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05/08/2024

[Gouverner avec son opposant] - En Espagne, Frankenstein au Palacio de las Cortes ?

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[Gouverner avec son opposant] - En Espagne, Frankenstein au Palacio de las Cortes ?
 Carole Viñals
Auteur
Chercheuse franco-espagnole spécialiste de l’Espagne contemporaine

Tout l'été, l'Institut Montaigne s'intéresse aux pratiques de compromis, de cohabitation et de coalitions en Europe et dans le monde. Ce quatrième épisode nous conduit en Espagne. Novembre 2019 : pour la première fois depuis la fin du régime franquiste, aucune majorité claire ne se dégageant des urnes, un gouvernement de coalition minoritaire est formé entre le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) de Pedro Sanchez et Podemos, le parti de gauche radicale de Pablo Iglesias. Le pays paraît alors plongé dans une crise politique. Il a connu quatre élections parlementaires en quatre ans et assiste à la montée du parti d’extrême-droite, Vox. De nouveau, le 23 juillet 2023, après l’échec aux élections régionales et municipales de mai qui ont vu la droite triompher, Pedro Sanchez dissout l’assemblée et convoque des législatives anticipées. Il monte cette fois une coalition de gauche radicale qui rassemble le plus grand nombre de partis que l’Espagne ait connu dans une coalition, avec des écologistes, des communistes ou des indépendantistes. En cinq ans, l'Espagne s’est-elle convertie à la culture de la coalition ? Peut-elle inspirer la France ? Quel bilan dresser des coalitions récentes ? Réponses de Carole Viñals.

Le débat politique en France se concentre aujourd’hui sur les notions de coalitions, de cohabitation et de compromis. Quelle est la place de ces notions dans la culture politique et institutionnelle espagnole ? Quels sont leurs grands fondements théoriques, historiques et philosophiques ?

Le premier gouvernement national de coalition a été investi le 7 janvier 2020  sous le gouvernement de Pedro Sanchez, assez récemment dans l’histoire politique espagnole, sans modifier les textes en vigueur ni la Constitution espagnole de 1978, ni la loi de 1997 donnant un cadre légal à la gouvernance.

Le premier gouvernement national de coalition a été investi le 7 janvier 2020  sous le gouvernement de Pedro Sanchez, assez récemment dans l’histoire politique espagnole?

En revanche, la pratique des coalitions n’est pas nouvelle au niveau local, puisqu’elle est très courante parmi les dix-sept communautés autonomes ou régions que compte l'Espagne. Les premiers gouvernements catalans, datant de la Seconde République espagnole (1931 à 1939), étaient déjà des coalitions de plusieurs partis.

C’est aussi la norme au Pays basque, où le Parti national basque a un poids conséquent mais n’est jamais parvenu à gouverner seul dans le contexte d’un paysage partisan fragmenté, d’une situation politique complexe (certains partis de gauche inindépendantistes étant classés comme terroristes, donc illégaux) et d’un scrutin proportionnel selon la méthode D'Hondt qui favorise la multiplicité des acteurs. On retrouve également cette configuration aux Îles Baléares. Pourtant, cela fait quarante ans que les communautés autonomes disposent de gouvernements plutôt stables, qui mettent en place des politiques plus consensuelles et sont plus largement représentatifs de la diversité des préférences et des affiliations politiques de leurs électeurs que dans le cas d’un gouvernement majoritaire. Les acteurs sont forcés au dialogue, avec un bénéfice d’autant plus appréciable que certaines communautés connaissent de vifs clivages.

Ainsi, cette pratique très récente au niveau national est plus habituelle au niveau régional. Quant aux coalitions parlementaires, il y en a toujours eu, d'autant plus qu’il n’existe pas de seuil minimum pour siéger au Parlement : certains groupes, constitués d’un seul représentant, peuvent s'allier avec d’autres monades politiques.

Comment se distribue le pouvoir entre l’État, les communautés autonomes et les provinces ? Dans quelle mesure y observe-t-on des dynamiques de coalitions et quelles en sont les implications pour l’État central ?

