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29/07/2024

[Gouverner avec son opposant] - Afrique du Sud : rassembler pour mieux gouverner ?

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[Gouverner avec son opposant] - Afrique du Sud : rassembler pour mieux gouverner ?
 Francis Kpatindé
Auteur
Maître de conférences à Sciences Po Paris

Tout l'été, l'Institut Montaigne s'intéresse aux pratiques de compromis, de cohabitation et de coalitions en Europe et dans le monde. Ce troisième épisode nous emmène en Afrique du Sud. Depuis l’avènement de la démocratie post-apartheid, il y a trente ans, le Congrès national africain, ANC, parti historique de Nelson Mandela, détenait la majorité absolue et élisait un président issu de ses rangs. Mais l’ancien mouvement de libération, affaibli par la corruption et les mauvais résultats économiques, a vu son soutien baisser lors des élections de mai 2024 et se voit contraint à cohabiter. Le Président Cyril Ramaphosa a invité les autres partis à former un gouvernement. 10 des 18 formations au Parlement ont rejoint la coalition. L’Afrique du Sud fera-t-elle mentir le "diviser pour mieux régner" ? Entretien avec Francis Kpatindé.

Le débat politique en France se concentre aujourd’hui sur les notions de coalitions, de cohabitation et de compromis. Quelle est la place de ces notions dans la culture politique et institutionnelle d’Afrique du Sud ? Quels en sont les grands fondements théoriques et historiques ?

La notion de compromis est présente en Afrique du Sud depuis la fin de l’apartheid. Le premier gouvernement de coalition remonte à 1994. Il faut avoir en tête que la seule alternative à ce partage du pouvoir était, à l’époque, la guerre civile et la dislocation de l’État. Après la libération de Nelson Mandela, en 1990, les tensions étaient à vif entre, d’une part, l’ANC et, d’autre part, les Afrikaners d’extrême-droite et l’Inkatha Freedom Party, la formation politique du chef zoulou Mangosuthu Buthelezi. L’Afrique du Sud n’avait d’autre choix que celui d’une alliance entre l’ancien parti de l’apartheid, le National Party (NP) de Frederik Willem de Klerk, et l’African National Congress (ANC) de Nelson Mandela. La survie était à ce prix. Le compromis a été élaboré sous l’égide de la communauté internationale, notamment des Nations unies. Cette notion de cohabitation s’est, depuis, enracinée dans le paysage politique sud-africain.

La seule alternative à ce partage du pouvoir était, à l’époque, la guerre civile et la dislocation de l’État.

Le premier gouvernement post-apartheid fut donc un gouvernement de large union nationale regroupant la quasi-totalité des forces politiques ayant des élus au Parlement du Cap. Mandela (ANC) en était le président, Thabo Mbeki (ANC), le premier vice-président, et Frederik de Klerk (NP), le second vice-président.

En réalité, le pire ennemi du président Mandela n'était pas à l’époque, comme on aurait pu le croire, "l’affreux chantre de l’apartheid de Klerk", mais le chef zoulou de l’Inkatha Freedom Party (IFP) Mangosuthu Buthelezi, aux positions extrémistes et violentes. Le génie de Mandela fut de confier à ce dernier le ministère de l’Intérieur afin qu’il apaise ses propres troupes et assure la sécurité de l’ensemble des Sud-Africains. On voit à l'œuvre l’effet pacificateur d’un partage du pouvoir, même dans un pays naguère aussi frontalement divisé que l’Afrique du Sud.

Quelle répartition des pouvoirs prévoit la Constitution sud-africaine de 1996 et à quel régime a-t-elle mis un terme ?

La Constitution de 1996 est entrée en vigueur en février 1997. Elle remplace la Loi fondamentale provisoire de 1993 mise en place dans la précipitation pour organiser les élections générales de 1994 et donner une dimension formelle à la formidable dynamique de réconciliation en cours. Dans la nouvelle Constitution inspirée du parlementarisme britannique et des traditions propres à l’Afrique du Sud, les chefferies conservent un poids réel. Elles peuvent appeler au calme en cas de tension, rappeler chacun à ses droits et devoirs. L’influence de personnalités comme le roi zoulou Goodwill Zwelithini kaBhekuzulu (mort en 2021) était indéniable.

Lors des premières élections générales non-raciales de 1994, les Nations unies avaient déployé sur place une importante mission politique et apporté leur support logistique et technique à l’organisation du scrutin. Les observateurs onusiens ont assuré l’éducation électorale de la population noire qui votait pour la première fois. Lors des trois journées de vote d’avril 1994, le personnel onusien a même été autorisé à accompagner certains électeurs dans les isoloirs pour les aider à mettre une croix dans la case de leur choix. La Commission électorale était majoritairement composée d’étrangers. Et on a pu voter avec n’importe quelle pièce d’identité, notammnent avec les "passeports intérieurs" sans valeur officielle des bantoustans, ces entités prétendument autonomes destinées à parquer les populations noires durant la période d'apartheid en fonction de leur communauté d’origine. À partir des élections générales de 1999, on a assisté à une réappropriation par les Sud-Africains de leur histoire politique, sans l’intervention de l’ONU tout comme des étrangers accourus à leur chevet au début des années 1990.

