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20/11/2024

[Le monde vu d'ailleurs] - Elon Musk : le Doge de Mar-a-Lago et la Russie

[Le monde vu d'ailleurs] - Elon Musk : le Doge de Mar-a-Lago et la Russie
 Bernard Chappedelaine
Auteur
Ancien conseiller des Affaires étrangères

Le multimilliardaire et multi-entrepreneur Elon Musk cultive sa familiarité avec Donald Trump au point d’être devenu une sorte de vice-président de fait. En charge du Department of Government Efficiency (DOGE), agence de rationalisation de l'État, quoiqu’il ne dispose de la légitimité d’aucun mandat électif, il interroge les liens entre argent et pouvoir. De quelle nature sont les relations troubles qu'il entretient avec le régime chinois ou russe ? Comment comprendre son revirement, si revirement il y a, sur la guerre menée par le Kremlin ? Enfin, y aura-t-il assez d'oxygène dans l'écosystème de Mar-a-Lago pour les deux hommes d'affaires ? Doge ou gourou, ambassadeur de Donald Trump ou semeur de zizanie au sein des républicain : un portrait d'Elon Musk par Bernard Chappedelaine dans Le monde vu d'ailleurs.

Elon Musk, oligarque

"L'homme (non élu) le plus puissant qui ait existé", c'est le jugement du site d’information Axios sur Elon Musk, porté au "pinacle" du pouvoir politique, économique et médiatique, en raison notamment du rachat de "X" (Twitter), devenue la plate-forme d'information proche du parti républicain la plus puissante, qui réduit Fox news à n’être qu’une pâle copie, estime Axios. L'homme d'affaires américain est le seul à pouvoir organiser des missions vers la Station spatiale internationale, à fournir un accès internet dans des zones de guerre et à innover en construisant la première fusée réutilisable, note Politico, mais il nous ramène aussi à une ère géopolitique ancienne, estime le site européen, qui cite les noms d'Andrew Carnegie, de David Rockefeller et d'Henry Ford, magnats ("tycoons") d'une autre époque, à l'ego surdimensionné, fondateurs de vastes empires industriels et acteurs de la scène mondiale. Ainsi, rappelle Politico, Henry Ford, auquel Elon Musk est souvent comparé, avait initié une mission de paix en 1915. Toutes ces personnalités partagent, comme Donald Trump, la conviction que les conflits géopolitiques peuvent être résolus par la discussion, "en s’asseyant à une table et en parlant", explique Politico. Elon Musk n'est plus seulement un "tycoon", c'est devenu un oligarque quand, en 2022, il a racheté Twitter - réseau social qui contribue à façonner l'opinion internationale, mais aussi à la désinformer, juge Politico - il dispose désormais d'un pouvoir politique, estime le Financial Times (FT). Spécialiste de la Russie et conseillère de Donald Trump pendant son premier mandat, Fiona Hill rappelle qu'un petit groupe d'oligarques avait fait réélire Boris Eltsine en 1996 et asservi l'État russe, avant d'être mis au pas par Vladimir Poutine. Elle s'inquiète d'un scénario similaire aux États-Unis et en veut pour exemple le refus de Jeff Bezos que le Washington Post prenne position lors de la campagne présidentielle.

"Rarement dans l'histoire des États Unis, il y a eu une relation aussi malsaine entre le pouvoir et l'argent"

"Le Président de l'ombre", titre aussi der Spiegel à propos d'Elon Musk, l'hebdomadaire affirme que, "rarement dans l'histoire des États Unis, il y a eu une relation aussi malsaine entre le pouvoir et l'argent".

Sous la plume de Gideon Rachman, le Financial times rappelle que, ces derniers temps, Elon Musk a engagé un bras de fer avec le gouvernement brésilien à propos du blocage de "X", qu'il a jugé inévitable la guerre civile au Royaume-Uni et critiqué l'arrestation en France de Pavel Dourov, le fondateur de Telegram. L'homme d'affaires a aussi proposé de permettre aux organisations humanitaires opérant à Gaza d'utiliser Starlink avant de renoncer face aux objections israéliennes, qui estimait que le Hamas pourrait utiliser le réseau de satellites de communication. La défense de la liberté d'expression et la critique des dirigeants étrangers, qui sont la marque du propriétaire de "X", ne s'étendent pas toutefois à la Chine, observe Gideon Rachman, Elon Musk se montre très respectueux de Xi Jinping et de son régime. Le principal site de production de voitures Tesla, où sont produites plus de la moitié de ces voitures électriques, a été implanté en 2019 à Shanghai, à rebours de la stratégie de Washington, qui s'efforce de réduire sa dépendance vis-à-vis de la Chine en matière de nouvelles technologies. Les intérêts économiques d'Elon Musk en Chine l'ont conduit à prendre des positions discutables sur Taïwan. Selon les révélations récentes du Wall Street Journal (WSJ), le Président Poutine aurait demandé à Elon Musk de ne pas étendre la couverture par Starlink de Taiwan afin de complaire au Président chinois.

