AccueilExpressions par Montaigne[Le monde vu d’ailleurs] - Ukraine, Gaza : l’ordre international et la fragmentation du mondeL'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.29/05/2024[Le monde vu d’ailleurs] - Ukraine, Gaza : l’ordre international et la fragmentation du monde Moyen-Orient et AfriqueImprimerPARTAGERAuteur Bernard Chappedelaine Ancien conseiller des Affaires étrangères Le monde vu d'ailleursLe 17 mars 2023, la Cour pénale internationale (CPI) de la Haye émettait un mandat d’arrêt contre Vladimir Poutine, que Joe Biden estimait justifié. Quand, un peu plus d’un an après, le 20 mai, la Cour demandait un mandat d’arrêt contre M. Nétanyahou et son ministre de la défense, Yoav Gallant, le même Joe Biden dénonçait une décision scandaleuse, au risque de susciter l’incompréhension de l’opinion publique. La disparité des réactions aux événements tragiques d’Ukraine et de Gaza témoigne de l’érosion de la loi internationale et du multilatéralisme au profit d’un "monde multipolaire", promoteur d’un relativisme des valeurs. Que reste-t-il de l'universalisme et comment ce concept est-il contesté, réapproprié ou détourné ? Comment comprendre le blocage des organisations internationales ? De Gaza à l’Ukraine, de quoi se nourrissent les accusations de "double standard" à l‘encontre de l'Occident ? [Le monde vu d’ailleurs] de Bernard Chappedelaine.L’universalisme de la loi internationale contestéEn 2023, le nombre de personnes vivant dans des démocraties est revenu au niveau de 1985, avant la chute du mur de Berlin, indique le rapport annuel d'Amnesty International sur la situation des droits humains dans le monde, publié en avril dernier. La situation présente est caractérisée par une augmentation des conflits armés et par des violations massives des droits de l'homme (Ukraine, Gaza, Soudan, Éthiopie, Myanmar...), qui mettent en cause l'ordre international d'après-guerre, dont l'un des piliers est la Déclaration universelle des droits de l'homme, adoptée à Paris en 1948, rappelle la secrétaire générale de l’ONG, Agnès Callamard. Au cours du XXe siècle, le principe d'universalité a subi nombre de revers, mais il a toujours été défendu et réaffirmé. C'est ce principe qui a présidé à la création en 2002 de la Cour pénale internationale (CPI). Or, depuis vingt ans, il est de plus en plus fortement contesté, en particulier au nom de l'argument de la "lutte contre le terrorisme", mis en avant par nombre d'États, en premier lieu par les États-Unis en Irak en 2003, puis par la Russie, en Syrie par exemple, et par la Chine pour justifier la répression des Ouïgours et d'autres minorités, observe encore Agnès Callamard dans la revue Foreign Affairs. En Ukraine comme à Gaza, cet "ordre international fondé sur des règles" ("rules-based international order") subit de nouveaux assauts, écrit-elle, on ne peut qu'être pessimiste sur son avenir, ce qui signifiera "plus d'instabilité, plus d'agression, plus de conflit et plus de souffrance ".En 2023, le nombre de personnes vivant dans des démocraties est revenu au niveau de 1985, avant la chute du mur de Berlin.Le paradoxe, relève The Economist, est que les juridictions internationales ont rarement été autant sollicitées. La CPI a émis des mandats d'arrêt contre quatre ressortissants russes, dont V. Poutine, accusés de déportation d'enfants ukrainiens.L'Ukraine conteste devant la Cour internationale de justice (CIJ) - qui a demandé en vain l'arrêt de l'agression russe - le prétexte mis en avant par Moscou pour justifier l'invasion de son territoire, le soi-disant “génocide” de la population du Donbass. À l'initiative de l'Afrique du sud, la CPI examine les accusations de "génocide" contre Israël, jugées "plausibles" par la Cour dans une décision préliminaire. Le procureur de la CPI, dont on apprend par le Guardian qu’elle a été espionnée pendant des années par Israël, vient de requérir la délivrance de mandats d'arrêt à l’encontre de plusieurs dirigeants du Hamas, et aussi du premier ministre B. Netanyahou et de son ministre de la Défense. Cette décision divise profondément les dirigeants occidentaux et place dans une position inconfortable l'administration Biden, qui soutient l'action de la CPI en Ukraine, mais juge "scandaleux" le mandat d'arrêt visant les dirigeants israéliens, tout en s'efforçant d'obtenir un cessez-le-feu à Gaza. Quant à la CIJ, elle vient d'ordonner à Israël de mettre un terme "immédiatement" à son offensive à Rafah. La Russie, exclue en mars 2022 du Conseil de l'Europe, fait l’objet de plusieurs requêtes de la part de l’Ukraine, qui a saisi la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) afin d’obtenir des compensations pour les dommages causés par l'invasion russe, la décision de la CEDH pourrait avoir une incidence sur l'attitude des pays européens à l'égard des quelque 300 milliards d’euros d'avoirs gelés russes. À New York, le Conseil de sécurité est paralysé aussi bien en Ukraine qu'à Gaza en raison du droit de veto dont disposent notamment les États-Unis, la Russie et la