du parti libéral FDP, admet que ces résultats sont "douloureux" - son parti ne sera pas représenté dans les deux Landtage - mais il avertit néanmoins que "personne ne doit se méprendre, nous n'abandonnons pas notre combat pour les valeurs libérales", ce qui augure de nouvelles tensions au sein de la coalition. Les dirigeants des Verts, qui essuient une cinglante défaite (5,1 % des voix en Saxe et 3,2 % en Thuringe), jugent que le 1er septembre marque une "césure démocratique" (Katrin Göring-Eckardt) dans l'histoire politique du pays et qu'il faut "défendre notre démocratie" (Omid Nouripour). La CDU améliore quelque peu ses positions (31,9 % en Saxe et 23,6 % en Thuringe) et se considère désormais, aux dires de son secrétaire général, comme le "seul véritable parti de rassemblement" ("Volkspartei") et comme le "rempart" contre l'extrême-droite.

Ces nouveaux échecs en Saxe et en Thuringe interviennent trois mois après la défaite historique du SPD à l'élection européenne, qui avait enregistré son plus mauvais résultat dans une élection nationale depuis 130 ans, rappelle la Rheinische Post (RP). Depuis qu’Olaf Scholz a pris ses fonctions, l'AfD ne cesse de progresser et son score dépasse désormais les 30 % dans deux Länder, constate la RP. La prochaine échéance - l'élection du Landtag de Brandebourg, le 22 septembre - sera cruciale pour l’avenir politique du Chancelier, s’accordent à penser de nombreux commentateurs. Si le SPD, qui gouverne le Land depuis 1990, devait perdre le poste de Ministre-Président, qu'occupe actuellement Dietmar Woidke, la candidature d'Olaf Scholz aux élections législatives de l'an prochain serait compromise, pronostique Cicero. Trois semaines avant ce scrutin, le SPD, crédité de 20 % des intentions de vote, est devancé par l'AfD (24 %), mais Dietmar Woidke, depuis 2013 à la tête du Land, est populaire, tempère la Tageszeitung, il s'est habilement distancié des dirigeants fédéraux du SPD et a tenu Olaf Scholz à l'écart de sa campagne. À l'instar de Michael Kretschmer (CDU) en Saxe, il se prononce pour des négociations entre la Russie et l'Ukraine et, comme lui, peut bénéficier de la volonté de nombreux électeurs d'empêcher une victoire de l'AfD. De plus, contrairement aux autres nouveaux Länder, le Brandebourg, limitrophe de Berlin, bénéficie d’une croissance démographique. Depuis plusieurs mois, le nom de Boris Pistorius circule comme concurrent possible d'Olaf Scholz, relève la Frankfurter Rundschau, journal proche du parti social-démocrate. Jusqu'à présent, le populaire ministre de la Défense n'évoque pas ses projets concernant l'élection du Bundestag en 2025, il ne devrait plus être candidat à Osnabrück.

La portée nationale de ces scrutins régionaux

Les premières analyses de l'électorat des différents partis et des transferts de voix permettent de mieux appréhender le sens à donner à ces deux scrutins. Beaucoup des sujets de préoccupation prioritaires cités (asile/migration, justice sociale, criminalité, représentation des intérêts des nouveaux Länder, guerre en Ukraine) relèvent de compétences fédérales et, dans les deux Länder, les enquêtes d'opinion mettent en évidence une image d'Olaf Scholz très dégradée, 19 % des électeurs de Thuringe et 17 % en Saxe sont d’avis qu’il est un "bon Chancelier", les trois-quarts des personnes interrogées déplorent chez lui un manque de leadership. Plus de 30 ans après la réunification, les habitants des Länder de l'est, dans leur grande majorité, (74 % en Saxe), se considèrent toujours comme des "citoyens de seconde zone". La problématique migration/asile vient en tête des inquiétudes des électeurs, mentionnée par plus de 30 % des personnes interrogées, suivie par la question de l'éducation. Pour la première fois, notent les experts, le choix de l'AfD n'est plus l'expression d'une protestation mais un vote de conviction, notamment en Thuringe (52 % des électeurs du parti d'extrême-droite). Depuis longtemps, du moins dans ces Länder, l'AfD n'est plus seulement un parti protestataire, confirme Cicero. Il est considéré par plus du tiers des électeurs de Saxe (36 %) et de Thuringe (34 %) comme le plus apte à limiter l'immigration. Pour autant, dans ces deux Länder une nette majorité de l’opinion est hostile à une participation de l'AfD à l'exécutif régional. Son électorat est jeune - premier parti chez les 18-24 ans - peu éduqué et ouvrier, le parti a bénéficié des transferts de voix notamment d'anciens électeurs de la CDU et de Die Linke. Quant au Bündnis Sahra Wagenknecht (BSW), il attire à gauche comme à droite du spectre politique et mobilise des abstentionnistes.  

Les électeurs ont utilisé leur bulletin de vote pour adresser au gouvernement fédéral un avertissement et déclencher un véritable "tsunami de colère" en direction de la coalition au pouvoir à Berlin, écrit Berthold Kohler, l’un des éditeurs de la FAZ, ce qui fait que, "jamais le SPD, les Verts et le FDP n'avaient subi une telle punition collective", note-t-il.

Pour la première fois, notent les experts, le choix de l'AfD n'est plus l'expression d'une protestation mais un vote de conviction.

