Rechercher un rapport, une publication, un expert...
L'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.
22/08/2024

[Gouverner avec son opposant] - Dans les pays du Nord, des accords à géométrie variable

Imprimer
PARTAGER
[Gouverner avec son opposant] - Dans les pays du Nord, des accords à géométrie variable
 Yohann Aucante
Auteur
Directeur d'études à l'EHESS et directeur du Centre sur les savoirs du politique

Tout l'été, l'Institut Montaigne s'intéresse aux pratiques de compromis, de cohabitation et de coalitions en Europe et dans le monde. Ce sixième épisode nous emmène en Scandinavie et en Finlande, longtemps considérés comme bastions social-démocrates, où les extrêmes-droites ont le vent en poupe. En octobre 2022, les Démocrates de Suède, formation d’origine néonazie, arrivaient en tête des élections législatives et formaient une coalition avec la droite conservatrice. En juin 2023, le parti populiste et souverainiste des "Vrais Finlandais" intégrait une coalition gouvernementale de droite conservatrice et libérale. Au Danemark, la Première ministre sociale-démocrate gouverne avec une coalition de centre-gauche mais les idées d’extrême-droite ont infusé dans tout le champ politique. En Norvège enfin, le Parti du Progrès, populiste et anti-immigration, faisait partie d’un gouvernement de coalition avec les conservateurs jusqu’en 2020. Si les résultats de ces droites nationales-populistes aux élections européennes ont été moins bons que prévus, comment analyser leur dynamique de long terme ? À quelles conditions ces formations rejoignent-elles des coalitions de gouvernement ? Pour quels effets ? Entretien avec Yohann Aucante.

Le débat politique en France se concentre aujourd’hui sur les notions de coalitions, de cohabitation et de compromis. Quelle est la place de ces notions dans la culture politique et institutionnelle scandinave ? Quels sont leurs grands fondements théoriques et historiques et quelles nuances observe-t-on entre les pays du Nord ?

La France semble redécouvrir les notions de compromis et de coalition, elles ne sont pourtant pas si nouvelles et il existe une tradition hexagonale des coalitions que l’on a pu observer à droite et à gauche lors des législatives de juillet dernier. N’oublions pas que les forces en présence étaient pour partie des coalitions. Ce qui pose principalement problème à l’Hexagone est la capacité des coalitions à gouverner, une fois remportée la victoire aux urnes. Mais c’est toutefois ce que la majorité présidentielle a fait, avec son caractère composite.

Ce qui pose principalement problème à l’Hexagone est la capacité des coalitions à gouverner, une fois remportée la victoire aux urnes.

Les pays nordiques, eux, ont une tradition parlementariste ancienne, malgré des variantes mâtinées de présidentialisme en Finlande et en Islande, et savent exercer le pouvoir avec des coalitions flexibles et larges, construites autour de la domination très forte des sociaux-démocrates, notamment en Suède et en Norvège, dans une moindre mesure  au Danemark : à la différence des cultures majoritaires, le parlementarisme lié à la représentation proportionnelle y est bien ancré.

On observe plusieurs phases dans l'histoire politique, avec alternance de gouvernements majoritaires et minoritaires.

Les expériences de coalition n’ont pour autant pas été évidentes, dans une période de lutte de classes marquée, où les socio-démocrates étaient très alignés avec le marxisme et étroitement alliés avec les syndicats. Il a fallu attendre les années 1930 pour qu’émergent des coalitions socio-démocrates vraiment majoritaires au Danemark, en Norvège et en Suède, les coalitions "rouges-vertes", avec la participation à géométrie variable des partis agrarien et paysan. Cet apport des partis agrariens centristes est un élément fondamental de la tradition politique nordique car il a permis de créer des gouvernements majoritaires transclasses aux moments de crises politiques et, ce faisant, a joué en faveur d'un certain évitement de la montée des fascismes. La tradition de compromis entre les représentants du monde paysan et du monde ouvrier est fondatrice.

Un second compromis qui se joue dans les années 30 concerne les représentants de la classe ouvrière, les syndicats, et le patronat : les syndicats ouvriers sont intimement liés aux partis socio-démocrates, mais des accords nationaux avec le patronat ont permis de réduire ou de domestiquer le conflit de classe.