Une relation complexe vis-à-vis de la Russie et de la guerre en Ukraine

De longue date, Elon Musk éprouve une fascination pour la Russie et son programme spatial, note le WSJ. En 2001, il s'est rendu à Moscou pour négocier l'achat de fusées intercontinentales russes afin de mener à bien son projet de colonisation de la planète Mars, rappelle l’agence Bloomberg. Mais, d'après les sources citées par le WSJ, Elon Musk entretient aussi, depuis 2022, un dialogue suivi avec le Président Poutine, qui porterait notamment sur les "questions géopolitiques", ce que le porte-parole du Kremlin a démenti. Cité par le quotidien, Dmitri Peskov n'évoque qu'une seule conversation téléphonique, consacrée aux questions spatiales et aux enjeux technologiques. Le quotidien américain mentionne également des discussions entre Elon Musk et d'autres responsables russes, notamment Sergueï Kirienko, en charge de la politique intérieure au Kremlin, accusé par le ministère de la Justice des États-Unis de répandre la désinformation sur internet, notamment sur "X", dans le but de "manipuler les électeurs américains avant l'élection présidentielle et d'affaiblir le soutien à l'Ukraine". Récemment, suite à une décision de la justice américaine, on a appris, rapporte la Deutsche Welle que les fils de deux hommes d'affaires russes, Piotr Aven et Vadim Mochkovitch, soumis à des sanctions occidentales, sont employés par une société (8VC) actionnaire du réseau social depuis son rachat par Elon Musk. Dans l'entretien accordé en février dernier à Tucker Carlson, diffusé sur "X", Vladimir Poutine estime qu'Elon Musk est "une personne intelligente, je le crois vraiment" et qu'on "ne peut arrêter, car il va faire ce qu'il pense qu'il doit faire", c’est pourquoi "il faut tenter de trouver un terrain d'entente, chercher les moyens de le persuader".

"Sans Starlink, la guerre menée par Poutine en Ukraine serait terminée depuis longtemps", affirme la Frankfurter Rundschau. En février 2022, rappelle le journal, au lendemain de l’invasion russe, Elon Musk avait répondu immédiatement sur "X" à un appel du ministre ukrainien en charge de la transformation numérique et offert l'accès de sa constellation de satellites aux forces ukrainiennes. "Nous avons plus de 11 000 stations Starlink, qui nous aident quotidiennement sur tous les fronts", se félicite Mykhailo Fedorov dans un entretien à Politico. Ce réseau est utilisé aussi bien par les militaires pour guider les drones sur leur objectif que pour maintenir les liens entre les familles. Le Président Zelenski intervient pour sa part sur "X" pour mobiliser ses concitoyens, souligne le média européen.

"Ainsi, c'est un citoyen privé et une entreprise privée qui sont devenus les arbitres de l'issue de la guerre [...] Et le gouvernement se retrouve dans la position inhabituelle d'être privé de leviers à l'égard d'une personne privée dont tant de choses dépendent", déplore Ronan Farrow, auteur dans le New Yorker d'une enquête sur le "pouvoir occulte" d'Elon Musk. Esquissant un rapprochement avec Evgeni Prigojine, "seigneur de guerre" de type traditionnel, probablement éliminé après sa marche sur Moscou en 2023, le Financial Times juge que la loyauté de ces "oligarques" est sujette à caution. L'assistance apportée par Elon Musk pour résister à l'agression russe connaît effectivement des limites.

"Ainsi, c'est un citoyen privé et une entreprise privée qui sont devenus les arbitres de l'issue de la guerre [...] Et le gouvernement se retrouve dans la position inhabituelle d'être privé de leviers à l'égard d'une personne privée dont tant de choses dépendent".

Mettant en avant un risque de troisième guerre mondiale, l'homme d'affaires a restreint l'accès de l'armée ukrainienne à Starlink en excluant certaines zones ("geofencing") de sa couverture pour prévenir une action offensive ukrainienne en Crimée en septembre 2023, note Gideon Rachman. Au début de l'année, les services de renseignement ukrainiens ont indiqué que Starlink était aussi utilisé par l'armée russe, qui s'est procuré des terminaux de communication dans des pays tiers. Les restrictions à l'utilisation de Starlink et la promotion d'un "plan de paix" en Ukraine, qui intègre des idées russes, ont aussi entamé la popularité d'Elon Musk en Ukraine, souligne l'éditorialiste du FT.

Elon Musk, pacificateur ?