La sanction est particulièrement sévère pour les Écologistes et les Libéraux qui, en 2019, avaient sauvé de justesse leur représentation dans les deux Landtage, note encore le quotidien de Francfort. Dans l’ex-RDA, Die Grünen et le FDP incarnent "l'image de l'ennemi", en raison de leur soutien à l’Ukraine, ils sont considérés comme des "fauteurs de guerre" (le slogan "Les Verts sur le front de l'Est") et servent de "bouc émissaire". Les réactions des Verts à la "débâcle" que représente pour eux l'issue de ces élections témoigne d'une certaine lassitude à l'égard de la coalition, elle signe aussi l'échec de la stratégie du vice-Chancelier Robert Habeck, qui tentait de recentrer le parti sur ses thèmes traditionnels, proches des préoccupations des gens, la protection du climat et de la nature, estime la Rheinische Post (RP). Il est vrai que, en dehors des grandes villes universitaires, les nouveaux Länder demeurent une terre peu accueillante pour le parti des Verts, note aussi Cicero. Dans cette partie de l'Allemagne, l'influence des Libéraux est "insignifiante", note la chaîne ARD, mais le FDP aurait pourtant intérêt à tenter de mobiliser les voix nécessaires afin de dépasser le seuil des 5 % des voix nécessaire pour être représenté au Bundestag lors de la prochaine législature. Après le revers subi lors des élections européennes de juin dernier, les dirigeants du parti peuvent toujours considérer que les maigres scores obtenus en Saxe et en Thuringe reflètent une situation spécifique, les pressions internes pour "quitter au plus vite le navire de la coalition en train de couler" devraient cependant s'accentuer, analyse la RP.

La question centrale de l’immigration

En dépit de tous les efforts des dirigeants de Saxe et de Thuringe pour concentrer la campagne électorale sur les enjeux régionaux, ce sont les sujets contentieux nationaux (immigration, insécurité, loi sur le chauffage des logements, inflation, relation avec la Russie) qui ont dominé le débat et qui expliquent la progression de l'AfD et la percée spectaculaire du parti de Sahra Wagenknecht, observe la Rheinische Post, qui regrette une attitude trop timorée de la part du Chancelier. Quid des explications du gouvernement fédéral sur le projet de déploiement sur le sol allemand de missiles à moyenne portée ? Après l'attaque au couteau meurtrière de Solingen, où est l'intervention qui exprime à la fois chagrin et détermination ? demande le quotidien. Pourquoi un responsable politique aussi expérimenté qu'Olaf Scholz ne parvient-il pas à diriger la coalition de manière plus paisible ? Pourquoi va-t-il se perdre dans le micromanagement plutôt que d'exposer les grandes lignes de son action, interroge encore le journal rhénan. Ces derniers mois, la question de l’immigration occupe le devant de la scène politique allemande. Les mesures décidées quelques heures après la tuerie de Solingen - en particulier le renvoi dans leur pays de criminels afghans - auraient pu être prises depuis trois ans, déplore Berthold Kohler. Il y a neuf mois Olaf Scholz évoquait déjà la nécessité d'expulsions "à grande échelle", désormais, c’est le Président fédéral lui-même qui souligne la nécessité de renforcer la lutte contre l'immigration illégale. À la veille de la table-ronde qui réunit, ce mardi, des membres du gouvernement fédéral et des représentants des Länder sur la question des migrations, le Président de la CDU appelle à adopter des "mesures strictes pour réduire sensiblement les flux", notamment en autorisant le refoulement des étrangers aux frontières allemandes "jusqu'à ce qu'un système d'accueil et de répartition des réfugiés soit mis en place au niveau européen". Les représentants des collectivités locales ("Landkreistag"), dont les capacités d'accueil sont souvent saturées, se prononcent également pour un durcissement des règles de l'asile et pour une "politique migratoire fondamentalement différente". Le gouvernement Scholz va-t-il mettre à profit l'année qui nous sépare des prochaines élections législatives pour corriger ses erreurs et admettre la nécessité d’un "tournant" sur les questions d’immigration, à l’instar de celui opéré vis-à-vis de la Russie ? demande Berthold Kohler.

Les représentants des collectivités locales ("Landkreistag"), dont les capacités d'accueil sont souvent saturées, se prononcent également pour un durcissement des règles de l'asile et pour une "politique migratoire fondamentalement différente".

Les élections en Saxe et en Thuringe interviennent également dans un contexte de doutes sur la pérennité du modèle allemand et dans un climat économique maussade, qui conduit, de manière inédite, Volkswagen à évoquer publiquement cette semaine la possibilité de fermetures d'usines et de licenciements en Allemagne et à remettre en cause la garantie de l’emploi donnée jusqu’en 2029. S’agissant du secteur automobile, l'AfD et le BSW sont les défenseurs du moteur thermique, ils réclament également la reprise des importations de gaz russe, mais ils incarnent des politiques économiques très différentes, libérale pour l'AfD et dirigiste pour le parti de Sahra Wagenknecht.

Les experts et les milieux économiques s’inquiètent des perspectives politiques incertaines dans les nouveaux Länder, compte tenu de l'influence croissante exercée par ces partis et de la difficulté à former dorénavant des exécutifs régionaux. Le territoire de l'ex-RDA est en effet particulièrement affecté par la crise démographique - depuis la réunification, la Saxe et la Thuringe ont perdu environ le cinquième de leur population - le manque de main d'œuvre est patent et un climat xénophobe est susceptible d'accentuer ce déficit, notamment en dissuadant des étrangers qualifiés de venir travailler, et de contrarier les projets d'installation d'usines de semi-conducteurs ("Silicon Saxony"). Des entreprises implantées dans ces Länder ont ainsi mené campagne ("Made in Germany - Made by Vielfalt") pour que leurs régions demeurent des terres d'innovation et d'ouverture, ce qui leur a valu une mise en garde de Bjorn Höcke qui a agité à leur encontre la menace de "turbulences économiques sévères".

Copyright : Tobias SCHWARZ / AFP
Les co-dirigeants de l’AfD, Alice Weidel et Tino Chrupalla, à Berlin le 2 septembre.

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