La Finlande demeure un peu à part, du fait d’une histoire ayant subi le heurt d’une indépendance durement gagnée vis-à-vis de la Russie (1917), qui s’est soldée par une guerre civile meurtrière. Les clivages qui en ont résulté ont orienté le système politique finlandais vers d’autres sortes de coalitions dans lesquelles l’agrarianisme a néanmoins aussi été un élément dominant.

Si toutefois l’on se concentre sur les cas "typique" de la Suède, de la Norvège et du Danemark, on observe, entre les années 1930 et 1970, des formes de gouvernements à tendance soit majoritaire, dans les deux premiers cas (allant parfois jusqu’à de grandes coalitions nationales, comme en Suède durant la Deuxième Guerre mondiale), soit minoritaires comme au Danemark. Les socio-démocrates pouvaient s’appuyer sur la tradition dite de parlementarisme négatif" selon laquelle, quand les députés s'abstiennent, leur voix est considérée comme favorable. En Suède et en Norvège, les coalitions ont ainsi régulièrement bénéficié du soutien parlementaire du Parti communiste ou apparenté. Le PC suédois avait hérité du surnom de "camarade 4 %", puisque les socio-démocrates tenaient à ce que le PC dépasse  le seuil des 4 % des suffrages afin de disposer de ce précieux soutien sans participation. La Suède et la Norvège ont toutefois voisiné avec la majorité absolue des sièges durant une partie de l’Après-Guerre, tout en cherchant un certain degré de consensus et en confiant en amont la préparation de la législation à des commissions parlementaires très pluralistes.

Depuis les années 1970-1980, le paysage politique s’est fragmenté, et a connu un renouveau de sa structure traditionnelle. L’élection législative anticipée de 1973 au Danemark, suite à la démission du social-démocrate Jens Otto Krag, a constitué un véritable séisme avec l’apparition de nouveaux partis politiques, y compris de droite plus radicale, qui ont remodelé les systèmes politiques.

En Suède et en Norvège, la pratique des coalitions est aussi redevenue plus naturelle ou obligatoire, là où elle était restée inscrite dans les pratiques institutionnelles sans discontinuité en Finlande et au Danemark, qu’elles soient parlementaires ou gouvernementales et plus ou moins formalisées.

On observe depuis quelques années une progression des partis d’extrême droite dans les pays scandinaves. Quelles sont leurs spécificités ou leurs traits définitoires et dans quelle mesure se distinguent-elles de l’extrême-droite française ?

Il est difficile de comparer des formations plurielles aux évolutions complexes, qui ne proviennent pas toutes de la même matrice idéologique et n’ont pas émergé suivant la même temporalité.

Les partis d’extrême-droite ont d’abord émergé dans les années 1970 au Danemark et en Norvège. Ils sont issus d’une tradition de droite très libérale, alors que les partis conservateurs traditionnels étaient au contraire modérément libéraux. Ces nouveaux partis ont fait de la lutte contre la bureaucratie et la fiscalité leur principal cheval de bataille, s’intéressant assez peu à l’époque au thème de l’immigration qui n’était pas central dans les sociétés nordiques. On assiste ainsi à l’émergence des partis du Progrès au Danemark et en Norvège. En Norvège, jusqu’en 1977, le parti du Progrès d’Anders Lange s'appelait significativement "Parti d'Anders Lange pour une forte réduction des impôts, des taxes etde l'interventionnisme public" ("Anders Langes parti til sterk nedsettelse av skatter, avgifter og offentlige inngrep").

Les partis d’extrême-droite ont d’abord émergé dans les années 1970 au Danemark et en Norvège. Ils sont issus d’une tradition de droite très libérale, alors que les partis conservateurs traditionnels étaient au contraire modérément libéraux.

Ces partis du Progrès ne se positionnent pas exactement à "l’extrême-droite", ne se conçoivent pas comme tel et ce n’est pas ainsi que les voient leurs électeurs, même si on note dès l’origine quelques éléments annonciateurs de leurs orientations à venir : Anders Lange soutenait par exemple le régime d’apartheid en Afrique du sud. Le thème migratoire s’est peu à peu imposé, même au Danemark et en Suède, qui avaient les politiques d’asile parmi les plus libérales au monde, quand ces dernières sont entrées en confrontation avec une politique sociale très redistributrice et généreuse (jusqu’à quatre ans d’indemnisation du chômage dans les années 1980 au Danemark), mais plus encore en raison de mobilisations identitaires nationalistes qui ont toujours été vivaces à un niveau groupusculaire.