Chine.Déclin du multilatéralisme et montée de la multipolaritéLes tragédies vécues par l'Ukraine, Israël et Gaza concentrent l'attention internationale, bien plus que d'autres conflits et guerres, observe Gideon Rachman. La menace d'une catastrophe humanitaire à Gaza conduit à une mobilisation internationale, mais les millions de personnes exposées à la famine au Soudan ne retiennent guère l'attention, tout comme la guerre du Tigré, qui a causé des centaines de milliers de morts. L'assassinat en 2018, dans des circonstances horribles, de l'opposant saoudien Jamal Khassoggi a suscité beaucoup plus de protestations, notamment aux États-Unis, que le lourd bilan des victimes de la guerre menée par Riyadh au Yémen.Cette géopolitique de l'émotion, qui fait que l'opinion s'identifie à certaines causes et se mobilise sélectivement en faveur des victimes de certains conflits, doit être prise en compte pour expliquer la diversité des réactions de la communauté internationale. Il n'en demeure pas moins, ajoute le commentateur du Financial Times, que les guerres en Ukraine et à Gaza sont au cœur d'une bataille idéologique entre grandes puissances. Le Kremlin prétend que l'Occident a voulu forcer l'Ukraine à intégrer son camp pour en faire un "instrument anti-russe", la Russie utilise aussi la situation à Gaza pour s’adresser aux pays du sud et dénoncer une "hypocrisie" et un "deux poids-deux mesures" de la part de l'Occident. Il est vrai, estime Gideon Rachman, que le soutien apporté à Israël par Washington et des pays européens "complique énormément la bataille des narratifs".La menace d'une catastrophe humanitaire à Gaza conduit à une mobilisation internationale, mais les millions de personnes exposées à la famine au Soudan ne retiennent guère l'attention, tout comme la guerre du Tigré, qui a causé des centaines de milliers de morts.Les Occidentaux distinguent en effet le cas de l'Ukraine, victime d'une agression de la part de la Russie, qui viole l'un des fondements de l'ordre international, et la situation d'Israël, qui exerce son droit à l'auto-défense. Beaucoup de pays du Sud restent cependant convaincus que la position occidentale - soutien à Israël et condamnation de la Russie – illustre un "double standard" et l'hypocrisie du discours sur un "ordre international fondé sur des règles".Josep Borrell s'inquiète de cette fragmentation du monde "de moins en moins multilatéral et plus en plus multipolaire", caractérisé par une "aspiration grandissante à la souveraineté et à l'identité", dans lequel l'universalisme apparaît comme "un simple vestige de la domination occidentale" au profit d'une forme de "culturalisme politique dans lequel chaque société peut promouvoir ses propres valeurs" et où la souveraineté de l'État supplante la protection des droits de l'homme. Face aux défis majeurs, climatiques par exemple, auxquels l'humanité est confrontée, il est de plus en plus difficile de parvenir à un consensus entre des acteurs puissants qui se neutralisent, ce qui a un coût économique et social important. Conforter le multilatéralisme doit être une priorité de l’UE, notamment dans la perspective du "sommet de l'avenir" que réunit le secrétaire général des Nations Unies en septembre prochain à New-York, souligne l’Institut Egmont. "La multipolarité n'est clairement pas la même chose que le multilatéralisme", admet Andreï Kortounov. De même que "le multilatéralisme n'est certainement pas le concept le plus développé de la théorie russe des relations internationales, resté dans l'ombre de la multipolarité", observe cet expert réputé, qui explique que "la multipolarité reflète un certain équilibre objectif de la puissance entre les principaux acteurs de la politique mondiale", tandis que le multilatéralisme "exprime leur disponibilité subjective à agir ensemble dans un certain cadre et en conformité avec certaines règles". C'est pourquoi il juge un système multipolaire plus stable qu’un système multilatéral qui, au XXIe siècle, doit accepter le pluralisme des valeurs. Poser comme condition sine qua non à des accords une communauté de valeurs n'est pas praticable, "la seule condition nécessaire et suffisante c'est la coïncidence des intérêts", affirme Andrey Kortounov.La Chine et la Russie, promoteurs d’un monde fragmentéQuelques jours avant l'invasion de l'Ukraine, à l'occasion d’une visite du Président Poutine, la Chine et la Russie avaient publié, le 4 février 2022, un communiqué conjoint empreint de cette approche relativiste. "Chaque État peut choisir les formes et les méthodes de mise en œuvre de la démocratie, les plus adaptées [...]