Les institutions prévoient que les citoyens élisent librement les 400 députés du Parlement du Cap, à charge pour ces derniers de désigner le président de la République, poste qui revient automatiquement au chef du parti majoritaire à la Chambre des députés. Le Parlement peut démettre le président, comme ce fut le cas, en avril 2018, pour le président Jacob Zuma. Comme aux États-Unis, il revient alors au vice-président de prendre la direction des affaires, de terminer le quinquennat en cours jusqu’à la désignation d’un nouveau chef de l’État. Après la démission de Thabo Mbeki, c’est le vice-président Kgalema Motlanthe qui a assumé la fonction du 25 septembre 2008 au 9 mai 2009.

Lors des premières élections générales non-raciales de 1994, les Nations unies avaient déployé sur place une importante mission politique et apporté leur support logistique et technique à l’organisation du scrutin.

Le vice-président est un acteur clé du gouvernement, soutenant le président et contribuant de manière significative à la gouvernance et à l’administration du pays. Il assure souvent un rôle central dans la coordination du Cabinet (gouvernement), tout comme dans la cohésion entre les différents ministères et la mise en œuvre effective des politiques gouvernementales. C’est aussi lui qui suit le processus législatif et collabore le plus avec le Parlement du Cap et les Conseils provinciaux. C’est un poste où l’on peut néanmoins se sentir à l’étroit. Frederik de Klerk le jugeait trop peu à même de représenter les intérêts de la minorité blanche. C’est sans doute pour cela qu’il a démissionné et mis fin à la participation du Parti National aux fonctions gouvernementales en 1996. Notons toutefois que la cause de la minorité blanche sud-africaine n’est pas défendue par le seul Parti National. On retrouve au sein de l’ANC des Noirs, certes, mais aussi beaucoup de métis, d’Indiens et de Blancs. Après la démission de F.W. de Klerk, son parti a d’ailleurs progressivement périclité. De 82 députés en 1994, il est passé à 7 députés dix ans plus tard (2004) avant de disparaître pour de bon des bancs de l’Assemblée nationale en 2009, la preuve que le partage du pouvoir est parfois une condition sine qua non pour perdurer en politique.

Le Parlement est bicaméral avec une Assemblée de 400 députés et un Conseil national des provinces (90 sièges). Au niveau local, il existe aussi des exécutifs de coalition et les alliances nationales ont des répercussions sur celles qui se nouent en province. Alliés au niveau national, l’ANC et l’Alliance démocratique travaillent également en bonne intelligence dans la province du Gauteng où se trouve la ville de Johannesburg. L’esprit d’alliances et de coalitions irrigue donc la vie parlementaire et politique sud-africaine.

Sur quelles lignes programmatiques s'est construit le contrat de coalition ? Quel poids a été celui du président réélu ?

La coalition de 1994 entre l’ANC et le Parti national était renforcée par l’appoint d’une multitude de petits partis. Trente ans après, il ne reste que cinq grands partis qui dominent le paysage politique : l’ANC, l’Alliance démocratique, le uMkhonto weSizwe (MK, nom emprunté à la branche armée de lutte contre l’apartheid de l’ANC) fondé par Jacob Zuma deux mois avant l’élection et qui a réalisé un score impressionnant (14,34 %), l’Inkatha Freedom Party et l’Economic Freedom Fighters (EFF, les Combattants pour la liberté économique), un parti de la gauche radicale fondé par Julius Malema.

Avec une confortable majorité relative, l’ANC aurait pu gouverner en s’alliant avec une multitude de petites formations politiques. Si le parti de Cyril Ramaphosa a perdu 71 sièges et paraît affaibli comparativement à ses années fastes (en 2004, le parti disposait ainsi de 279 députés, avec 69 % des voix), il reste le premier parti d’Afrique du Sud avec 159 députés, loin devant l’Alliance démocratique (87 sièges). Maître du jeu, il a pourtant choisi d’inviter tous les autres partis à la table des négociations. Deux ont refusé : le MK de Jacob Zuma, qui posait comme condition que Cyril Ramaphosa ne soit pas reconduit à la tête de l’État, et le parti des Combattants pour la libération économique, de Julius Malema. Notons que Jacob Zuma et Julius Malema sont des transfuges de l’ANC : le premier fut président de la République (2009-2018) et Malema a été le président de la Ligue de la jeunesse de l’ANC. L’ANC gouverne donc aujourd’hui avec dix formations sur les dix-huit présents à l’Assemblée nationale. Ce choix est stratégique : ouvrir largement est plus avantageux que se retrouver dans un face-à-face frontal avec ses adversaires. La coalition apporte de l’oxygène et du répit à Cyril Ramaphosa qui, en cas de défection de l'Alliance démocratique, pourra toujours se tourner vers d’autres partis.