L’Espagne n’est pas un État centralisé et n’a pas eu, comme en France, son “édit de Villers-Cotterêt” instituant le français en langue administrative en 1539. Une large marge de manœuvre est dévolue aux dix-sept communautés autonomes, ainsi nommées parce qu'elles sont de véritables entités politiques, et sans qu’il s’agisse ici d’évoquer les revendications indépendantistes qui existent par ailleurs. La Catalogne, le Pays basque ou la Galice ont une tradition régionale très ancrée, avec une langue et une culture régionales fortes. La France n’a pas l’habitude de négocier avec une telle diversité.

Dès l’article 2 de sa Constitution sont posés l’unité de la nation et le droit à l'autonomie des nationalités et des régions. Toutefois, si les autonomies sont égales quant à leur subordination à l’ordre constitutionnel, leurs prérogatives varient selon les régions, comme le dispose l’arrêt 76/1983 du 5 août 183 (caso LOAPA) du Tribunal constitutionnel : en effet les autonomies n’ont pas de Constitution et doivent négocier leur statut avec le gouvernement central. Les Basques peuvent ainsi récolter leurs impôts mais pas les Catalans.

L’Espagne n’est pas un État centralisé et n’a pas eu, comme en France, son “édit de Villers-Cotterêt” instituant le français en langue administrative en 1539.

Il revient au tribunal constitutionnel d’arbitrer pour savoir qui fait quoi, dans un système qui rend possible des gouvernances plurielles, avec une indépendance relative beaucoup plus élevée qu’en France. Un arrêt 25/1981 du 14 juillet 1981 confirme que les autonomies ont une compétence politique et pas seulement administrative ou de gestionnaire. Les parlements régionaux votent les lois régionales et les partis régionaux, s’ils sont rattachés aux partis nationaux, composent des entités politiques distinctes : un électeur ne vote pas, par exemple, pour le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) mais bien pour le Parti des socialistes de Galice. La territorialité politique est très forte en Espagne.

Quel est le rôle et le poids des partis plus extrémistes tels que Vox dans la dynamique politique et partisane actuelle ?

En France, la droite et l’extrême-droite proviennent de deux matrices idéologiques et historiques distinctes. La droite sociale héritée du Général de Gaulle n’a pas de racine commune avec le poujadisme originel du Front National. En Espagne, au contraire, toute la droite est issue du franquisme et a émergé, de ce parti de droite, une ultra droite, Vox, dont la récente montée en puissance électorale doit être attribuée à la crise d'indépendance catalane. Les cadres de Vox appartenaient d’ailleurs à la droite classique et les liens de filiation entre la droite classique et la droite radicale sont directs. Elles partagent une même figure tutélaire en la personne du général Franco, que personne, à droite, ne critiquerait à haute voix, sans pour autant juger uniment positif son héritage. Vox constitue toutefois une rupture dans ce relatif consensus idéologique : son discours extrémiste, qui s’attaque même à la Constitution et au statut des autonomies, est si radical qu’il met mal à l’aise la droite plus traditionnelle.

Il n'existe toutefois pas de cordon sanitaire et la droite adopte parfois des positions que la France classerait comme extrêmes. Le ministre de la justice Alberto Ruiz-Gallardón a ainsi tenté en 2013 d’interdire l’avortement (de le restreindre aux seuls cas de viol attesté par un dépôt de plainte ou de risque durableou permanent pour la santé physique ou psychique de la mère) sous le gouvernement de Mariano Rajoy. La Fondation Francisco Franco (Fundación Nacional Francisco Franco) créée en 1976 pour, selon ses statuts, "exalter la figure de Franco", a dû modifier ces derniers en 2018 afin de continuer à recevoir des fonds.

L’irruption de Vox pourrait changer la donne, comme l’illustre, au plan régional, la récente rupture du contrat de coalition causée par la situation aux Canaries : le parti d’extrême-droite a retiré son soutien aux gouvernements de coalition constitués avec le Parti populaire, qui avait accepté le principe d’une répartition de près de 350 mineurs étrangers non accompagnés arrivés aux Canaries. Le 13 juillet, tous les ministres régionaux de Vox ont démissionné des gouvernements de coalition partagés avec le PP dans les autonomies de Valence, d’Estrémadure, d’Aragon, de Murcie ainsi que de Castille-et-Léon. La droite s’est, elle, rangée aux côtés du PSOE pour soutenir les Canaries en proie à une situation impossible, au nom de la solidarité nationale. C’est la première fois que l’on assiste à une divergence aussi frontale entre l’extrême-droite et la droite espagnoles.