Il en va différemment en Finlande, où l’extrême-droite telle qu’on la caractérise est issue de la matrice plus ancienne des partis ruralistes, à la fin des années 1950. Sans se considérer ainsi, les Vrais Finlandais se revendiquent d’abord nationalistes et la branche plus radicale et la plus anti-immigration s’est récemment délestée de ceux de ses membres jugés trop enclins aux coalition avec la droite traditionnelle. C’est-là une trajectoire plutôt hétérodoxe par rapport aux évolutions dans les pays voisins.

En Suède, les Démocrates de Suède est sans doute la formation politique dont les racines sont les plus radicales, puisant dans la nébuleuse d'une extrême-droite néonazie. D’un parti très marginal fondé en 1988 par Anders Klarström, ouvertement néo-nazi, il se structure progressivement à partir de ses bases locales du sud de la Suède, où il se façonne seulement une décennie une vitrine plus présentable, notamment sous l’égide de son leader inamovible depuis les années 2000, Jimmie Åkesson. Peu à peu, le parti se rend davantage compatible avec les valeurs politiques suédoises, même s’il est le dernier des partis d’extrême-droite nordiques à avoir opéré cette mutation et à être rentré dans une logique de coalition.

On le voit : coexistent différentes temporalités politiques, différents rapports avec le phénomène migratoire, et ce, dans des pays où l’importance de l’immigration est très hétérogène (bien moindre en Finlande qu’en Suède ou au Danemark), quoique cela ne change pas nécessairement l’argumentaire électoral employé. Tous ces partis ont connu des logiques de scission (notamment au Danemark, où le Parti du peuple danois émerge au sein du Parti du Progrès pour le supplanter électoralement et idéologiquement) et de purges récurrentes : leur histoire n’est pas linéaire, elle n’est pas non plus achevée comme en témoigne la marginalisation du Parti du peuple danois ces derniers temps, et malgré des convergences récentes, les nouvelles formations ne se revendiquent pas toutes d’extrême droite et leurs électeurs ne sont pas non plus tous situés à droite de l’échiquier. Le succès de ces formations est aussi venu de leur plasticité et de leur capacité à attirer des soutiens populaires de plus en plus larges sur les cendres fumantes du compromis social-démocrate.

Existe-il un "cordon sanitaire" ou un "arc républicain" dans la conscience politique des pays du Nord ? Les extrêmes-droites nordiques se sont-elles engagées dans une "dédiabolisation" ?

Les trajectoires de ces partis sont également variées. Il a fallu beaucoup de temps avant que le parti du Progrès norvégien ou le Parti du peuple danois entrent dans des stratégies d’alliance au niveau national, même si cette pratique est plus ancienne et le seuil moins élevé au niveau local. La notion de "cordon sanitaire" n’était pas toujours ouvertement articulée mais existait dans les faits, du moins tant que l’on pouvait se dispenser du soutien des partis les plus radicaux.  Mais ces partis devenant indispensables pour la construction de coalition et de majorités viables, l’idée de cordon sanitaire, si elle avait jamais existé, est devenue de plus en plus intenable au cours des deux dernières décennies.

Les systèmes partisans des pays nordiques s’organisent traditionnellement en cinq courants : deux à gauche (socio-démocrates et radicaux), deux à droite (libéraux et conservateurs) et un au centre (à tendance agraire). De multiples petits partis se sont ensuite révélés, les chrétiens-démocrates, les Verts, la droite nationaliste… Au fur et à mesure des fragmentations, les marges de manœuvre pour former des majorités de gouvernements sont devenues difficiles, même si restaient des partis et des blocs dominants. La question des coalitions avec l’extrême-droite s’est posée, notamment au début des années 2000 au Danemark, mais cela impliquait aussi que ces partis, qui souffraient de multiples divisions internes et de difficultés de gouvernance et de leadership, se stabilisent. Ils n’ont toutefois jamais vraiment été "diabolisés", sauf en Suède, en raison de leur origine plus radicale.

Nécessité faisant loi, il faut faire une place à tous les partis, même les plus radicaux, dès lors qu’ils sont représentés et s’opère alors une acculturation inévitable.