Ouvrir largement est plus avantageux que se retrouver dans un face-à-face frontal avec ses adversaires. La coalition apporte de l’oxygène et du répit à Cyril Ramaphosa.

Le cheminement pour former un gouvernement d’Union Nationale procède de modalités écrites, le régime parlementaire facilitant les choses. Alors qu’il n’existe pas, en France, de dispositions expliquant comment négocier, et que l’on doit s’en remettre à l’improvisation quand l’actualité change la donne politique, l'Afrique du Sud dispose d’un arsenal de dispositifs constitutionnels, légaux et réglementaires pouvant faciliter la formation d’un gouvernement d’union ou d’ouverture.

L’annonce de cette coalition a été accueillie avec soulagement par les marchés financiers. En quoi cette nouvelle configuration pourrait aider Cyril Ramaphosa à mettre en œuvre les réformes attendues par le secteur privé et les milieux économiques ?

La présence d’un parti libéral dans la coalition rassure sans doute les marchés, sans oublier le fait que Cyril Ramaphosa est lui-même un homme d’affaires, naguère à la tête d’un important fonds d’investissement.

Le nouveau gouvernement fait face à des enjeux de taille : la crise énergétique (les délestages sont fréquents en Afrique du Sud), le chômage, qui frappe deux fois les jeunes Noirs, la répartition inégale des richesses, l’insécurité, le manque de logements décents (les taudis et bidonvilles sont encore nombreux). Il est frappant d’observer les sorties du travail dans une ville comme Le Cap. Les nantis sont dans des voitures rutilantes tandis que beaucoup de Noirs pauvres courent pour attraper les derniers bus avant la tombée de la nuit. Les inégalités sont partout visibles et, bien souvent, choquantes. La question de la répartition des terres doit également trouver une solution. La réforme agraire se fait attendre pendant que beaucoup de paysans noirs s’échinent sur les terres les plus ingrates.

Peut-on dire que la coalition apporte une clarification politique dans le paysage sud-africain ?

Ouvrir l’accès du gouvernement au plus grand nombre de partis est en soi une bonne chose. À terme, le gouvernement de coalition bénéficiera à l’ANC. Les premiers tiraillements au sein de la coalition pourraient surgir à propos du dossier de la situation dramatique qui prévaut depuis plusieurs mois à Gaza et pour laquelle Pretoria a saisi la Cour Internationale de Justice (CIJ) de la Haye en décembre 2023 puis, de nouveau, en mai 2024. De nombreux Sud-Africains projettent sur la situation à Gaza les mauvais souvenirs de l’apartheid. À cause de leur propre histoire et trajectoire, ils s’estiment légitimes pour défendre les Palestiniens.

En quoi la situation sud-africaine actuelle peut-elle éclairer les débats en cours au niveau français ?

En France, les débats politiques et médiatiques ont essentiellement porté sur la question de remettre ou non les clés de l’hôtel Matignon au Rassemblement National ou d’intégrer des membres de ce parti d’extrême-droite dans un gouvernement d’union nationale. Il semble pour tout le monde - à l'exception des élus Les Républicains ayant rallié Eric Ciotti et de certains libéraux - que l’heure n’a pas encore sonné.

Néanmoins, au vu du résultat des urnes, la France devra se préparer à prendre en considération le poids électoral croissant de certains partis jusque-là jugés infréquentables. À ce titre, l’Afrique du Sud pourrait être source d’inspiration. C’est un pays où ont gouverné ensemble pendant quelques années un homme ayant défendu aveuglément le régime d’apartheid et un autre homme qui a lutté farouchement contre ce système ségrégationniste et raciste au point de passer vingt-sept années de sa vie en prison.

Néanmoins, au vu du résultat des urnes, la France devra se préparer à prendre en considération le poids électoral croissant de certains partis jusque-là jugés infréquentables.

La coalition des pires ennemis de 1994 est devenue, aujourd’hui, une coalition d’adversaires politiques prêts à travailler ensemble. C’est bien le signe que les choses évoluent.

Propos recueillis par Hortense Miginiac

Copyright image : Alan-Ducarre

John Steenhuisen, chef de l'Alliance démocratique, et Cyril Ramaphosa, président de la République et chef de l’ANC

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