La droite va sans doute faire appel à d’autres partis, tandis que Vox s’est isolé : on voit combien les discours extrêmes peuvent bloquer le travail des coalitions.

La droite va sans doute faire appel à d’autres partis, tandis que Vox s’est isolé : on voit combien les discours extrêmes peuvent bloquer le travail des coalitions. Il reste à observer la mesure dans laquelle cela profitera, ou non, à Vox.

Quelle est la fonction attribuée au roi et au président du gouvernement ? Quels textes régissent le rôle du président ?

Le roi consulte tous les partis politiques et, après ces consultations, désigne le chef de parti qui doit former la nouvelle majorité. Il a toujours désigné le chef du parti majoritaire (au moins relative) : lors des élections générales de 2023, le Parti populaire avait obtenu 33 % des voix, devant le PSOE (31,7 %), le roi a donc désigné d’abord Alberto Núñez Feijóo puisque tel était l’usage mais, ce dernier n’étant pas parvenu à constituer un gouvernement, Philippe VI a ensuite désigné Pedro Sánchez. Le président du Gouvernement doit ensuite obtenir l'investiture du Congrès à la majorité absolue puis, s’il n’y parvient pas au bout de 48h, à la majorité relative.

La Constitution espagnole institue donc un principe présidentiel, car le roi nomme le président, qui propose les membres du gouvernement au roi, qui les nomme en retour. Le président du Gouvernement dirige la politique du pays et peut décider la dissolution du Congrès des députés.

Comment comprendre le blocage de 2019, qui s’est soldé par un gouvernement de coalition ?

En 2019, à cause de la rupture du dialogue avec les partis indépendantistes catalans, le Congrès des députés renvoie le projet de loi de finances pour 2019 au gouvernement. Face à cet échec, Pedro Sánchez dissout l’assemblée et convoque de nouvelles élections en avril. Le PSOE en sort vainqueur avec 123 députés, et non les 176 escomptés pour former un gouvernement. Pour clarifier la situation, une nouvelle dissolution est organisée en novembre. Le PSOE obtient la majorité, mais de nouveau elle n’est que relative. Alors, quoiqu’il ait toujours affirmé haut et fort que jamais il ne ferait entrer au gouvernement un membre de Podemos, le parti d’extrême-gauche alors présidé par Pablo Iglesias, Pedro Sanchez se voit contraint à revenir sur ses positions. Or, ce gouvernement, que le grand périodique espagnol El Mundo, qui l’avait vu porter aux fonts baptismaux avec suspicion, qualifiait de "gouvernement Frankenstein" dans un éditorial qui avait fait florès en 2020, a tenu quatre ans et a mené un train de réformes efficaces. 176 lois ont été votées, dont la moitié étaient des propositions de loi (émanant de l’Assemblée) et non des projets (émanant du gouvernement). Loi de revenu minimum, loi sur le consentement, revalorisation du smic, taxation des banques et des super profits, loi travail qui, en incitant aux contrats à durée indéterminée, a changé le visage du travail en Espagne, furent autant de réformes structurelles qui montrent combien le travail en coalition peut porter ses fruits (quoiqu’il faille mentionner que la loi travail, qu’une partie de la gauche qui la considérait trop peu ambitieuse ne voulait pas voter, est passée à une voix près, grâce à un député de droite qui s’était trompé de bouton lors du vote électronique).

Avec ses 23 ministres, le gouvernement était très nombreux, pour inclure toutes les forces en présence, et s’est appuyé sur des coalitions parlementaires à géométrie variable selon les lois, faisant montre d’un grand sens de la flexibilité.

La droite, qui avait disposé d’un gouvernement majoritaire sous Mariano Rajoy, au pouvoir de 2011 à 2018, n’avait pas réussi à faire passer certaines lois de finance alors que la gauche, avec sa "coalition frankenstein", y est parvenue, usant d’un sens du compromis beaucoup plus fort qui lui a permis de passer outre les divisions.