À l'automne 2022, lors d'un événement privé auquel participaient des personnalités politiques comme Nancy Pelosi et Al Gore, une conversation s'est engagée entre le milliardaire David Rubenstein et Elon Musk, au cours de laquelle ce dernier, à la surprise des autres invités, a évoqué un plan de paix en Ukraine, rapporte le New York Times, pour qui Elon Musk est devenu un "agent du chaos géopolitique". Peu après l'annexion par la Russie des quatre régions ukrainiennes du Donbass à l’issue de simulacres de référendums, organisés fin septembre 2022, Elon Musk irrite les Ukrainiens en organisant sur "X" une consultation sur son "plan de paix", qui prévoit l'organisation, sous la supervision des Nations Unies, de nouveaux référendums pour décider du sort des régions du Donbass, les populations étant appelées à se prononcer sur leur rattachement à la Russie. Aux termes de ce "plan", la Crimée, qui a "appartenu à la Russie depuis 1783" et qui, selon l'expression d'Elon Musk, a été "offerte" à l'Ukraine en 1954 ("une erreur"de Nikita Khrouchtchev), demeure sous la souveraineté russe. Sont prévus d’autre part des garanties pour assurer l'approvisionnement en eau de la Crimée, ainsi qu'un statut de neutralité imposé à l'Ukraine, qui renoncerait à adhérer à l'OTAN. Le Président Zelensky a réagi à cette "consultation" par une autre question ("Préférez-vous l'Elon Musk qui soutient l'Ukraine ou celui qui soutient la Russie ?"). "Je soutiens toujours beaucoup l'Ukraine, répond le propriétaire de ‘X’, mais je suis convaincu que l'escalade massive de la guerre nuira beaucoup à l'Ukraine et peut-être au monde". "Le fait que quelqu'un comme Elon Musk recherche un règlement pacifique est très positif", déclare en revanche le porte-parole du Kremlin, qui exclut cependant tout nouveau référendum dans les régions annexées par la Russie en septembre 2022. Alors que l’hypothèse de négociations de paix est de plus en plus évoquée, y compris par le Président ukrainien, Volodimir Zelensky a réagi récemment aux éventuelles pressions qui pourraient être exercées sur son pays en soulignant que "l'Ukraine est un État indépendant" que "personne ne peut contraindre à s'asseoir et à écouter", ce qui lui a valu une remarque ironique d’Elon Musk ("son sens de l'humour est incroyable").

Alors qu'il ne dispose d'aucun mandat électif, il se comporte comme un "vice-Président", il a établi ses quartiers dans la résidence de Mar-a-Lago et semble désormais considéré pratiquement comme un "membre de la famille" par Donald Trump.

Au risque de mécontenter une partie de l’entourage de Donald Trump, l'homme d'affaires intervient dans le processus de nomination des membres de la nouvelle administration, il approuve son choix de ne pas confier de responsabilités gouvernementales à Mike Pompeo et à Nikki Haley et se montre très actif sur les dossiers de politique étrangère, rapporte le New York Times. Alors qu'il ne dispose d'aucun mandat électif, il se comporte comme un "vice-Président", il a établi ses quartiers dans la résidence de Mar-a-Lago et semble désormais considéré pratiquement comme un "membre de la famille" par Donald Trump, note le quotidien new-yorkais.

Elon Musk est présent lors des contacts officiels avec des dirigeants étrangers, ce fut le cas notamment le 6 novembre lors de l'entretien téléphonique avec le Président ukrainien. L'activisme dont fait preuve le milliardaire rend dubitatifs les politologues russes. Ainsi, Sergueï Markov doute qu'Elon Musk puisse mener à bien sa mission de débureaucratiser l'administration fédérale et de vaincre "l'État profond". Boris Mejouev se demande si "Trump permettra à un tel homme de jouer les premiers rôles". Elon Musk donne l'impression d'un "homme très différent des Républicains traditionnels", il est soucieux avant tout d’avancées technologiques, plus intéressé par l'intelligence artificielle que par le sort de Taïwan ou des armes nucléaires, ce qui pourrait, selon cet américaniste, susciter des tensions avec la mouvance républicaine traditionnelle et conduire Donald Trump à un arbitrage qui ne serait sans doute pas favorable à Elon Musk, pronostique Boris Mejouev. À Kiev, on se veut plutôt rassurant. Les premières nominations du Président élu ont des implications tout à la fois positives et négatives pour Kiev, sans qu'on connaisse la politique qui sera effectivement conduite, écrit le Kyiv Independent. Elon Musk a suscité la polémique avec son "plan de paix", toutefois "on ne sait pas s'il aura une influence sur la politique étrangère de Trump", estime le journal.

Copyright image : YAN COLLERD / AFP

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