La nécessité d’accord de coalition est d’autant plus forte que les pays nordiques fonctionnent selon des logiques proportionnelles,que l’on retrouve dans le mode de scrutin et ensuite, dans la participation aux commissions parlementaires, aux présidences etc. Nécessité faisant loi, il faut faire une place à tous les partis, même les plus radicaux, dès lors qu’ils sont représentés et s’opère alors une acculturation inévitable.

Comment les coalitions avec l’extrême-droite reconfigurent-elles le paysage politique dans les années 2000 ? En quoi affectent-elles la gauche, le centre et l’extrême-gauche ?

Il faut distinguer différentes modalités de coalition : soutien conditionnel sans participation, coalitions législatives et coalitions gouvernementales. Ainsi, depuis septembre 2022, le gouvernement de Stockholm a conclu un accord législatif sans participation gouvernementale avec les Démocrates de Suède, l’accord de Tidö, qui est un texte très détaillé. Toute une gradation des possibles existe, avec des systèmes assez flexibles pour tenir sur toute la durée d’une mandature.

Le Danemark offre un précédent : en 2001, le Parti du peuple danois est entré dans une logique d’alliance formalisée avec le gouvernement de droite libérale qui a tenu près d’une quinzaine d’années. Il a favorisé l’adoption d’une politique beaucoup plus restrictive à l’égard de l’immigration, de l’acquisition de la résidence et de la citoyenneté, et plus précautionneuse à l’égard des questions de renforcement et d’élargissement de l’Union européenne, de telle sorte que le Danemark est passé de l’un des pays les plus libéraux à un des pays les plus stricts en la matière, avec une contamination progressive de ces thématiques à tout le champ politique. Même le centre gauche a intégré l’idée que le thème identitaire était une condition nécessaire pour se maintenir dans les élections, voire tout simplement pour préserver un certain état de la société danoise.   

La situation diffère sensiblement en Norvège : cet État prospère (3e pays le plus riche au monde par habitant), enrichi via le pétrole et le gaz depuis les années 1970-1980, nourrit beaucoup moins d’inquiétude vis-à-vis de l’immigration, d’autant plus qu’elle est principalement d’origine suédoise. Rappelons à cet égard que l’on doit le passeport Nansen, pour protéger les réfugiés apatrides, à un Norvégien, Fridtjof Nansen, Haut-commissaire pour les réfugiés de la Société des Nations en 1921, et lui même fervent nationaliste à l’échelle de son pays. Aujourd’hui, les besoins norvégiens en main d'œuvre, qualifiée ou non, l’obligent à adopter une position assez pragmatique. Le principe d’accueil des réfugiés y est néanmoins régulièrement contesté à droite et le gouvernement d’Erna Solberg à partir de 2013 a été le premier en Europe du Nord à faire une place à un parti de droite radicale.


Comment comprendre le consensus politique autour de certains marqueurs d’extrême-droite, et notamment autour de l’immigration ? Si, comme l’analysent certains commentateurs, les thèmes d’extrême-droite ont gagné les autres formations politiques, certaines lignes de clivage subsistent-elles entre droite et gauche ?  

Alors que les pays nordiques se distinguaient par le volontarisme de leurs politiques d’aide au développement et d’accueil des réfugiés, les thématiques d’extrême-droite se sont partout imposées progressivement et ont influencé aussi la gauche. C'est plus récent pour la Suède, où la crise des réfugiés en 2015 a été un moment de bascule, quand bien même les socio-démocrates n’ont pas toujours mené des politiques aussi libérales en matière migratoire. L’accueil des réfugiés de l’ex-Yougoslavie, par exemple, a commencé sous l’égide d’un gouvernement de droite qui était aux affaires à l’époque. La hausse de la criminalité, y compris dans des quartiers habituellement préservés, avec la prolifération récente des gangs et la recrudescence d’incidents violents en milieu urbain, a forcé tous les partis à discuter de la question sécuritaire, qui s’est avérée centrale dans la dernière campagne législative suédoise.

L’attitude d’hostilité vis-à-vis de l’Union européenne, autre marqueur traditionnel à l’extrême-droite, a aussi touché les partis plus centristes ou à gauche : la crise de la dette grecque, après 2008, a ainsi alimenté la critique de certaines formes de solidarité européennes, surtout dans le seul pays nordique ayant rejoint la zone Euro, la Finlande, qui est aussi celui où l’économie a été la plus vulnérable.