Après les élections de 2023, le Parti populaire n’a pu trouver de majorité même en s'alliant avec Vox, et c'est à Pedro Sanchez qu’il est revenu de former de nouveau un gouvernement. Sur quelle ligne programmatique ? Comment analyser les difficultés de la droite, pourtant en force, et quel est son rôle dans l’opposition ?

En 2023, les formations de gauche se sont regroupées autour de Sumar, sorte de "Front populaire" qui ne comprend pas le PSOE et qui est présidé par Yolanda Díaz, à l’origine membre du Parti communiste d’Espagne.

Il reste donc, au niveau national, quatre formations : les deux grands blocs, le Parti populaire d’ Alberto Núñez Feijóo et Vox, présidé par Santiago Abascal, à la droite, le PSOE de Pedro Sánchez et Sumar à gauche. À côté de ces quatre grosses formations, il faut aussi citer sept  partis régionaux rattachés à la Galice, la Navarre, le Pays basque et la Catalogne.

La gauche, avec sa “coalition frankenstein”, y est parvenue, usant d’un sens du compromis beaucoup plus fort qui lui a permis de passer outre les divisions.

Pour former son gouvernement de coalition, Pedro Sánchez, à qui il manquait quatorze voix, a été contraint de négocier avec deux partis indépendantistes catalans qui avaient remporté chacun sept sièges : les indépendantistes de droite (Ensemble pour la Catalogne, Junts per Catalunya) et les indépendantistes de gauche (Gauche républicaine de Catalogne, Esquerra Republicana de Catalunya, ERC), tous deux étant par ailleurs à couteaux tirés. Cet accord l’a contraint à négocier des lois d'amnistie au bénéfice de ceux qui avaient participé, à des titres divers, à l’organisation du référendum d'autodétermination sur l’indépendance de la Catalogne, déclaré illégal en 2017, déclenchant alors une forte polémique. On accuse les indépendantistes à la fois de terrorisme et de détournement de fonds publics pour l’organisation des référendum d’indépendance. La dépendance du PSOE aux 14 sièges des indépendantistes paraît donc beaucoup plus difficilement acceptables que la participation de Podemos. La loi d’amnistie pour les indépendantistes catalans, votée en mai par le parlement, va donner lieu à un bras de fer entre le tribunal suprême et le tribunal constitutionnel.

Les coalitions fragilisent-elles les institutions ou redynamisent-elles la vie démocratique espagnole selon vous ? La France peut-elle s’inspirer de la vie politique espagnole ?

Le gouvernement en coalition a redynamisé la vie politique espagnole en permettant à davantage d’acteurs de prendre la parole. La crise de 2008, aux effets sociaux et économiques terribles, n’a pas fait sombrer l’Espagne dans l’extrême-droite, qui n’a surgi que suite à la déclaration unilatérale d’indépendance après laquelle le gouvernement a activé l’article 155 de la Constitution réservé aux graves crises institutionnelles. De nombreux Espagnols se souviennent de ce qu’est une dictature et les dissolutions ne sont pas considérées comme des choses rares mais comme les témoignages du dynamisme de la vie démocratique,

Or, les cohabitations et alternances favorisent le dialogue mais aussi permettent de lancer des enquêtes parlementaires et facilitent la transparence de la vie publique. Le PSOE et Podemos, qui sont dans une certaine mesure des adversaires, débattent de tout et ce pluralisme insuffle une grande vitalité démocratique à la pratique politique. Faire entendre des divergences n’est pas une mauvaise chose si un protocole de résolution existe et permet d’avancer malgré tout.

La France pourrait regarder sa propre situation avec plus de confiance : la fragmentation actuelle du paysage politique ne va pas s’évanouir du jour au lendemain et il faudra réinventer un nouveau mode de fonctionnement mais cela pourrait paradoxalement lui être profitable. De plus, coalition et présidentialisation ne sont pas incompatibles : un gouvernement de coalition accorde une place primordiale au chef du gouvernement qui l’incarne. L’hétéroclisme impose un dirigeant et, en Espagne, Pedro Sanchez, tout docteur Frankenstein qu’il est, a gagné en importance.

Propos recueillis par Hortense Miginiac

Copyright image : Alan-Ducarre
Pedro Sanchez, Président du gouvernement, PS, et Yolanda Díaz, ministre du Travail et de l'Économie sociale, Sumar

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