. C'est uniquement au peuple du pays concerné de décider si son État est démocratique", peut-on lire. Tout en évoquant les "nobles objectifs" figurant dans la Déclaration des droits de l'homme, Pékin et Moscou soulignent que "chaque nation a ses caractéristiques uniques" et que "la nature universelle des droits de l'homme doit être vue au travers du prisme de la situation réelle de chaque pays en particulier". Aussi, la Chine et la Russie "s'opposent à l'abus des valeurs démocratiques et aux ingérences dans les affaires intérieures des États souverains sous prétexte de la protection de la démocratie et des droits de l'homme". À la veille de sa récente visite d'État en Chine, V. Poutine tient des propos similaires à l'agence Xinhua, il accuse "les élites occidentales" de ne pas "respecter la diversité civilisationnelle et culturelle et de rejeter les valeurs traditionnelles centenaires". Selon lui, les pays occidentaux tentent de substituer à "l'ordre mondial fondé sur le droit international" un "ordre fondé sur certaines règles que personne n'a jamais vues ni acceptées". L'organisation de coopération de Shangaï et les BRICS, sont, pour le Président russe, les exemples d'une coopération mutuelle fructueuse et les piliers du monde multipolaire qui se met en place. C'est également ce que fait valoir un diplomate russe à propos du groupe des BRICS, que la Russie préside cette année. Cet ensemble est, affirme Sergueï Ryabkov, "exactement le format qui devrait jeter les bases d'un ordre mondial multipolaire plus équitable", qui a pour objectif de "rechercher de manière constructive des réponses aux défis du monde, sans chercher à imposer des valeurs ou des intérêts étrangers". Pékin et Moscou sont néanmoins loin de partager la même approche de l’ordre international, comme l’analyse Wang Yiwei.Pékin et Moscou soulignent que "chaque nation a ses caractéristiques uniques" et que "la nature universelle des droits de l'homme doit être vue au travers du prisme de la situation réelle de chaque pays en particulier".S'ils déclarent rejeter l'héritage intellectuel occidental, les dirigeants russes tentent aussi d’instrumentaliser et de russifier Kant ("Кант - наш !"), incarnation de l’universalisme. Interrogé en janvier dernier à Kaliningrad lors d'une rencontre avec des étudiants sur ce que lui inspire la maxime "sapere aude" - devise de l'université qui porte le nom du philosophe des Lumières - V. Poutine déplore que "certains de nos voisins aient oublié cette thèse" célèbre d'un "sujet de l'empire russe" (Königsberg a été occupé quelques années par l'armée russe), et aient adopté une "mentalité étrangère"."L'appel à penser par soi-même est plus que jamais actuel", déclare le Président russe, ce qui, d'après lui, signifie que "le pays doit être guidé par ses intérêts nationaux". Peu après, le jeune gouverneur de Kaliningrad, Anton Alikhanov - nommé ministre de l'industrie et du commerce dans le nouveau gouvernement russe - fait du penseur de l'Aufklärung un "trophée russe", dans lequel il voit "l'un des pères spirituels de l'Occident contemporain", et qu'il accuse d'avoir une "responsabilité directe dans le chaos actuel", en particulier, dans le conflit en Ukraine. "Consciemment ou non", le gouverneur de Kaliningrad énonce les bases de "l'idéologie de l'exceptionnalisme russe", comme si son texte avait été écrit par Alexandr Douguine, théoricien de l'eurasianisme, qui considère la Russie comme un "État-civilisation" et rejette l'idée de normes et valeurs universelles, observe le philosophe Nikolaï Plotnikov. Intervenant au congrès organisé pour le 300e anniversaire de la naissance de Kant, O. Scholz répond à ces tentatives de réappropriation de son héritage. Quand il appelle à "penser par soi-même", Kant ne pense certainement pas aux "intérêts nationaux", mais à l’usage par les individus de leur esprit critique, souligne le chancelier, qui rappelle que, "chaque jour, dans l'autocratie de Poutine, la critique, la dignité, l'autonomie et la liberté sont foulées aux pieds et tuées dans l'œuf, par la censure, la désinformation numérique et la surveillance". "On se frotte les yeux" quand on entend le gouverneur de Kaliningrad prétendre que Kant porte une responsabilité dans la guerre en Ukraine, s'insurge O. Scholz, comment au demeurant concilier cette accusation avec la volonté de le présenter comme le plus grand philosophe de l'humanité ? Le chancelier rappelle aussi qu'en 2005, lors d'une visite à la tombe de Kant, en compagnie de G. Schröder, V. Poutine avait déclaré que "Kant était un adversaire résolu du règlement des contentieux interétatiques par la guerre. Nous essayons d'être aussi fidèle à son enseignement, y compris dans ce domaine".Copyright image : Luis ACOSTA / AFPKarim Khan, Procureur général de la Cour pénale internationaleImprimerPARTAGERcontenus associés à la uneMars 2024[Scénarios] La Russie, une puissance crépusculaire ?L'échec de l'invasion en Ukraine et la résilience économique russe suscitent des interrogations sur l'avenir à long terme du pays. Dessins des trajectoires possibles sur le plan économique, démographique, militaire et politique.Consultez la Note d'éclairage 15/05/2024 [Le monde vu d'ailleurs] - Le Sud Caucase face à la Russie : quête d’équili... Bernard Chappedelaine 30/04/2024 [Le monde vu d'ailleurs] - Le discours de la Sorbonne au prisme européen Bernard Chappedelaine 17/04/2024 [Le monde vu d'ailleurs] - Israël, l’Iran et leur voisinage instable Bernard Chappedelaine