Concernant l'environnement, les partis défendent les politiques écologistes avec modération, quoique conscients de l’urgence climatique. En Suède, l’argument de la protection du climat permet cependant de défendre le retour du programme nucléaire et les objectifs de réindustrialisation, qui sont au cœur du programme du gouvernement actuel, soutenu par l’extrême-droite. On observe un consensus assez comparable sur les questions énergétiques en Norvège, où, si le Parti du Progrès a été plus enclin à défendre l’usage des royalties du pétrole pour financer des dépenses sociales, de santé ou d’infrastructures, il est sur la  même ligne que la plupart des grands partis établis qui sont favorables à la poursuite de politiques extractives.

 

Alors que les pays nordiques se distinguaient par le volontarisme de leurs politiques d’aide au développement et d’accueil des réfugiés, les thématiques d’extrême-droite se sont partout imposées progressivement et ont influencé aussi la gauche

À quelles conditions se sont réalisés les accords de gouvernement avec les extrêmes-droites ? Quelles sont les impératifs posés par l’extrême-droite, et les limites éventuelles posées par les partis plus centristes ?

Au Danemark, la coalition législative sans participation au début des années 2000 n’a pas été très compliquée à mettre en place car, même s’il a fallu franchir un pas pour que les partis travaillent de manière plus durable avec l’extrême-droite, ce n’était pas la première fois que le Parti du peuple danois soutenait un gouvernement.

En Finlande, cela a mis des années. Une tentative, en 2011, alors que les Vrais Finlandais avaient obtenu 19 % des voix, a achoppé sur la question européenne. Les Vrais Finlandais sont ensuite entrés en 2015 en héritant directement de ministères comme les Affaires étrangères, avant d'être exfiltrés de la coalition en 2017 quand un leader plus radical, Jussi Halla-Aho, a pris leur tête (remplacé en 2021 par  Riikka Purra). En 2024, ils ont de nouveau rejoint la coalition gouvernementale de Petteri Orpo (conservateur libéral) avec des portefeuilles majeurs.

En Suède et en Norvège, où la tradition sociale-démocrate est plus ancienne qu’au Danemark et en Finlande et où une majorité, au moins relative, appuyée sur des appoints parlementaires, revient au centre gauche, les coalitions avec l’extrême-droite ont mis plus de temps à se mettre en place. La fragmentation du paysage politique, au début des années 2000, a vu le retour des coalitions de gauche. En Norvège, un pas est franchi en 2013, quand le gouvernement conservateur décide de faire rentrer pour la première fois le Parti du progrès au gouvernement dans une coalition qui a tenu sept ans. En Suède, l’accord  de Tidö a constitué une étape-clef, à la suite de plusieurs élections qui marquaient l’ancrage parlementaire des Démocrates de Suède et de grandes difficultés à trouver des accords de gouvernement. Cet accord de coalition, très détaillé, lie le parti libéral, la droite conservatrice et les chrétiens-démocrates avec l'extrême-droite. Les libéraux ont toutefois été très réticents et le Parti du Centre, social-libéral, s’en est désolidarisé en se tournant vers la gauche pour former l’opposition au gouvernement Kristersson : parmi les pays nordiques, la Suède est sans doute le pays où le cordon sanitaire a été le plus compliqué à franchir, et il faudra voir si l’électorat sanctionne positivement une prochaine étape qui verrait l’entrée de l’extrême-droite au gouvernement.

Comment interpréter les résultats de l’extrême-droite aux élections européennes ? Alors que les résultats peuvent sembler décevants, faut-il y lire un recul durable, qui pourrait remettre en cause les gouvernements de coalition en place, et la preuve que l’exercice du pouvoir les a affaiblis ?

Il faut se garder de tirer des conclusions hâtives de résultats qui, certes, ont déçu  l’extrême-droite, alors que les élections européennes sont traditionnellement leur point fort. Le succès de la campagne a dépendu de la manière dont les partis ont réussi, ou non, à faire monter les sujets qu’ils défendent. La forte présence des thèmes de la guerre en Ukraine, de l’environnement, du climat, ont certainement favorisé des partis de gauche ou écologiques qui sont en nette progression, avec un recul relatif des partis de droite nationale. Toutefois, ce dernier ne témoigne pas nécessairement d’une sanction directe que leurs électeurs leur auraient fait subir après leur participation à différentes coalitions : il faut également prendre en compte les divisions des droites radicales, comme au Danemark où la concurrence est rude entre plusieurs formations.

Alors que le Rassemblement national ne cesse de progresser en France, et que le pays doit, pour la première fois dans son histoire récente, adopter une culture de coalition et de compromis, quelles leçons ou grandes conclusions peut-on retenir des exemples norvégiens, suédois, danois et finlandais ?

Dans un système parlementaire, la participation législative ou gouvernementale des partis plus radicaux est difficile à contenir : comment refuser des postes à responsabilité à des partis qui réalisent des scores électoraux significatifs, qui ont des responsabilités locales et qui jouent le jeu de la démocratie ?

La question qui se pose en France est la suivante : souhaite-t-on assumer une vraie culture parlementaire ou conserver notre vieux cache-sexe majoritaire ? Dès lors que l’Extrême-droite a réussi à obtenir 143 députés en dépit du scrutin traditionnel, il serait peut-être temps de modifier ce mode de scrutin et d’aller vers une vraie proportionnelle, quitte à raviver les inquiétudes héritées de républiques réputées ingouvernables. Rappelons toutefois que c'est sous la IIIe République que le Front populaire, avec un bilan législatif conséquent, a vu le jour, quand bien même il a fallu deux mois au gouvernement pour se former. Les Français sont surpris du temps que prend la formation d’un gouvernement de coalition : s’ils mettent leur empressement de côté, ils constateront qu’il est tout à fait normal, chez leurs voisins, qu’un gouvernement prenne parfois plusieurs mois à se constituer.

La question qui se pose en France est la suivante : souhaite-t-on assumer une vraie culture parlementaire ou conserver notre vieux cache-sexe majoritaire ?

Pour former une coalition, il faut la patience du compromis et le temps de la négociation, loin des positions péremptoires, des braquages de principe, de la tendance à poser des lignes rouges à tout propos ou des menaces de destitution. C’est toute une culture que la vie politique française doit assimiler ou réinventer. Elle ne part bien sûr pas de zéro : le macronisme a travaillé sur une logique de débauchage, certes, mais aussi de coalition au centre-droit. L’expérience de gauche plurielle au tournant du millénaire n’avait pas non plus été un fiasco de ce point de vue.

Toutefois, il faut dorénavant composer avec cette forte représentation du Rassemblement national. On peut la combattre pied-à-pied sur le terrain idéologique, mais commencer par la marginaliser artificiellement dans la répartition des postes dans la hiérarchie du parlement n’est probablement pas la meilleure façon de procéder.

Les pays nordiques, s’ils ne nous livrent pas de "recette-miracle", nous offrent un bon exemple d’art de gouverner avec des compromis entre les forces en présence, eux qui ont expérimenté des phases de gouvernement majoritaire où un parti dominait le champ politique, et des phases de coalition. La France, qui a connu une trajectoire ultra-présidentielle ces dernières décennies, est aujourd’hui contrainte de revenir à une culture plus parlementaire, qui ne concerne pas nécessairement uniquement l’Assemblée mais aussi le Sénat et les autres composantes de la société civile. À cet égard, ne soyons pas trop pessimistes : nous allons réapprendre, par la force des choses, à fonctionner sur ce mode-là, du moins faut-il le souhaiter.

Le rôle des médias, dans la polarisation et la personnalisation de la vie politique, doit aussi être mis en cause : à trop chercher le sensationnalisme, à mettre l’accent sur les ferments de conflit, pour offrir des polémiques aux audiences, ils contribuent à alimenter la machine conflictuelle et les postures défensives. Même si, dans les pays nordiques, certaines évolutions récentes vont aussi dans le sens de la radicalisation du débat politique, les discussions restent bien plus pacifiques et constructives. Or, rien n’est moins certain que les Français s'épanouissent uniquement ou plus que les autres dans le conflit !

Propos recueillis par Hortense Miginiac

Copyright image : Alan Ducarre
(de gauche à droite) Danemark, Mette Frederiksen, sociale-démocrate, Suède, Jimmie Åkesson, Démocrates de Suède, Norvège, Jonas Gahr Store premier ministre travailliste, Finlande, Riikka Pura, Parti des Finlandais

Recevez chaque semaine l’actualité de l’Institut Montaigne
Je m'abonne